1.1 Des affiliations idéologiques diverses

Presque tous ces « pionniers » sont porteurs d’une critique à l’égard de la société d’après-guerre dans laquelle ils ont grandi, d’une « morale d’émancipation dont 1968 reste la référence symbolique » (Chauvel, 2006, p. 33) qui s’érige « non seulement face au traditionnalisme bourgeois, mais aussi face aux embrigadements révolutionnaires ou radicaux qui ont souvent relégué au troisième plan les désirs individuels d’émancipation, d’expressivité et de reconnaissance de sa subjectivité » (ibid, p. 33). Mais si ils participent individuellement « à l’élaboration politique de l’avenir », ils le font en ordre dispersé ; la forte représentation des militants dans l’échantillon permet d’entrevoir la variété des fronts de la critique : les normes familiales et sociales, le pouvoir technocratique, le modèle économique consumériste, l’organisation du travail hiérarchisée et parcellisée, le salariat : il est intéressant de constater l’extrême diversité des revendications, des idéaux politiques et des éthiques parmi ce petit groupe de représentants de la « classe d’alternative » (Dagnaud, 1981). Cet échantillon montre comment un même contexte historique peut façonner des convictions et des éthiques profondément différentes ; ce que partagent ceux qui ont vécu Mai 68 pendant leur jeunesse, c’est finalement moins un contenu idéologique que certaines dispositions à la critique, une réflexivité, une tendance à forger une opinion et une position par rapport au monde social.

A la Croix-Rousse, par exemple, Jacques, diplômé des Beaux-Arts, a vécu Mai 68 comme un « terrain de jeu » plutôt que comme un mouvement politique :

Donc votre mode de vie était quand même un peu influencé par ces premières expériences… ?
Très, très. Très. Par mai 68, par l’aventure de mai 68. Parce que pour moi c’était pas du tout une histoire idéologique, ni maoïste, ni rien du tout ; c’était un terrain de jeu… magnifique ! [éclate de rire] un terrain d’aventure ! (Jacques, enseignant aux Beaux Arts, arrivé dans les Pentes en 1972)’

Il en a surtout retenu l’opposition à l’autorité et à la censure ainsi que la libération sexuelle : porteur de la morale hédoniste, il est plutôt individualiste, encourage l’initiative personnelle et ne prend part à aucune formation politique ou associative. Yves, ingénieur élevé dans le protestantisme, valorise en revanche le collectif et participe à divers mouvements ; il croit en l’autogestion et la met en œuvre d’abord de façon informelle avec ses voisins dans son premier immeuble, puis de façon plus formelle lors de son installation dans un « habitat groupé autogéré » en haut des Pentes. Militant au Mouvement des femmes, il fonde également une association politique autour de la prise en main par les citoyens de leur santé. Il s’intéresse à la politique des partis et considère que faire de la politique est un métier. Dominique, qui a quitté à quatorze ans une famille d’hommes qui considérait que son devoir était « de servir de bonne à la maison », a accédé à l’enseignement supérieur en étudiant le soir grâce à la solidarité d’un réseau d’amis ; elle s’investit surtout dans le Mouvement des femmes puis dans le mouvement de reconnaissance des homosexualités. L’association fondée par Yves, dont elle est proche par ses positions sur l’avortement et la contraception, ne l’inspire pas : elle relève d’un courant de l’extrême gauche qu’elle juge trop intellectuel et « un peu paranoïaque ». A Montreuil, Marc et Agnès, eux aussi inscrits au MHGA185, partagent les idéaux autogestionnaires d’Yves et prennent part eux aussi à un « habitat groupé autogéré ». Ils sont en même temps sensibles aux idées à la fois de développement personnel et d’égalité sociale qui semblent marquer la gauche catholique. Josette et François, ces « gentrifieurs de l’intérieur » qui n’arriveront dans le Bas Montreuil qu’en 2000, militent à cette époque au PSU et avec des amis prennent le pouvoir municipal dans le village picard où ils ont été nommés comme enseignants, exactement à la manière des enquêtés périurbains de C. Bidou (1984, p. 123-133)186. Après 1981, ils continuent à militer au sein des partis politiques traditionnels187 et s’investissent en même temps dans des syndicats et des associations (SNES, Ligue des droits de l’homme, SOS Racisme) visant par les seconds à dynamiser les premiers.

Parmi les plus jeunes de cette génération, les références politiques sont encore différentes188. Valérie, qui arrive dans les Pentes à vingt ans, au milieu des années 1980, milite dans le réseau anarchiste. Son rapport à la politique est ainsi assez différent – par exemple, elle tient à être inscrite sur les listes électorales mais ne vote jamais, car « ne pas voter c’est un acte politique » ; c’est dans la vie quotidienne que l’on peut être militant :

‘Pour moi, la politique c’est la quotidienneté. L’acte le moins important, c’est d’aller voter, à la limite. Moi les gens qui vont voter et puis au quotidien ils font n’importe quoi – enfin qui ont des comportements qui ne correspondent pas à leurs idées, ça n’a aucun intérêt. Pour moi, la politique, au sens premier du terme, c’est la vie de la cité, la vie au quotidien, et ça commence par le quotidien. (Valérie, bénévole dans un label libertaire puis peintre décoratrice, arrivée dans les Pentes en 1986)’

Elle participe à l’animation d’un label et d’une salle de concert libertaires et habite dans plusieurs formes d’habitat collectif dans les Pentes. Francine, « pionnière » du Bas Montreuil, a également pris part à ce mouvement libertaire lyonnais et habité dans un appartement communautaire avant de partir pour Paris puis Montreuil. Enfin Véronique et son mari, lorsqu’ils s’installent très jeunes en colocation avec un autre couple dans les Pentes, travaillent juste ce qu’il faut pour vivre et animent des associations de jeunes en filiation avec la gauche catholique. D’origines plus populaires189, ils parlent d’un « style de vie » plutôt que de « conscience politique » mais apprécient les initiatives des réseaux libertaires qu’ils côtoient, comme ce restaurant autogéré :

‘Elle : Ca permettait de sortir, dans des restos pas chers, et de rencontrer des gens sympas.
Lui : C’était des lieux de rencontre.
Est-ce qu’il y avait une teinte politique derrière ça ? Vous dites que c’était « un repaire d’anars » ; est-ce que vous vous y alliez aussi par conviction politique, anarchiste, ou…
Elle : Sans s’en rendre compte ! On s’en rendait pas compte. C’est que ça nous plaisait. Mais c’était pas…
Lui : C’était pas affiché. Mais bon c’était un style de vie, à l’époque on avait un style de vie comme ça. J’avais les cheveux jusqu’aux épaule, je roulais en bécane, bon voilà, quoi c’était notre style !
Elle : On n’était pas conscients des problèmes politiques.
D’accord. Il n’y avait pas de théorie politique derrière ça.
Lui : Non, on l’a jamais vu comme ça, nous. […] C’était des gens qu’on appréciait, qu’on avait envie de voir. C’étaient des lieux de rencontre qui étaient… enfin, il y en avait pas des wagons, à l’époque, des lieux de rencontre comme ça, hein ! Où tu pouvais parler… Des fois à table il y avait un gars qui se levait : « j’ai quelque chose à dire » et puis il parlait à tout le monde ! (Michel, agent de maîtrise, et Véronique, agent technique d’entretien, arrivés dans les Pentes en 1979 et 1982)’

Tous présentent ces années (1968 pour ceux qui l’ont vécue suffisamment âgés, les années 1970 pour les autres, jusqu’au succès du PS aux municipales de 1977, puis le début des années 1980 pour les plus jeunes, sensibles à la mouvance anarchiste) comme des années fondatrices, qui expliquent bien des traits de la trajectoire qu’ils ont eue par la suite. La participation à ces événements a même des effets directs sur la trajectoire de certains (par exemple Jacques doit quitter la France pendant quelques années pour échapper à sa condamnation suite à des « conneries » faites pendant les événements de mai 68 ; François fait l’expérience à moins de trente ans d’un mandat d’adjoint dans une équipe municipale composée d’amis et de pairs, mandat qu’il occupera à nouveau à Montreuil quelques années plus tard). Hors de ces implications pratiques, ces années vécues sur le mode de l’engagement militant irriguent ensuite la plupart des domaines de la pratique.

Tous les pionniers ne sont pas aussi marqués par les mouvements politiques des années 1970 ; dans nos échantillons, ce sont les artistes qui sont les moins engagés dans ces réseaux et collectifs. Edith porte un discours politique un peu différent des autres, puisqu’il concerne uniquement la place des artistes et de l’art dans la société ; elle est aussi engagée dans des expériences collectives (notamment le lieu qu’elle crée dans le Bas Montreuil), mais ceux-ci sont également destinés à soutenir les artistes et n’ont pas vocation à transformer globalement les rapports sociaux. Pierre, formé au dessin publicitaire suite à son échec aux Beaux-Arts, n’a pas non plus de discours politique – du moins au moment où il s’installe dans le Bas Montreuil ; il a toutefois le désir, comme Edith, d’un lieu collectif qui permettrait à des plasticiens de travailler et d’exposer leurs œuvres. Claudine, artiste peintre et enseignante, n’est pas non plus politisée. Elle est, en revanche, en rupture avec le modèle d’ascension sociale prôné dans son milieu d’origine petit bourgeois et bien décidée à remettre en cause les codes de la morale et de la bienséance (son appartement, où pullulaient à une époque insectes morts et rats vivants, est aujourd'hui décoré d’œuvres d’art provocatrices ; sa tenue la fait également remarquer dans la rue, aujourd'hui encore, à plus de 60 ans).

En outre leurs convictions politiques ou leur éthique s’expriment souvent simultanément dans plusieurs espaces de pratique : dans des associations ou des réseaux militants (souvent plusieurs, portant sur des objets ou des publics différents mais relevant des mêmes convictions), dans l’espace résidentiel, dans l’espace professionnel… ces engagements traversent la vie privée, la vie sociale, la vie professionnelle. Ainsi Dominique – qui en est sans doute l’exemple le plus « achevé » – milite pour les droits des femmes à disposer de leur corps (MLAC puis Maison des Femmes) ; elle fait en même temps partie d’associations et de réseaux d’entraide entre femmes ; elle côtoie dans son quartier et dans ses amitiés des milieux homo-, bi- ou trans-sexuels ; elle éduque ses enfants puis sa petite-fille avec une vigilance extrême à l’égard de tous les supports vecteurs des représentations genrées traditionnelles (les livres d’enfants notamment) ; cette thématique nourrit les sujets de plusieurs de ses mémoires au cours de ses études de sociologie ; son engagement se transforme enfin après de longues années en activité professionnelle. On retrouve ici l’emboîtement des registres privé, collectif et politique de l’engagement identifié par Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch dans un groupe d’habitants (2007).

Notes
185.

Mouvement pour l’Habitat Groupé Autogéré. Ce mouvement, né en 1977, actif dans les années 1980 puis en déclin progressif jusqu’à un regain récent, s’inscrit dans l’histoire des expériences alternatives dans le champ de l’habitat qui visent à répondre à la question du logement par la mobilisation de la société civile plutôt que par l’Etat ou le marché ; il reprend également les théories de l’autogestion développées à cette époque dans le champ de l’entreprise (Rosanvallon, 1976). Le MHGA entend faire sortir le logement du secteur marchand et le faire entrer dans l’économie sociale afin de prendre en compte dans sa production des « valeurs d’usage » et « valeurs culturelles » (Bonnin, 1983; Bacqué, Vermeersch, 2007).

186.

François est ainsi adjoint de 1977 à 1981 au sein d’« une bande de fous qui avaient pris la mairie » de cette commune de 10 000 habitants sous le drapeau de l’union de la gauche, et qui mettent en place une bibliothèque et des institutions culturelles.

187.

Le pluriel est dû au fait que Josette et François n’ont jamais fait partie du même parti, du même syndicat, ni des mêmes associations (ce qu’ils revendiquent) tout en participant globalement au courant de la Nouvelle Gauche puis à la réforme du PS.

188.

Ce qui semble lié au calendrier et notamment à l’arrivée de la gauche au gouvernement. C’est ainsi que Valérie explique son adhésion au courant libertaire : « Moi je suis d’une génération, j’avais 13 ans quand Mitterrand est passé au pouvoir, et je crois que… il a dû tuer un peu ma génération au niveau politique. Les désillusions par rapport à la gauche et tout ça, moi je les ai vécues de plein fouet. Je me rappelle des gens, de la joie des gens et de ce que ça a donné après. Donc j’ai un peu du mal. […] Les gens ont cru vachement, les illusions, là où j’étais… et de voir ce que ça a donné après… » (Valérie, bénévole dans un label libertaire puis peintre décoratrice, arrivée en 1986)

189.

Véronique a grandi dans une barre HLM de Caluire ; son père était dessinateur industriel. La mère de Michel est une transfuge de classe : d’origine très populaire, elle a travaillé très tôt tout en étudiant la philosophie, ce qui lui a permis d’obtenir l’agrégation puis un doctorat de philosophie.