La deuxième génération de gentrifieurs, arrivée dans le Bas Montreuil entre 1992 et 2003, est composée d’habitants nés entre 1960 et 1973 (la plupart entre 1965 et 1970). Ils entrent sur le marché du travail entre 1985 et 1995, à une période où le taux de chômage deux ans après la fin des études fluctue entre 20 et 33 %. En même temps que l’accès à l’emploi devenait plus difficile, les discours psychologisants et l’injonction à s’épanouir dans son travail portés par les « nouvelles classes moyennes » se sont diffusés ; a contrario, les conduites de retrait et d’investissement minimal dans un travail jugé peu épanouissant sont à la fois condamnées, du moins dans les classes moyennes et supérieures, et rendues beaucoup plus difficiles par la situation de l’emploi.
‘« Les discours sur le sens et la valeur du travail ont ainsi pris un tour plus psychologique. Qu’il s’agisse d’en valoriser la fonction – le travail est alors une source d’épanouissement personnel – ou de dénoncer les effets destructeurs que les mauvaises conditions de travail exercent sur la personnalité. Car, dans le même temps, le travail, devenu un bien de plus en plus rare, s’est transformé dans des conditions qui rendent plus difficile d’y trouver son bonheur : explosion des emplois à statut précaire, développement du sous-emploi, accroissement de l’intensité du travail à salaire égal. » (Baudelot, Gollac, 2003, p. 18)’Dans ce contexte, il apparaît de plus en plus nécessaire de dissocier travail et emploi, le travail désignant l’exercice d’une activité (manuelle ou intellectuelle) rémunérée (Méda, 1995) tandis que l’emploi renvoie, depuis l’après-guerre et l’instauration du rapport salarial fordiste, à la fois à un statut social (« traduction de l’activité laborieuse en termes de distribution des gratifications réelles et symboliques qui accompagnent l’exercice d’une activité de travail reconnue socialement utile », Maruani, 1994) et une relation liant l’individu à des institutions (l’entreprise, l’Etat, le droit du travail) qui s’inscrit dans la durée. A partir de ces définitions, on peut définir l’intégration professionnelle de la façon suivante :
‘« On peut donc définir le type idéal de l’intégration professionnelle comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi. On peut estimer que la première condition est remplie lorsque les salariés disent qu’ils éprouvent des satisfactions au travail. La deuxième condition sera remplie si l’emploi exercé n’est pas aléatoire et qu’il implique une certaine durée, autrement dit, lorsqu’il permet au salarié de planifier son avenir. » (Paugam, 2000, p. 97)’La distinction entre travail et emploi s’impose pour décrire les situations des gentrifieurs de la deuxième génération rencontrés dans le Bas Montreuil : l’immense majorité des enquêtés éprouve une grande satisfaction dans l’exercice même de son travail, tout en se trouvant dans une situation d’emploi marquée par l’incertitude permanente, très éloignée du modèle salarial fordiste. Hormis une professeure certifiée d’histoire et une institutrice (mariée à un professeur d’arts appliqué), ils font tous partie des « professions culturelles », catégorie dans laquelle le Ministère de la Culture range les architectes, les professions de l’audiovisuel et du spectacle, les professions des arts plastiques et des métiers d’arts, les cadres et techniciens de la documentation et de la conservation, les professions littéraires et journalistiques et les professeurs d’art (Patureau, Jauneau, 2004)196. Artisan d’art, décoratrice de théâtre, sculptrice, graphistes indépendants, danseuse, photographe, chef-opérateur, comédien, maquettiste, auteure et correctrice, éditeur, producteur intermittent… ils semblent avoir assimilé les valeurs d’épanouissement au travail portées par leurs prédécesseurs : ils ont choisi leur travail, l’ont parfois même inventé, façonné selon leurs capacités et leurs goûts, et l’ont placé au centre de leurs préoccupations et de leur quotidien. Il n’est pas du tout relégué au second plan et c’est un rapport électif à ce travail qui domine. En même temps, ils sont confrontés à un marché du travail assez différent de celui de leurs prédécesseurs et se trouvent dans des situations d’emploi assez éloignées de l’emploi fordiste qui intègre, fournit un ensemble de droits sociaux et permet de se projeter dans l’avenir (Castel, 1995 ; Paugam, 2000). Ils sont soit intermittents, soit indépendants ; quelques-uns ont le statut de la Maison des Artistes, celui d’auteur ou pas de statut du tout (du moins au moment où ils s’installent), et ce pour des travaux proches et dans les mêmes secteurs professionnels. Ils semblent incarner à la perfection l’externalisation, la flexibilisation, la responsabilisation individuelle qui caractérisent les conditions d’emploi dans la société « post-salariale » et qui rendent le travail à la fois central et incertain :
‘« C’est donc bien autour de l’emploi que continue à se jouer une part essentielle du destin social de la grande majorité de la population. Mais la différence par rapport à la période antérieure – et elle est énorme –, c’est que si le travail n’a pas perdu de son importance, il a perdu beaucoup de sa consistance, d’où il tirait l’essentiel de son pouvoir protecteur. La mise en mobilité généralisée des situations de travail et des trajectoires professionnelles place l’incertitude au cœur de l’avenir dans le monde du travail. » (Castel, 2003, p. 80)’L’intermittence est la figure type de cette « mise en mobilité généralisée » et préfigure selon Menger (2002) le nouveau mode d’organisation capitaliste du travail. Sans revenir sur cette thèse, déjà discutée ailleurs197, indiquons que le statut d’intermittent s’est largement diffusé ces quinze dernières années dans le domaine de la production artistique et culturelle198. Il a diffusé au-delà du seul travail artistique un mode de travail par projets, qui associe au coup par coup par des liens contractuels temporaires des structures et des professionnels indépendants. Seules les grandes institutions culturelles publiques fonctionnent encore partiellement sur le modèle du salariat de longue durée (tout en recourrant de plus en plus au statut de l’intermittence, créant la figure des « permittents ») (Vivant, 2006, p. 44). Pour ces « salariés itinérants, intermittents et à employeurs multiples » (selon l’intitulé de leur statut dérogatoire au régime général d’assurance chômage), être intermittent signifie une forte discontinuité dans l’emploi199 mais pas forcément dans le travail (étant donné le temps de préparation des projets, diversement inclus dans l’emploi, et le temps important d’autoformation), une déconnexion partielle entre emploi et revenu, un risque récurrent, celui de la perte de son statut (qui doit être renouvelé environ tous les dix mois en justifiant d’un certain nombre de cachets) et une incertitude toujours renouvelée, celle de « faire ses heures », qui entraîne une recherche permanente de nouveaux engagements. Deux traits méritent encore d’être soulignés, tant nous les avons souvent retrouvés parmi nos enquêtés : d’une part, contrairement à la carrière du salarié qui est en quelque sorte « verticale » (il est pris dans une hiérarchie, dans laquelle il essaie de s’élever), celle du travailleur intermittent serait davantage « horizontale », l’avancement dans la carrière se mesurant plutôt à l’étendue des réseaux de collaborateurs et d’employeurs potentiels et au portefeuille d’activités qui permet de minimiser les risques (Rémy, 2006). D’autre part, le travail ne s’échange pas systématiquement contre une rémunération financière ; il est parfois « bénévole », c'est-à-dire qu’il peut s’échanger contre des gratifications symboliques (une reconnaissance, un « nom », une expérience valorisante), contre des contacts ou encore contre une rémunération en nature (c’est le principe des « résidences »). Les caractéristiques du travail des indépendants (l’autre statut le plus répandu dans ce groupe de gentrifieurs), sont assez proches de celles des travailleurs intermittents dans ces milieux et tels qu’on les a rencontrés : forte incertitude sur le travail et les revenus, économie de projet, flexibilité, collaborations sans cesse revues… Toutefois ils ne bénéficient pas du même régime assurantiel (ce qui constitue une différence importante).
Cette organisation du travail, si elle est inspirée des spécificités du travail artistique, nous semble cependant assez différente du rapport au travail proprement artiste : pour décrire les intermittents et les indépendants du monde culturel, Pierre-Michel Menger fait le « portrait de l’artiste en travailleur » (2002), mais ces deux termes ne sont-ils pas sinon incompatibles, du moins assez étrangers l’un à l’autre ? Si la création artistique représente à n’en pas douter du travail, l’artiste se considère-t-il comme un travailleur ? Si le titre choisi par P.-M. Menger n’élude pas la question – au contraire –, celle-ci nous paraît particulièrement justifiée à la lumière des cas rencontrés dans notre échantillon ; par exemple celui de deux sculptrices qui recourent à un autre travail (fabrication de décors ou de marionnettes pour le théâtre ou la publicité), pour lequel elles sont payées au cachet et grâce auquel elles peuvent éventuellement prétendre à l’intermittence, afin de gagner leur vie et de pouvoir sculpter à côté. Une autre est photographe, inscrite à la Maison des artistes (ce qui suppose entre autres une reconnaissance de son travail par des pairs), expose, partage un atelier avec d’autres artistes ; mais elle travaille comme graphiste à temps partiel en free lance (en général pour une entreprise pharmaceutique) afin de gagner sa vie et de pouvoir, à côté, se consacrer à son travail d’artiste. Dans ces deux cas, le travail artistique est plus proche de la définition de l’artiste et des activités créatrices proposée (entre autres) par Nathalie Heinich (2000) à partir des catégories wébériennes : l’artiste comme virtuose désintéressé pour qui la carrière et la rémunération ne sont que des moyens permettant de se consacrer à sa passion, l’activité artistique soumise au régime de la vocation, où l’identité du créateur est engagée. La distinction proposée par Hannah Arendt (1958, 1993) entre travail et œuvre semble également rendre compte de la dimension d’accomplissement de soi que nos enquêtés placent dans leurs activités artistiques.
Ces deux façons d’envisager le travail de ces « professions culturelles » – plutôt comme une façon de travailler associant l’individualisme et le risque (Menger, 2002) ou plutôt comme un travail d’une nature particulière, artistique, c'est-à-dire expressif et désintéressé (Heinich, 2000) –correspondent en fait à deux rapports au travail identifiés dans l’échantillon et qui semblent liés à la pente de la trajectoire des enquêtés. On trouve en effet dans l’échantillon des gentrifieurs issus de milieux très contrastés : certains ont grandi dans des milieux populaires (comme Jean, fils d’un ouvrier électricien et d’une mère inactive tous deux immigrés, Loïc, fils de coiffeurs de province, Irène, fille d’immigrés italiens entrepreneur du bâtiment et commerçante, ou Julie, fille d’un dessinateur industriel et d’une institutrice, issue de « trois générations de HLM au Pré Saint-Gervais ») ; d’autres sont issus de la bourgeoisie traditionnelle (comme Bérengère, dont le père, cadre supérieur dans une banque, et la mère, assistante d’un conservateur de musée, viennent tous deux de la bourgeoisie catholique possédante) ou plus souvent d’une « bourgeoisie nouvelle » formée des membres les plus brillants des « nouvelles classes moyennes » (comme Julien, fils d’un cadre dirigeant de la banque et d’une mère psychanalyste, Lilas, dont le père était consultant pour des organisations internationales et la mère galeriste dans le 6e arrondissement de Paris, Rémi dont les deux parents ont été enseignants aux Arts Déco, ou Hugo dont le père était architecte et la mère céramiste, issue d’une famille bourgeoise). Selon ces origines et ces trajectoires, le choix d’une « profession culturelle » avec un statut d’indépendant ou d’intermittent ne revêt pas le même sens : les uns misent sur la prise de risque individuelle pour se fabriquer une position inatteignable par les seuls diplômes ; les autres visent la qualification d’artiste, pour laquelle ils ont abandonné des études plus sûres ou qui leur permettrait de rétablir la trajectoire fragilisée par des études moyennes. Les pages de La Distinction concernant les « professions nouvelles » aident à analyser ces trajectoires (même si les cas rencontrés ne valident pas entièrement les résultats énoncés par Pierre Bourdieu en 1979) : ces professions sont en effet d’après lui « le lieu d'élection de tous ceux qui n'ont pas obtenu du système scolaire les titres leur permettant de revendiquer avec succès les positions établies auxquelles les promettait leur position sociale d'origine et aussi de ceux qui n'ont pas obtenu de leurs titres tout ce qu'ils se sentaient en droit d'en attendre par référence à un état antérieur de la relation entre les titres et les positions » (Bourdieu, 1979, p. 409). Face à une « trajectoire interrompue », les uns essaient de prolonger leur ascension sociale, les autres de « rétablir » la pente de leur trajectoire.
Cette quasi-unanimité tient là aussi certainement à certains « biais » de l’échantillon ; le fait d’avoir privilégié les habitants ayant fait d’importants travaux chez eux a par exemple contribué à écarter des salariés ayant un emploi fixe et à temps plein. Encore une fois, ces résultats ont donc une valeur moins par leur représentativité que par les configurations particulières qu’ils mettent en lumière.
Cf. Lojkine, 2005, p. 180 sq.
Le nombre d’intermittents a doublé en dix ans dans le spectacle vivant, le cinéma et l’audiovisuel, passant de 61 600 à 123 000 entre 1992 et 2002 (source : caisse des congés spectacles, Rémy, 2006).
Celui-ci est de plus en plus émietté, comme l’indiquent les statistiques de la caisse des congés spectacle, traitées par le Cesa : pour une base 100 en 1992, on compte dix ans plus tard 151 équivalents-journées de travail, 200 intermittents, et 295 contrats de travail signés ; le nombre d’intermittents a augmenté plus vite que le volume total de travail, et le nombre de contrats encore plus rapidement. La durée moyenne des contrats est ainsi passée de 28 jours en 1987 à 7 jours en 2000 (Rémy, 2006).