1.2 Les rapports au travail : la diffusion du modèle hédoniste

Les discours des « pionniers » sur le travail sont fortement marqués par ces idéologies ; ils participent en général à la psychologisation des rapports au travail, autour de l’idée d’épanouissement :

« Postérieur à 1968, l’ « épanouissement » introduit une dimension psychologique nouvelle. Celle-ci suppose un lien entre satisfaction et identité du travailleur : être satisfait de son travail signifie pouvoir y réaliser des traits de son identité, y développer ses compétences. […] Un métier doit être intéressant non par les bénéfices qu’il procure, mais par ses profits symboliques : un métier intéressant est un métier qui excite, qui stimule et permet à celles et à ceux qui l’exercent de créer, d’innover, de se réaliser, voire de « s’éclater », etc. On touche là au bonheur de l’artiste ou de l’écrivain. » (Baudelot, Gollac, 2003, p. 33)

Cette idéologie « psychologisante » se mêle toutefois avec leurs origines, leurs contraintes objectives et avec d’autres représentations concurrentes : Valérie récuse pendant longtemps la place du travail dans l’épanouissement, avant de se lancer dans une activité de peinture décorative qui devient centrale dans sa vie ; à l’opposé, Yves reste marqué par une éducation plus protestante, faisant de « l’assiduité au travail » (Weber, 1905) un devoir moral. Véronique et Michel, qui sont d’origines plus populaires et exercent des activités plus déqualifiées que les autres, ne diffusent pas ce discours de l’épanouissement dans le travail ; l’idéologie hédoniste, valorisant la recherche de l’épanouissement de l’individu, les conduit plutôt à un certain retrait vis-à-vis du travail. Le rapport au travail identifié dans les entretiens avec les pionniers est ainsi de deux natures : le travail est envisagé soit comme un gagne-pain permettant de se consacrer à côté aux choses importantes (le militantisme, la peinture, les amis et la famille), soit comme quelque chose de central mais en parfaite continuité avec ce que l’on est par ailleurs. Ces deux perspectives ne sont pas opposées ; elles constituent en fait plus souvent deux phases successives : on constate le passage de l’une à l’autre lorsque les études sont finies et que la qualification atteinte permet de disposer dans son travail d’un certain degré d’autonomie.

Ainsi, pour les enquêtés d’origine populaire et/ou encore en cours d’études au moment de l’installation dans le quartier, le travail apparaît ainsi comme une activité secondaire ; à cette époque, l’essentiel est ailleurs. Ils cherchent néanmoins à s’épanouir dans leur travail plus tard dans leur trajectoire. On a évoqué juste au-dessus le cas de Dominique : pendant quelques années, sa vie professionnelle est surtout un gagne-pain lui permettant de s’extraire de son milieu d’origine et de poursuivre ses études, puis de militer et de prendre part à divers mouvements ; assez vite cependant elle obtient un diplôme de bibliothécaire et devient documentaliste dans une équipe de recherche, travail précaire (elle reste vacataire pendant plus de vingt-cinq ans) mais épanouissant :

Et il y avait une compensation en termes de niveau de salaire, le fait d’être plus précaire, c’était compensé ? Vous étiez payée davantage ?
Non, c’était compensé par l’intérêt du travail, pas par le salaire ! C’est vrai que moi je trouve que c’est quand même important d’avoir un travail qu’on fait sinon avec passion, du moins avec beaucoup d’intérêt, parce qu’on y passe quand même énormément de temps dans la vie. (Dominique, documentaliste puis coordinatrice dans une association, arrivée dans les Pentes en 1973)’

Véronique et son mari connaissent aussi une première phase où le travail est avant tout un gagne-pain (elle va travailler de temps à autre en usine, lui travaille seulement à mi-temps pour pouvoir s’occuper d’une association de loisirs à destination des jeunes du quartier) :

‘Bon enfin on s’est plus amusés qu’autre chose, hein, en fait ; on s’amusait, quoi. On allait au boulot parce qu’il fallait bien manger, quoi, mais on pensait…
Vous ne pensiez pas à ça ?
Ben non ! (Véronique, agent technique d’entretien, arrivée sur les Pentes en 1982)’

Pour elle qui n’a pas fait d’études, cette situation dure et devient moins épanouissante lorsque les activités se recentrent sur le foyer (elle élève trois enfants)190. Pour lui, le travail devenant plus central dans la vie quotidienne, il devient en même temps un champ d’expression de certaines valeurs, au niveau permis par ses qualifications ; agent de maîtrise spécialisé dans la reprographie, il est ainsi délégué syndical et secrétaire du Comité d’Hygiène et de Sécurité de son entreprise :

‘Lui : Bon ça correspond, je pense, un petit peu, à une mentalité croix-roussienne, qui fait que on ne veut pas que n’importe quoi soit fait n’importe comment au niveau des gens, de l’entreprise. On veut qu’il y ait du respect, on veut l’égalité des salaires et… la totale, quoi ! C’est politique aussi ! c’est politique quelque part !
Elle : C’est un investissement pour mieux vivre.
Lui : Dans le cadre du travail. C’est ce qui fait que les congés payés existent, que les allocs fonctionnent, que les arrêts de travail soient normaux, que les arrêts maladie soient payés, c’est tout ce genre de chose ; c’est une protection, c’est d’être vigilent aux gens. Et ça correspond aussi un petit peu je dirais à la mentalité que j’ai au niveau du patrimoine – enfin pas forcément le mien, mais celui d’un quartier, les gens du quartier, pourquoi les gens ils s’en vont ? Ah ben parce qu’ils ont plus de fric, parce que les loyers ils augmentent, parce que ci, parce que ça… bon c’est tout imbriqué, quoi. (Michel, agent de maîtrise, et Véronique, agent technique d’entretien, arrivés sur les Pentes en 1979 et 1982)’

Dans le cas d’une autre enquêtée, qui n’a jamais quitté le travail accepté initialement pour financer ses études aux Beaux Arts, on perçoit bien ces deux statuts que le travail peut avoir – gagne-pain ou lieu d’expression de soi. Elle et sont mari se définissent avant tout comme des artistes peintres :

‘Nous on s’est axés beaucoup sur la peinture, hein, parce que c’est notre métier, notre plaisir et notre formation ; notre ambition c’était de développer cet aspect-là, mais pour gagner notre vie c’était pas ça. (Claudine, professeur d’arts appliqués à la retraite, arrivée dans les Pentes en 1970)’

Mais si son mari a fait une carrière artistique épanouie grâce à son emploi de professeur aux Beaux Arts (qui lui laissait toute liberté pour peindre), elle a travaillé comme enseignante vacataire en collège puis comme maître auxiliaire en lycée professionnel, ce qui lui prenait beaucoup plus de temps et l’empêchait de peindre comme elle le souhaitait. Elle regrette ce qu’elle considère comme un choix « à moitié » :

‘Je ne conseille pas de faire le choix à moitié, comme j’ai fait. Parce qu’on n’est ni bien ni d’un côté ni de l’autre. Non, c’est pas une bonne solution. Mais c’est la solution : on continue à faire ce qu’on a envie de faire, sans trop de danger, sans se mettre en danger financièrement. Mais ça ne fait pas une carrière épanouie au plan artistique. (Claudine, professeur d’arts appliqués à la retraite, arrivée sur les Pentes en 1970)’

Pour les plus qualifiés, le travail peut au contraire occuper d’emblée une place importante mais il est présenté comme en continuité avec le reste de la vie ; c’est un espace où l’on se sent libre d’exprimer sa personnalité, ses goûts et ses convictions comme dans la sphère privée. Le travail en lui-même n’est pas vécu comme une « vocation », il n’est pas toujours choisi librement en fonction des goûts et des convictions, mais on y déploie les mêmes façons d’être qu’en dehors du travail : résistance à la rationalisation économique, insistance sur les relations humaines, sur l’intérêt intellectuel et le caractère formateur, liberté de proposition, autonomie et responsabilité. Monique, devenue dentiste alors qu’elle voulait être médecin, quitte ainsi rapidement le cabinet privé où elle avait débuté : elle refuse d’être payée à l’acte et de travailler seule, et choisit d’exercer dans un centre social où elle est payée à l’heure et travaille en équipe. Cette continuité entre ce que l’on est au travail et hors du travail se manifeste particulièrement pour ceux qui ont le plus de liberté dans leur travail, comme Marc le cinéaste ou Jacques le graphiste. Agnès, qui est journaliste pigiste, Edith, Claudine et son mari, qui sont artistes et enseignants, disposent également de cette relative autonomie. Marc choisit ainsi les films sur lesquels il travaille :

‘J’ai fait plusieurs reportages, j’ai réalisé pas mal de reportages en Afrique, et puis quand je ne faisais pas des films pour moi, je travaillais pour des amis sur des projets qui m’intéressaient. Je n’étais pas un mercenaire du cinéma ; c'est-à-dire je ne suis pas capable d’aller travailler sur n’importe quoi, on m’appelle la veille, j’y vais le lendemain. Non, il faut que j’aie envie, avec les gens et sur le sujet qui est traité ; là je peux m’investir. Donc j’ai travaillé pas mal par exemple avec un ami […] qui faisait beaucoup de documentaires, dont un très grand film sur le Canard Enchaîné, par exemple. Alors là je veux bien, parce que ça m’intéresse passionnément. (Marc, ancien réalisateur de documentaires, arrivé dans le Bas Montreuil en 1986)’

La plupart tiennent à une certaine séparation entre travail et hors travail dans l’usage du temps et des lieux191, mais ils souhaitent pouvoir exprimer leur personnalité dans leur travail.

En définitive, tous ne mettent pas complètement en œuvre cette idéologie hédoniste dans le travail, mais ils la diffusent, notamment par l’éducation de leurs enfants. Jacques raconte ainsi ses discussions avec son fils au moment où celui-ci doit choisir ses études supérieures. Le mot d’ordre est clair : « tu obéis à ton désir, tu fais le job où tu prends du plaisir ». Son fils choisit alors la biologie marine, puis la plongée :

‘Bon, j’ai jamais dit, « les métiers de la mer, c’est mort » ; j’ai dit : « ça te fait bander, vas-y, hein ! c’est là que tu auras le plus de chances de développer ton travail, dans le plaisir. Si tous les matins tu te lèves et ça te fait chier d’aller au boulot, c’est perdu ! » (Jacques, enseignant aux Beaux Arts, arrivé dans les Pentes en 1972)’

Les enfants de ces pionniers sont généralement incités à s’exprimer, à suivre leurs désirs, et en même temps à en assumer la responsabilité, dans un contexte toutefois très sécurisant :

‘Bon, on l’a quand même beaucoup accompagné, même si je lui ai dit « le jour où tu ne fais plus d’études, tu n’as plus un sou », hein… mais on l’a beaucoup accompagné – bon, donc il était sécurisé, il n’avait aucune inhibition, un minimum d’inhibition. (Jacques)’

Incités à l’autonomie et à l’initiative, les enfants sont en même temps très entourés. Ils sont habitués tôt à discuter avec des adultes autres que leurs parents, qui choisissent de ne pas clôturer la sphère familiale : « habitats groupés autogérés » pour Yves et Marc, vie en communauté dans un château en Bourgogne pour Jacques (« en été, en Bourgogne, quand j’avais mon château, eh ben de fin juin à mi-septembre, c’était 15 à table midi et soir ! ») et en collectivité dans une usine pour Edith, présence rapprochée d’amies « référentes adultes » pour les enfants de Dominique, fêtes et sorties amicales où les enfants sont toujours « embarqués » pour Véronique et Michel…

Ces valeurs, lorsqu’ils peuvent eux-mêmes les mettre en œuvre dans leur travail, les conduisent à élaborer de nouvelles façons de travailler. Critiques vis-à-vis du salariat capitaliste jugé aliénant, ils valorisent le fait d’élaborer de nouvelles pratiques et relations de travail, plutôt que de reproduire des modèles antérieurs. Ils laissent donc libre cours à leurs initiatives, qui contribuent à remodeler d’anciennes activités ou à en créer de nouvelles ; on retrouve chez certains enquêtés (mais pas la majorité) cette tendance à l’innovation, attribuée par plusieurs auteurs à leur mobilité sociale192. Jacques, qui a créé une agence de graphisme publicitaire avec un ami avant d’être enseignant aux Beaux Arts, l’illustre particulièrement bien. Dans cette structure où ils jouissent d’une totale liberté, les façons de travailler qui se mettent en place font la part belle à leur personnalité (leurs goûts, leurs envies, leur affinités) et à leurs valeurs (importance de la liberté et du plaisir, goût pour les relations humaines). L’amitié ou les affinités commandent les relations de travail avec la clientèle comme avec les collègues : l’associé de Jacques est un ami avec qui il a auparavant vécu en Scandinavie et avec qui il va ensuite à nouveau vivre avec sa femme et d’autres amis dans son château en Bourgogne ; quant à sa femme, elle est initialement salariée dans cette agence. Personnalités et valeurs sont totalement mises au service du travail :

‘Il y a beaucoup de gens qui venaient, hein. Des fois, souvent, en fin de soirée, à 11 heures du soir, quand on avait des clients qui sortaient du cinéma : « Oh, ben vous êtes là ! ». Ils passaient prendre un café et on discutait jusqu’à 2 heures du matin !
En plus, cette liberté permettait des relations avec les clients, et un développement de clientèle, assez facilement. Par exemple, le responsable de l’édition chez Berliet, qui était un client régulier, des fois il nous téléphonait parce qu’on avait installé un petit auditorium dans le… On avait un magnétophone type Revox – parce qu’à l’époque les cassettes n’existaient pas ou c’était pourri – et puis une bonne installation son, et puis on avait une collection de bobines Revox avec du jazz, avec un tas de… Bon donc quand il s’emmerdait chez Berliet à Vénissieux, il venait nous voir ! […] Il nous téléphonait, il nous disait : « Oh je m’emmerde ! est-ce que je peux aller chez vous ? » Je lui disais : « Ben viens écouter de la musique » alors il venait ; puis il nous faisait « tiens, si on allait au cinéma ? » alors on partait au cinéma avec lui. Mais le fait d’aller au cinéma avec lui faisait qu’on avait deux contrats de plus, quoi ! (Jacques, graphiste indépendant et professeur aux Beaux Arts, arrivé dans les Pentes en 1972)’

Expressivité et relations humaines sont les fondements de leur réussite, ce que ne comprennent pas les publicitaires formés à l’école du commerce traditionnel :

‘On a vendu l’agence, avec sa notoriété, à une agence de publicité qui voulait se monter un studio d’arts graphiques. Ils ont fait faillite en six mois.
Ah oui ?
Oui. Parce qu’ils avaient fait école de commerce, c’était des jeunes kakous, ils avaient des costumes gris, des attachés-cases… Et comme toutes les relations clients, ou 80 %, c’était des gens euh… des amis, c’était devenu des amis, de par ce type de fonctionnement… et eux, ils n’ont pas du tout compris ça ; non seulement ils n’ont pas compris, mais ils étaient incapables de faire ça. Donc quand les contrats ont été finis, c’est des clientèles qu’ils ont perdues. […]
Et en fait, ce qu’ils ne savaient pas faire, c’était justement –
Cette relation humaine. Ouais. Oui, parce qu’on leur a appris le commerce au sens : on facture tant, on a tant de frais, point à la ligne ; on fait des prospects, on va les voir avec son petit attaché-case, son petit costume gris, on arrive en Alfa Roméo ou en BMW parce que ça fait plus chic ou plus sérieux, et… en six mois – j’exagère, mais en moins d’un an ils ont fait faillite. Le temps de finir les contrats. (Jacques)’

L’importation d’une rationalité orientée en valeurs dans des domaines traditionnellement régis par la rationalité en finalité est une innovation qui se diffuse dans certains secteurs (et que l’on va retrouver dans les activités professionnelles des deux générations suivantes) – même si on voit bien dès cet exemple que ces deux types de rationalité ne sont pas exclusifs l’un de l’autre ; ils s’articulent plutôt dans des configurations nouvelles.

En fait, qu’il soit considéré comme secondaire ou comme central dans leur vie quotidienne, le travail ne semble pas « modeler » les enquêtés ; il n’est pas vécu douloureusement, comme quelque chose qui leur impose des pratiques ou des normes discordantes avec les leurs. Même lorsqu’il occupe une place importante dans leur vie, il est soumis aux même valeurs et idées qui guident leur vie hors travail. Si l’on écoute les enquêtés, leur activité professionnelle apparaît davantage expliquée par ce qu’ils sont qu’explicative de ce qu’ils sont. Intégré à une façon de vivre orientée en dernière instance par des valeurs ou des idées, il devient un des champs d’application de ces valeurs, il est un prolongement de la personnalité. Même pour les plus qualifiés, le travail peut être abandonné sans grand regret en partie ou totalement, pour un temps ou de façon définitive, car ce qui s’y joue se joue également dans d’autres dimensions de l’existence. Ainsi Marc ou Monique vont réduire ou arrêter leur activité professionnelle quand ils voient que le quartier leur offre d’autres ressources et satisfactions et permet d’exprimer au moins aussi bien ses valeurs et ses convictions (cf. chapitre 7).

Ce rapport assez détendu au travail est bien sûr lié à un rapport détendu à l’emploi. Rappelons les chiffres de Louis Chauvel (1998, 2006) : la génération née en 1948 (qui a 25 ans en 1973, 30 ans en 1978) quitte l’école et le système scolaire à une période où le taux de chômage dans les deux ans suivant la sortie des études est de 4 %. Ceux qui naissent jusqu’à 1955 bénéficient de l’expansion des emplois parmi les professions intermédiaires et les cadres193. De fait, aucun des enquêtés de cette génération n’évoque de difficultés à entrer dans la vie active. Les emplois trouvés ne sont pas forcément ni bien rémunérés, ni très stables (ils sont plusieurs à commencer comme vacataires, gardant ce statut d’autant plus longtemps que leur niveau de diplôme est moins élevé semble-t-il194), mais ils semblent faciles à obtenir. Tous expriment le sentiment d’avoir été chanceux sur ce point, même s’ils n’ont pas tous vécu leur jeunesse de façon aussi légère que Jacques :

‘Oui mais à l’époque c’était – c’est con, et puis ça fait un peu ancien combattant – c’était l’époque beatnik, quand même, c’était… c’était rock’n roll, quoi, la vie était rock’n roll ! [rit] […] C’était : on vit ensemble, on est contents de vivre ensemble, on prend du plaisir. Si on a besoin de trouver du travail, on sait où en trouver, on est suffisamment démerde pour en trouver, voilà, quoi. Parce que entre mon copain, moi, ma femme, et d’autres, on savait faire un tas de choses !
Comme quoi ?
Oh, on aurait pu monter un restaurant, on aurait pu… On n’avait aucune – on n’avait pas de préoccupation : « est-ce qu’on sait faire, est-ce qu’on sait pas faire… » (Jacques)’

Au moment de s’installer dans le quartier, ils ne sont donc pas riches et ne se dirigent pas vers des carrières très lucratives, mais ils ne sont pas préoccupés par le fait de trouver un emploi et de pouvoir subvenir à leurs besoins. Sans que l’on puisse dire, de façon aussi radicale que Jacques Bonniel et Bernard Bensoussan à propos de leur enquêtés, qu’ils substituent au carriérisme social « un horizon existentiel référé au plaisir de l’instant, à une vie au jour le jour » (Bensoussan, Bonniel, 1979, p. 119), ils ne semblent pas s’être alors projetés à long terme ou avoir fait des choix en prévision de l’avenir. Leur avenir n’est ni tracé ni garanti, mais il ne les préoccupe pas. Pour Jacques, cet état d’esprit n’est pas qu’une question de taux de chômage, c’est aussi une question de contexte idéologique :

Vous n’étiez pas inquiets par rapport aux ressources et par rapport au boulot ?
Non. C’est des questions qu’on s’est jamais – ça fait longtemps, enfin depuis quelques temps, que de temps en temps je repense à ça ; quand les gamins dans les banlieues, bon, l’histoire du CPE à l’heure actuelle… Je me dis : mais nous on a vécu une période dorée, quoi ! Si il avait fallu faire facteur, on aurait fait le facteur, on ne se posait pas de question. Et quand on a eu besoin d’argent, on a toujours trouvé ; d’ailleurs c’est toujours encore le cas. Et ça, je crois que c’est une histoire d’attitude mentale - [rectifie] que c’est aussi une histoire d’attitude mentale.
C'est-à-dire… de confiance ?
Oui, de confiance en soi, et de confiance dans la vie. Et que à l’heure actuelle, on est dans un contexte qui est très timoré, et les gamins sont… harcelés par les parents : « fais pas ci, il n’y a pas de boulot là etc. », et tout le monde devient parano sur le job et tout ça. Ca fabrique des raidissements qui font que face à la vie, les gamins sont mentalement moins disponibles.
Et vous croyez que c’est en grande partie une histoire d’attitude mentale par rapport à…
Je ne dis pas que ce n’est qu’une histoire d’attitude mentale ; mais je dis que c’est en partie une histoire d’attitude mentale. Parce que du boulot, c’est pas vrai : un gamin qui a 20 ans, qui est démerde et qui a un goût du risque, il se le fabrique, son boulot. Il commence par laver des carreaux, bon. Et c’est pas du tout un discours réactionnaire, hein, je veux pas du tout dire « ah, vous êtes de petits branleurs », c’est pas du tout ça ! Ils sont vraiment le produit d’une société de la peur. C’est pas eux qui sont responsables dans cette affaire, c’est le contexte idéologique dans lequel on vit qui est terrifiant. Qui est terrifiant. (Jacques)’

La valorisation de l’initiative individuelle est un trait que l’on retrouve chez plusieurs autres enquêtés, qui la mettent en valeur dans leur propre trajectoire195 ou regrettent au contraire de ne pas en avoir suffisamment fait preuve. Mais tous n’ont pas cette confiance en eux et en « la vie » qu’affiche Jacques ; surtout, ils ne partagent pas tous sa tendance à psychologiser les rapports sociaux et à nier la pesanteur sociale. Jacques illustre en effet parfaitement les descriptions de Catherine Bidou à propos des « aventuriers du quotidien » : à la fin de l’entretien, il évoque les travaux d’un sociologue qui aurait proposé un modèle alternatif à la sociologie « un peu marxiste, qui fait ses classements sur la base des classes sociales et des revenus », proposant plutôt de classer les gens par « classes de comportements » : le collectionneur, le père de famille, l’aventurier, le nomade… « je me souviens des deux derniers car je m’y reconnais un peu », précise-t-il avec satisfaction. De façon peu surprenante, les « pionniers » ayant connu une trajectoire ascendante moins achevée ou une trajectoire descendante n’ont pas (ou plus) ce type de représentation, et montrent davantage de lucidité.

Ces « pionniers » partagent donc largement les traits des « aventuriers du quotidien » rencontrés par Catherine Bidou, Sabine Chalvon-Demersay et Bernard Bensoussan à la fin des années 1980, mais ils montrent aussi la diversité des profils de militants et de travailleurs que cette catégorie peut recouvrir. Retrouve-t-on ces valeurs et représentations du monde social et ces dispositions à l’égard du travail et de l’avenir parmi les « convertisseurs » arrivés dans le Bas Montreuil dans les années 1990 ?

Notes
190.

Véronique dit clairement que la vie de mère au foyer n’était pas épanouissante ; ce qui la « fait vivre », ce sont les amis du quartier, les loisirs en famille et leurs engagements associatifs.

191.

Même Dominique, qui a fait de son engagement militant sa profession, n’apprécie pas d’avoir à travailler chez elle et souhaiterait plus de distance entre son lieu de travail et son lieu de vie.

192.

Cf. par exemple, Monique Dagnaud et Dominique Mehl à propos de la « sous-élite » : « De surcroît, ce groupe a un destin social qui le porte vers la modernité. Constitué en grande partie de métiers nouveaux, il n’est pas englué dans une tradition professionnelle. Ses membres, soit enfants déchus de la bourgeoisie, soit méritants venus des couches populaires, sont en « décalage » par rapport à leur origine familiale. N’ayant pas de référents historiques à protéger, la sous-élite est spontanément disposée à assumer et susciter l’innovation. Elle y est même le plus directement intéressée, puisque les secteurs d’activité dans lesquels elle se déploie sont par excellence les vecteurs de l’avenir : informatique, recherche, communication, éducation. » (Dagnaud, Mehl, 1985, p.134).

193.

Si on regarde la structure socioprofessionnelle pour chaque cohorte de naissance, « le retournement est clairement observé pour ceux qui sont venus au monde après 1955 : le développement des catégories intermédiaires de la société s’est rompu à la racine du renouvellement générationnel » (Chauvel, 2006, p.58).

194.

Ainsi Yves, ingénieur, est d’emblée recruté de façon pérenne, tandis que Dominique, formée en deux ans au métier de bibliothécaire, reste vacataire dans le secteur de la recherche puis dans le secteur associatif pendant près de trente ans. Entre ces deux extrêmes, Claudine, diplômée des Beaux-Arts, commence comme enseignante vacataire avant d’être titularisée ; Agnès, titulaire d’une maîtrise de sociologie, est journaliste pigiste pendant quelques années avant d’être recrutée dans un grand quotidien.

195.

Voir par exemple Yves à propos de son habitat groupé autogéré, point 3.2.2 de ce chapitre.