2.2 Prolonger des trajectoires ascendantes par une « profession culturelle »

Pour ceux que leurs origines n’ont pas poussé très loin dans les études, ou qui ne disposent pas du capital social et culturel permettant de valoriser au mieux le diplôme supérieur obtenu au prix d’importants efforts, le choix d’une profession « culturelle » ou artistique exercée comme indépendant ou intermittent permet de sortir des positions moyennes d’exécution, plus ou moins qualifiées mais toujours subordonnées à la création ou à la compétence de quelqu'un d’autre : « gratteuse » de plans dans un cabinet d’architecte, iconographe au service des rédactions de presse, éducateur spécialisé au service de l’institution judiciaire… Il permet de devenir son propre patron et, en prenant des risques, d’atteindre des positions à la fois plus rémunératrices et – par le fait même de prendre des risques et d’être à son compte – plus valorisées socialement. Ainsi Jean, peu soutenu par sa famille, quitte le lycée technique en même temps que le logement familial en classe de première et trouve, après quelques mois de petits boulots (caissier, déménageur, vendeur en porte à porte, serveur), un travail d’animateur auprès des enfants (surveillant et surveillant de cantine pendant le temps scolaire, animateur de colonies et en centre aéré pendant les vacances). Ce travail bien rémunéré lui laisse le temps de faire une école de danse ainsi que du théâtre : « je bossais, puis je faisais ma vie à côté, quoi ». Il découvre ainsi ce que pourrait être une vie de danseur professionnel (pendant un an, il « fait des contrats en télé » et va danser dans des boîtes) mais juge ce choix trop risqué. Il envisage alors de devenir éducateur, puisque le travail auprès des enfants lui plaît ; mais il sait que ce métier, inversement à celui de danseur, est peu risqué mais mal rémunéré. Il profite alors de l’opportunité qui s’offre à lui de « bifurquer » dans une sorte de voie intermédiaire, avec une prise de risque moyenne :

‘Moi je venais d’une famille d’ouvriers, donc je voyais ce que c’était que de pas gagner de thune. Donc c’est vrai que… et en même temps, j’avais pas envie de faire n’importe quoi, j’avais envie de faire quelque chose qui me plaisait, quoi. Donc c’est vrai que bifurquer, ça m’intéressait, et puis après, bon, je savais que financièrement, tu pouvais gagner quand même correctement ta vie, donc bon. Mais la bifurcation a été un peu… un peu rude. (Jean, producteur intermittent, arrivé en 1996)’

Il se lance avec des copains dans la production vidéo, à la faveur d’un réseau forgé dans le monde de la fête et de la nuit parisienne où la danse l’a conduit.

‘Et là je me suis lancé, donc avec des copains, on a monté – c'est-à-dire qu’on sortait pas mal, alors après, c’est un milieu où c’est vrai que dès que tu commences à sortir, à aller dans les fêtes, les soirées, les machins, tu rencontres du monde – et suite à ça, on a monté à une époque une maison de production. Alors bon, c'est-à-dire que nous on n’a rien payé : on a rencontré un mec qui était producteur, qui avait une boîte de prod' qui au jour d’aujourd'hui est une grosse boîte de pub et tout, et lui nous a proposé de nous héberger dans les bureaux, et nous on faisait les directs vidéo dans les soirées ; c'est-à-dire que tu vois, on allait dans plein de soirées et à chaque fois on délirait là-dessus, et on s’est dit, voilà, on va filmer dans les soirées, pour projeter, et puis on mettait un mec derrière les machines qui faisait des effets, machins, tu vois.
Pour projeter en direct dans la soirée, filmer la soirée ?
Oui, dans la soirée, on filmait les gens qui étaient dans la soirée. Tu vois, donc on a fait ça, et puis ça, ça nous a amenés à faire des clips et des machins. Mais le seul truc, c’est que pendant un an, là, c’était… tu vois je gagnais la moitié de ce que je gagnais quand j’étais avec les gamins, tu vois ! Je ne gagnais plus que 4000 balles par mois. Donc là, je vivais dans une chambre de bonne à Belleville, et là, ça a été une année genre argh ! à l’arrache. Mais, c’était un changement, c’était un choix, quoi. (Jean)’

Cette activité est moins lucrative que le travail d’animateur, mais elle ouvre des possibilités de carrière. Jean découvre le métier de producteur dans cette société, puis se lance comme intermittent, d’abord stagiaire, puis assistant, premier assistant, régisseur, régisseur général et devient enfin directeur de production – un métier dans lequel il renoue finalement en partie avec des savoir-faire forgés dans l’animation auprès des enfants, tout en gagnant beaucoup mieux sa vie et en accédant au titre de « directeur » :

‘Bah après c’est pareil, hein, après la vie avec les adultes c’est exactement la même chose. […] La moitié de ton temps c’est quand même la gestion humaine des gens ! Y en a une qui pleure parce que machin lui a parlé comme ça, l’autre son hôtel lui plait pas… Tu leur mettrais des baffes ! mais t’es obligé de les gérer, donc… et je trouve que les gamins, c’est une bonne… c’est vraiment une bonne formation. (Jean)’

De la même façon, Irène, qui « traîne » alors en DEUG de Lettres, tire profit de sa rencontre avec les milieux artistiques alternatifs dans le milieu de la nuit parisienne des années 1980 pour devenir successivement chanteuse d’un groupe de rock, assistante de l’administratrice d’une compagnie de théâtre assez réputée, attachée de presse d’un groupe de rock alternatif connu, et enfin chargée de production dans l’événementiel. Dans tous ces emplois, elle est intermittente, ce qui lui permet de bénéficier un peu plus tard d’une formation longue de peintre-décoratrice, dont elle se saisit pour tenter de professionnaliser l’activité immobilière qu’elle mène en parallèle depuis quelque temps (achat d’anciens locaux d’activités ou de pavillons anciens, rénovation, revente). L’accès à toutes ces activités tient plus à sa capacité à « gérer un projet, l’organiser à la fois au niveau financier et au niveau logistique », à un certain « bluff »200, à un âge et à une période propices qu’à des talents artistiques201. On reviendra sur le rôle joué par son expérience immobilière de gentrifieuse dans cette trajectoire (chapitre 7), mais on voit déjà comment l’intermittence, comme « association de l’individualisme et du risque », lui permet de pallier la médiocrité de ses études pour poursuivre la trajectoire d’ascension sociale entamée par sa famille (une famille d’immigrés italiens, commerçants et entrepreneurs du bâtiment).

Développons encore deux exemples de ces trajectoires d’ascension sociale « prolongées » par l’indépendance ou l’intermittence dans le milieu artistique. Loïc comme Julie sont plutôt des « rescapés » de la filière professionnalisante, qu’ils ont su pousser assez loin et associer à une prise de risque (en se mettant à leur compte) pour convertir ce qui se présentait comme une « voie de garage » en une « profession nouvelle », pour « produire des postes ajustés à leurs ambitions plutôt que d’ajuster leurs ambitions à des postes déjà existants » (Bourdieu, 1979, p. 415). Loïc, « cancre » à l’école, s’était vu orienté dès la cinquième vers le jardinage (CAP puis BEP de jardinage) ; il poursuit cependant ses études dans cette voie au-delà du bac technique en se faisant accepter en BTS « jardins et espaces verts » dans une école réputée à Paris. Ayant contracté un emprunt pour faire cette formation, il ne peut poursuivre vers le paysagisme comme il le souhaitait ; mais il a en même temps travaillé la photo et s’oriente vers la photographie de plantes et de jardins, en se faisant embaucher comme iconographe pour la presse202. Cette bifurcation, rendue possible grâce à sa formation parisienne, est suivie d’une deuxième, une dizaine d’années plus tard, puisqu’il se met à son compte et devient photographe de jardins : il passe ainsi « de l’autre côté », du côté du producteur d’images, et donne une connotation artistique à son travail qui revalorise son statut socioprofessionnel. Julie parvient de la même façon à prolonger une trajectoire d’ascension sociale interrompue par la séparation de ses parents (qui fragilise économiquement sa mère institutrice, la condamnant à rester en HLM en banlieue, et qui fragilise Julie dans sa scolarité). Après des années de collège difficiles, en fin de troisième elle entre sur concours dans une école d’arts appliqués de Paris, où elle prépare un bac F12. Elle se forme au graphisme mais n’obtient pas le bac, ce qui l’empêche de s’inscrire en école d’architecture comme elle le souhaitait ; elle passe alors le concours d’entrée dans une école supérieure d’arts décoratifs privée, où existe une filière d’architecture d’intérieur, malgré les moyens économiques limités de sa mère :

‘J’ai passé le concours, j’ai été reçue première au concours d’entrée ! Oh la la, la revanche, elle était bonne ! […] J’étais la seule pauvre, entre guillemets. Vraiment, j’étais considérée comme la pauvre prolo, hein ! Mais j’en étais très très fière ! Ca, ça a été ma douce revanche sur tous ces bourgeois. Parce que c’en était vraiment, hein, des gens de Saint-Cloud, de Versailles, de tout ça, ou alors des grosses familles bourgeoises de province… (Julie, graphiste indépendante, arrivée en 2000)’

Elle finance ces études (qui lui coûtent 4000 euros par an pendant cinq ans, sans compter le coût du matériel) en travaillant dans une agence d’architecture pendant les vacances et les week-ends, redouble à cause de cette surcharge de travail, et finit par obtenir son diplôme. Pour obtenir ce travail en agence d’architecture, elle recourt comme Irène et Jean aux réseaux et au bluff :

‘Et dans le groupe de jazz où j’étais, il y a un mec qui me dit : « tiens, j’ai un copain architecte qui cherche quelqu'un ». Je dis : « ça m’intéresse, on va se rencontrer ». De toutes façons, la vie aide beaucoup plus quand on rencontre par copains que quand on vient sonner aux portes et qu’on connaît personne, si ce n’est avoir un CV de… je sais pas, je ne sais pas ce qu’il faut, mais enfin j’ai jamais vraiment très bien saisi ce genre de système, ça n’a jamais vraiment marché. Bon, ce mec-là, il était architecte à Cergy-Pontoise […] il me dit : « oui, en effet, je cherche quelqu'un ; tu sais gratter les plans ? » – Gratter, c’est l’expression pour dire tracer. – « Bien sûr. » J’y suis allée à l’intox, mais parce qu’il fallait que je bosse ! Donc j’ai menti mais sur toute la ligne ! « Tu sais faire de la perspective ? » ça oui, parce que j’avais appris : « oui ». Euh... je savais tout faire ! [rit] Sauf le chantier. Là, j’ai pas pu mentir, parce que je me suis dit, pour la construction d’une usine, je le sentais pas trop ! (Julie)’

Julie ne parvient donc pas à être architecte à l’issue de son parcours d’études, mais architecte d’intérieur203. Elle commence par « gratter » des plans en intérim, un travail « absolument chiant » mais lucratif, et cherche toujours à travailler en agence d’architecture. Diplômée en architecture d’intérieur et formée au graphisme dans les deux écoles qu’elle a fréquentées, on lui propose de faire « graphiste pour architecte ». Cette spécialité « très rare en France » lui permet de travailler pour Jean Nouvel en sous-traitance ; elle va en faire sa profession, en se mettant à son compte. Elle explique le choix de l’indépendance par son « goût » pour la diversité des projets et des collaborateurs, par l’envie de ne pas dépendre d’un supérieur hiérarchique, par le fait que « c’est gratifiant » de pouvoir refuser des projets et d’en assumer seule les risques, par son caractère fort ou encore par la souplesse horaire qui lui permet de concilier travail à temps plein et tâches familiales – des aspects soulignés par Menger dans son « portrait de l’artiste en travailleur » (2002). Mais ce « choix » est aussi dû à une contrainte d’ordre purement professionnel : cette profession de « graphiste pour architecte » qu’elle s’est quasiment fabriquée est si peu répandue en France qu’il lui serait difficile de l’exercer comme salariée.

‘Et aussi, mon métier est tellement pas répandu en France – aux Etats-Unis, je t’ai dit, hein, tout le monde a un graphiste minimum par agence, même dans une agence de trois personnes, sur trois, il y a un graphiste – alors qu’en France, c’est vraiment un truc, c’est de l’inconnu, ils se demandent bien à quoi tu sers !
C’est du luxe ?
Oui. De toutes façons, c’est du luxe. Je ne sais pas comment marchent les salaires aux USA et ailleurs, mais en France, il y a beaucoup de charges et tout ça, donc c’est ça aussi : de savoir que t’es profession libérale et qu’ils ne dépendent pas de toi, qu’ils n’ont pas un fil à la patte, pas de charge, ils te font une facture pour une journée, tu vois, ils te paient, et puis au revoir, merci, si ça se trouve on ne se revoit jamais. Et puis si ça ne va pas, eh ben on s’arrête dans la minute qui suit… (Julie)’

Finalement, Julie gagne nettement moins que lorsqu’elle travaillait en agence (elle passe de 2000 à 1000 euros de revenu mensuel net), mais ce métier qu’elle s’est forgé lui permet d’être collaboratrice d’architectes plutôt que « sous-architecte », et son statut d’indépendante vient entériner sa trajectoire d’ascension sociale. Pour tous ces gentrifieurs, l’association de l’individualisme et du risque (Menger, 2002) a permis de s’extraire de la condition moyenne à laquelle ils étaient voués, en autorisant la production de « postes ajustés à leurs ambitions » (Bourdieu, 1979, p. 415). Les domaines de la communication, du design et de la production culturelle semblent particulièrement adaptés à cette opération, car les métiers et les filières d’accès y sont peu institutionnalisés204.

Notes
200.

Elle l’explique elle-même à demi-mot : «  Mais j’imagine que c’est pas évident de débarquer comme ça à la Cartoucherie… ? Ben j’étais très culottée. J’étais quand même très culottée, je le serais moins maintenant. Mais à l’époque, c’est vrai que… je bluffais pas, c'est-à-dire que tu vois, j’embobinais pas les gens, mais j’étais vraiment prête à me lancer dans un nouveau truc, et je suis assez dynamique quand je fais quelque chose donc – et je pense que c’était plus facile à l’époque que maintenant. Il y avait plus d’occasions. » La réussite de ce « bluff social » ne semble pas indexée sur l’origine sociale, contrairement à ce que suggère Bourdieu (1979, p. 419), du moins dans cette région culturelle moyennement légitime dans laquelle Irène comme Jean évoluent professionnellement : théâtre « alternatif » à la Cartoucherie de Vincennes, rock alternatif, monde de la « nuit parisienne » des années 1980.

201.

« La petite bourgeoisie nouvelle s’accomplit dans les professions de présentation et de représentation (représentants de commerce et publicitaires, spécialistes des relations publiques, de la mode et de la décoration, etc.) et dans toutes les institutions vouées à la vente de biens et services symboliques » (Bourdieu, 1979, p.415) ; la professionnalisation de son activité immobilière elle-même relève de cette « vente de biens et services symboliques ».

202.

Ce métier consiste à trouver les photographies permettant d’illustrer les articles.

203.

Contrairement à « beaucoup d’anciens » de son école, qui ensuite passent le diplôme d’architecte « parce qu’un moment, tu bloques sur la façade, tu vois, donc t’as besoin d’un permis de construire, bêtement, pour une fenêtre que tu changes, t’as besoin d’être architecte, tu vois, c’est bête mais c’est comme ça » (Julie).

204.

« Au lieu de plus grande indétermination d’une région d’indétermination, c'est-à-dire principalement du côté du pôle culturel de la classe moyenne, se situent des positions encore mal déterminées, tant pour le présent qu’elles proposent que pour l’avenir très incertain, et du même coup très ouvert, c'est-à-dire à la fois risqué et dispersé, qu’elles promettent (par opposition à l’avenir assuré mais fermé des positions fortement prédéterminées) : ces positions nouvelles sont nées des transformations récentes de l’économie (et en particulier de l’accroissement de la part qui revient, jusque dans la production des biens, au travail symbolique de production du besoin – conditionnement, design, promotion, relations publiques, marketing, publicité, etc.) ou ont été en quelque sorte « inventées » et imposées par leurs occupants qui, pour pouvoir vendre les services symboliques qu’ils avaient à offrir, devaient en produire le besoin chez les consommateurs potentiels par une action symbolique (ordinairement désignée par des euphémismes tels que « travail social », « animation culturelle », etc.), tendant à imposer des normes et des besoins, en particulier dans le domaine du style de vie et des consommations matérielles ou culturelles. » (Bourdieu, 1979, p. 397) La citation nous paraît pouvoir être transposée à la période actuelle, avec un certain renouvellement des professions concernées.