2.3 Réparer des trajectoires descendantes par une activité artistique

Pour les gentrifieurs issus de milieux bourgeois, le choix des mêmes professions prend une signification un peu différente et peut également se traduire par des productions différentes. Issus d’une bourgeoisie intellectuelle ou artistique, ils ont fait des études dans des écoles d’art plus ou moins réputées, parfois à l’étranger, certains évitant de justesse la relégation dans des filières courtes (comme Lilas qui passe un bac technique puis un BTS en publicité avant d’aller passer deux ans dans une école d’arts à Londres). Ils sont « dotés d’un fort capital culturel imparfaitement converti en capital scolaire » (Bourdieu, 1979, p. 414) et disposent d’un capital économique hérité qui les rend tolérants au risque « en partie par un effet des dispositions mêmes, d’autant plus assurées que l’on a plus d’assurances, [et] en partie en raison de la distance réelle à la nécessité que donne la possession des moyens économiques de tenir dans des positions provisoirement peu rentables » (Bourdieu, 1979, p. 414). En outre, ils sont familiers, par leurs origines, de la démarche artistique.

C’est donc dans cette optique – avoir une démarche artistique – qu’ils vivent leur choix d’une profession de création exercée en indépendants. Ils recourent pour expliquer leur orientation au registre de la vocation, de la passion. Ils aspirent à un travail artistique envisagé comme libre expression de soi, accomplissement par le geste et par l’imagination. Ils sont également porteurs d’une « critique artiste » du mode de production capitaliste – notamment de la standardisation de la production, de la marchandisation des œuvres et de la dépossession de son travail dans le salariat. Hugo, qui a grandi dans l’atelier de sa mère, souhaite avant tout se sentir libre de créer et d’exprimer sa singularité d’« auteur » :

‘Mes maîtres à penser du graphisme étaient tous des free-lance, des auteurs, donc l’idée de sacrifier son boulot dans une boîte qui elle-même négocie avec un client, c’était impossible. Ca l’est toujours. […] Soit tu es un auteur, et à ce moment-là, tu dois écrire en ton nom. Soit tu deviens… exécutant. Mais si tu choisis d’être auteur, il faut que tu signes, quoi.
D’accord. Et si tu es exécutant, on ne te laisse pas tellement de marge de manœuvre, en fait ?
Ah non, tu fais un compromis, tu es au service de, et moi je ne voulais pas. (Hugo, graphiste indépendant puis vidéaste, arrivé en 1997)’

Julien, qui vient d’un milieu bourgeois plus classique, semble – dans un premier temps au moins – aspirer moins au travail de création qu’à la vie d’artiste, libérée des conventions, des modes de vie et de production standardisés. Cela le conduit à s’installer avec des amis de son école d’art dans un entrepôt désaffecté des docks de San Francisco, et c’est par cette expérience qu’il découvre la ferronnerie d’art :

‘Moi je vivais sur une plate-forme qui était à huit mètres de haut, je descendais par un tube, tu sais, comme les poteaux de pompier […] Tu passais d’une plate-forme à une autre par un escalier qui était à 10 mètres de hauteur, enfin bon. […] Tout ça entièrement fait nous-mêmes, avec de la récup’ de-ci de-là. Ceux qui étaient peintres ramenaient de la peinture, celui qui était métallo – et c’est à cette époque-là que j’ai découvert la ferraille, je suis tombé dedans, je me suis mis à souder souder souder, et c’est devenu ma… ma raison de vivre, quoi.
Et toi tu étais dans quoi à ce moment-là ?
J’étais en design industriel […] je travaillais sur des produits plastiques, et… et j’ai failli me tirer une balle. D’ailleurs je ne fais plus du tout de design.
Pourquoi ?
Tellement c’est insupportable.
Qu’est-ce qui est insupportable ?
De faire des boîtiers d’ordinateurs, euh, des boîtiers – ça, tu vois ? [il montre mon enregistreur], des trucs comme ça. (Julien, ferronnier d’art indépendant, arrivé en 1995)’

Julien porte la critique artiste de la société de consommation moins comme une idéologie que comme un élément d’identification à un univers socioprofessionnel qui l’attire : il évoque énormément l’esthétique d’un « univers artistique » qui semble presque unifié et homogène dans son esprit, et parle peu de sa propre démarche de création ou d’un éventuel rôle de l’art ou de l’artiste dans la société. On reviendra sur ce point à partir de la question du choix d’habiter un « loft » (chapitre 6). On peut en tous cas faire l’hypothèse que l’affiliation à la figure de l’artiste, qu’il recherche, a à voir avec une stratégie de « rétablissement symbolique » d’une trajectoire qui serait sans cela nettement descendante (et discordante par rapport à celle de sa sœur, restée dans « le sérail » capitaliste du père) : se placer sur une « échelle » ou dans un champ alternatifs lui permet d’éviter de se trouver en position subordonnée (celle de designer de produits plastiques par exemple) dans la chaîne de production à la tête de laquelle son père exerçait des fonctions de commande.

Hugo et Julien, comme Lilas, Martine et d’autres, sont confrontés à la nécessité de gagner de quoi vivre et faire vivre une famille en sacrifiant le moins possible leurs exigences artistiques. Il s’agit en fait pour eux de trouver un équilibre entre activités rémunératrices et activités proprement artistiques, ces deux figures constituant non pas deux catégories étanches mais plutôt deux pôles entre lesquels ils réalisent un continuum de productions : ouvrages de commande effectués avec autant d’indépendance et de « sincérité » que possible, œuvres d’art que l’on tente de reproduire lorsqu’elles ont rencontré du succès… le modèle auquel ils souhaiteraient pouvoir pleinement adhérer étant celui d’un travail complètement détaché des gratifications économiques et de toute forme de commande. Hugo par exemple saisit toutes les occasions d’accroître la part de ce type de travail dans sa vie active, se contentant d’un petit revenu pour vivre : avant son installation à Montreuil, il travaille avec un ami comme graphiste indépendant afin de gagner juste de quoi vivre en faisant le minimum de compromiset passe le reste de son temps à peindre :

‘On était deux auteurs, et on avait des revendications – je sais qu’on avait une mauvaise presse dans le métier parce qu’on travaillait bien, mais on était un peu emmerdants, parce qu’on avait des exigences qui n’étaient pas forcément commerciales. (Hugo, graphiste puis vidéaste, arrivé en 1997).’

Plus tard, face à des dépenses plus importantes que prévues pour le remboursement de son prêt immobilier et pour les travaux dans son logement, il est obligé de travailler davantage et d’abaisser son niveau d’exigences :

‘Je suis passé à la vitesse supérieure, j’ai fait des pochettes de disques pour Stone et Charlene, l’épouvante, enfin toutes ces choses que je refusais catégoriquement avant, j’ai commencé à les faire pour que ça accélère, […] je travaillais comme un dingue et dès que j’avais 10000 francs je faisais des travaux. (Hugo)’

Il devient également enseignant dans son ancienne école. Enfin, peu de temps avant l’entretien, il hérite d’une somme qui lui permet d’achever de rembourser son emprunt et de l’atelier de sa mère, dont la location lui rapporte une rente d’environ 1500 euros par mois. Cela lui permet « de [se] libérer d’un certain nombre de contraintes » : d’abandonner non seulement l’enseignement mais aussi le graphisme et « d’attaquer des boulots beaucoup moins commerciaux, voire pas du tout commerciaux » dans la photo et la vidéo, où il se sent enfin une totale liberté de création. Il le souligne aussi bien à propos du livre de photos qu’il vient d’achever (« je n’ai eu aucune aide, d’aucune institution, ni publique ni privée ; et j’ai pas sacrifié mon livre, je l’ai fait vraiment comme je voulais ») qu’à propos du film qu’il prépare (« de toutes façons, je ferai le film que je voudrai faire, et personne ne me dira : il faut que ça fasse 15 minutes de moins ou une demi-heure de plus »). Ce qu’il souhaiterait serait en fait une déconnexion complète entre travail et revenu :

Tu te considères comme rentier, en fait ?
Ben... je le suis ! Il faudrait que je le sois un peu plus pour ne pas avoir à travailler du tout, mais oui, maintenant je suis rentier [rit], depuis deux ans.
C’est un objectif - je veux dire, de ne plus avoir à travailler du tout, ça serait un objectif ?
Ah ben, de pouvoir ne plus travailler que sur mes – parce que je travaille énormément, je sors de six mois complètement cinglés. Je suis un gros bosseur. Donc mon objectif c’est de travailler sans souci de la rémunération de ce travail… (Hugo, graphiste indépendant puis vidéaste, arrivé en 1997)’

Il est intéressant de voir l’usage qu’il fait de la liberté que cette rente lui offre : il préfère vivre avec son fils et sa compagne (une comédienne qui ne gagne presque pas d’argent) avec ces 1500 euros mensuels et disposer de son temps pour créer, plutôt que de chercher à gagner davantage205. Hugo est un cas extrême dans ses choix et dans sa façon de les exprimer, mais tous partagent cet idéal d’indépendance dans le travail, ce détachement à l’égard des gratifications économiques et cette préférence pour des gratifications symboliques ou psychologiques (liées à l’accomplissement de certaines valeurs). De manière analogue, Julien ne choisit pas la voie la plus facile ni la plus rémunératrice, lorsqu’il quitte le design industriel aux Etats-Unis pour l’artisanat et la ferronnerie d’art en France. C’est aussi le cas dans des métiers non artistiques : ainsi Tiphaine choisit à la fin de ses études de monter avec trois amis un bureau d’étude en urbanisme plutôt que de se faire embaucher comme salariée ; après quelques années seulement, elle et ses amis sont en mesure d’embaucher d’autres jeunes diplômés et ont développé des spécialités relativement nouvelles (comme la concertation avec les habitants ou la communication sur les projets urbains). Tiphaine tire de cette indépendance et du fait d’avoir contribué à créer des emplois un sentiment de responsabilité et de fierté qui justifie à ses yeux le sacrifice économique que cela supposait (après cinq années d’activité, son salaire est d’environ 1000 euros nets par mois pour un temps partiel à quatre cinquièmes ; elle s’est vu proposer à plusieurs reprises des postes intéressants dans des institutions plus rémunératrices, qu’elle a refusés).

Cependant tous n’ont pas la même liberté financière qu’Hugo ou Tiphaine (dont le mari est expert-comptable) et si les capitaux familiaux de ces enquêtés aux origines bourgeoises leur permettent une assez grande tolérance au risque, ils doivent néanmoins exercer des travaux rémunérés. Chacun s’arrange donc pour maximiser son temps et sa liberté de création en combinant les statuts, les sources de rémunérations, en partageant son temps de travail ou en étant aussi intransigeant que possible vis-à-vis des commanditaires tout en honorant les commandes. Ils passent ainsi fréquemment d’un statut à l’autre au gré des besoins et des possibilités, les cumulent ou les articulent au sein du couple de manière à assurer au maximum la continuité des revenus et de la protection sociale206. Le statut d’intermittent par exemple assure un revenu, tandis que celui de la Maison des artistes n’offre qu’une protection sociale et une exonération de taxe professionnelle ; les rémunérations en droits d’auteur ou même en prix et bourses diverses (« aide à l’écriture » du CNC par exemple) se cumulent aux cachets ou aux CDD ; l’indépendance permet de facturer tout type d’intervention mais ouvre des droits sociaux moindres… Ils ont acquis une connaissance fine de ces différents statuts en se frottant au monde du travail dans diverses configurations.

Il faut compléter ce portrait en précisant les choix de spécialisations professionnelles qu’ils opèrent au sein même des professions culturelles (ou qu’ils valorisent, s’ils ne peuvent eux-mêmes les assumer faute de moyens). Ils tendent en effet à occuper dans leurs champs respectifs (l’édition, le cinéma, le graphisme, etc.) des positions marginales, « alternatives » en ce qu’elles récusent les critères de réussite dominants, sanctionnés par le marché : cinéma d’auteur, graphisme de création, éditions alternatives… Ce positionnement se lit particulièrement bien dans le champ du cinéma, les enquêtés exprimant un refus du cinéma « commercial » qui se traduit par une critique du milieu de la fiction et de la télévision : ce milieu est par exemple jugé « super hystérique, vachement auto-centré » et « prétentieux » par Alice, qui a travaillé dans la production pour des filiales d’UGC. Alice quitte d’ailleurs ce domaine après quelques années pour refaire des études à Sciences Po puis entamer une thèse sur l’histoire de la CGT, avant de devenir auteure et correctrice pour des éditions universitaires. Ceux des enquêtés qui travaillent toujours dans le cinéma affichent tous une préférence pour le milieu du documentaire, qui correspond davantage à leurs valeurs comme l’indique clairement Hugo :

‘Tu sais, dans le cinéma, c’est assez complexe, parce que t’as… moi je connais très mal ce milieu-là, mais l’autre jour, il y avait des gens qui avaient l’air assez imbuvables qui parlaient de – ils venaient de faire un film, je crois, c’était la table à côté de nous – qui parlaient d’Adjani, de Bohringer, et ils étaient dans une espèce de surenchère d’esbroufe… donc il y a ce cinéma-là. […] Et puis après, il y a les gens du documentaire indépendant où il y a très peu de sous, c’est des gens qui ont beaucoup d’années de métier, qui ont une vision beaucoup plus passionnée et moins dans la réussite. Donc ils sont patients, attentifs, curieux… et en général généreux. (Hugo)’

Ce rapport à la culture – le choix de la marge, qui permet l’innovation, la création – s’inscrit selon nous également dans l’espace urbain et n’est pas étranger aux choix résidentiels de ces gentrifieurs ; on y reviendra à propos du choix du quartier au chapitre suivant. Pour conclure sur ces gentrifieurs des professions culturelles en trajectoire descendante, ils nourrissent donc un rapport enchanté à l’art, se situent dans leur travail dans un entre-deux entre liberté et création sous contrainte, et en matière d’emploi jonglent avec les statuts.

Il faut ajouter, à ces longs portraits d’intermittents et d’indépendants, les quelques salariés de l’échantillon. Ils partagent avec les indépendants et les intermittents l’expérience de la mobilité sociale et des efforts faits pour rétablir leurs trajectoires descendantes ou (plus souvent) pour prolonger leurs trajectoires ascendantes. C’est le cas de Samuel et de sa compagne, enfants de petits commerçants et titulaires respectivement d’une maîtrise de sciences politiques et d’un DEA de biologie, qui ont beaucoup de mal à trouver un emploi en CDI. C’est aussi le cas de Noémie, professeure certifiée d’histoire-géographie, qui a arrêté Sciences Po en cours de scolarité après y avoir redoublé deux fois. Fille d’une institutrice et d’un directeur de piscine, mais élevée par sa mère et un beau-père maître de conférence en sociologie, elle ne se sent « pas très à l’aise » dans cet établissement. Le fonctionnement pédagogique et le rythme ne lui conviennent pas :

‘Je trouvais que c’était – je crois je suis trop lente – c’était trop… j’aimais pas cette façon de réfléchir au lance-pierre, […] de devoir faire des exposés tout le temps, en dix minutes, où t’as le temps de rien vraiment apprendre… Moi j’étais plus à l’aise dans l’esprit universitaire, où tu digères, tu te poses des questions, cette espèce de recherche, un peu, plus approfondie, plus dans la durée. (Noémie, professeure d’histoire certifiée, arrivée en 2003)’

Mais il semble qu’il s’agisse aussi d’un problème de trajectoire sociale : faire cette école prestigieuse répond à la fois à une inquiétude liée au marché de l’emploi et à une injonction implicite de son beau-père :

‘Je crois que j’avais aussi un rejet de ce que ça représentait pour moi. Je crois que j’ai un peu fait ça aussi pour des contraintes d’emploi, parce que bon, avec une maîtrise d’histoire, tu fais quoi après ? Voilà… Non, mais ça m’a formée, hein ! Mais je me suis un peu sabordée sur certains examens, j’avais l’impression de faire ce que mon beau-père voulait que je fasse, tu vois ? Ce que mon grand-père voulait que je fasse… (Noémie) ’

Elle passe finalement le CAPES d’histoire et devient professeure en lycée. Bérengère, originaire de la bourgeoisie traditionnelle, tâtonne elle aussi un certain temps à l’université dans diverses filières jusqu’à un DEA qu’elle n’achève pas, avant d’entamer une série de CDD dans un établissement culturel ou elle sera finalement recrutée au bout de six ans en CDI.

Ces gentrifieurs salariés ont donc tâtonné un certain temps sur les bancs de l’université voire de grandes écoles sans parvenir à décrocher un diplôme vraiment brillant ou en tous cas suffisant pour permettre une entrée aisée sur le marché du travail à un niveau de cadres. Ils partagent avec les indépendants et les intermittents ce « rapport à la culture et, partiellement, au monde social qui trouve son fondement dans une trajectoire interrompue et dans l’effort pour prolonger ou rétablir cette trajectoire » (Bourdieu, 1979, p. 409)207. Ils ressemblent également aux « professions nouvelles » par la nature de leurs emplois et les secteurs où ils exercent : maquettiste, éditeur scientifique, rédacteur en chef d’un site Internet, conceptrice d’expositions… Ces effets des trajectoires sociales nous semblent d’autant plus importants pour la compréhension de leur position sociale que l’on se rappelle que lors de la refonte du code des CSP en 1982, les professions artistiques (CS 35) et d’enseignement (CS 34) ont dû leur inscription dans le groupe socioprofessionnel « cadres et professions intellectuelles supérieures », en partie, aux trajectoires sociales auxquelles elles étaient statistiquement associées. En ce qui concerne les artistes, cette inscription parmi les cadres malgré l’hétérogénéité de leurs métiers, leur caractère plus ou moins intellectuel, la très grande variabilité de leurs revenus et leur niveau d’étude moyen (équivalent à celui des professions intermédiaires du privé) est due à leurs origines sociales très nettement supérieures : seul le groupe des professions libérales présente une fréquence plus importante de parents cadres et professions intellectuelles supérieures. Quant aux enseignants et chercheurs, spécialistes du savoir, s’ils sont classés dans les couches les plus élevées, c’est en raison du destin probable de leurs enfants : c’est parce que leurs enfants réussissent mieux à l’école que leur milieu est considéré comme supérieur, dans une société où la réussite scolaire est de plus en plus importante (Desrosières, Thévenot, 2002). On mesure l’importance de la trajectoire dans la définition des positions sociales occupées par une grande partie des individus formant le groupe des gentrifieurs.

La trajectoire est également à prendre en compte pour caractériser ces ménages de gentrifieurs : en effet les couples rencontrés sont fréquemment des couples « mixtes » du point de vue de la trajectoire sociale, en général l’alliance d’un enfant des plus qualifiées des « nouvelles classes moyennes » (parfois de la bourgeoisie traditionnelle) en trajectoire descendante (au moins du point de vue des revenus et de la stabilité de l’emploi) et d’un enfant issu des classes populaires ou de la petite bourgeoisie traditionnelle (petits commerçants notamment) en ascension sociale. Les uns et les autres montrent des signes de distanciation à l’égard de leur milieu d’origine qui les conduit dans un entre-deux où les jugements de goût semblent comme inversés, les premiers montrant une mise à distance des codes des classes dominantes tandis que chez les seconds les intenses efforts d’ascension sociale se traduisent par une exigence culturelle de « convertis ». Dans le couple formé par Julie et Guillaume par exemple, lui vient, selon Julie, d’une « famille intellectuelle de gauche », elle d’une famille de « prolos » ; lui a redoublé trois fois sa Terminale et n’aimait pas l’école, elle aimait ça et malgré ses difficultés scolaires s’est toujours battue dans ses études ; lui aime la télévision, le foot, elle « ne supporte pas la télévision » et adore apprendre… Dans le couple formé par Bérengère et Loïc, elle qui est issue de la grande bourgeoisie peut critiquer ce milieu d’origine, revendiquer dans son travail de conceptrice d’exposition une dimension d’ouverture et de démocratisation des savoirs ou se moquer dans sa vie quotidienne des propositions trop « intellos » de certains de ses amis, tandis que son conjoint se contente de les trouver « surprenantes » et fait de son mieux pour donner à son travail de photographe de presse une dimension artistique (il a par exemple un projet de livre). Ces divergences se retrouvent dans leur choix résidentiel, Bérengère n’ayant pas de rejet a priori de la banlieue tandis que Loïc trouve que « l’haussmannien ça a quand même plus de charme ». Dans le Bas Montreuil, ces couples aux trajectoires contrastées semblent pouvoir trouver satisfaction : le choix d’un tel quartier, les fréquentations et le mode de vie qui en découlent permettent aux « descendants » d’exprimer une mise à distance de leur milieu d’origine tout en autorisant des stratégies de « rétablissement symbolique » (Bourdieu, 1979) ; il offre en même temps aux « ascendants » une proximité avec des héritiers de la culture légitime qui consolide leur trajectoire. Cette « mixité » de trajectoires peut aussi selon nous expliquer certaines des « contradictions » que l’on reproche aux « bobos » et aux gentrifieurs : là où P. Bourdieu relie leurs goûts hétérogènes, leurs « incertitudes, voire [leurs] incohérences » au fait qu’ils ont « à inventer un nouvel art de vivre, notamment en matière de vie domestique, et à redéfinir leurs coordonnées sociales » (ibid., p. 419), on peut également voir des effets de composition liés à ces trajectoires hétérogènes, le produit de « syncrétismes matrimoniaux ».

Notes
205.

Il pourrait assez aisément avoir un revenu nettement plus élevé, puisqu’il indique ailleurs dans l’entretien qu’il a pu facturer jusqu’à 450, voire 600 euros la journée de graphisme.

206.

Julien, d’abord étudiant en arts appliqués puis artiste sans statut, entre ensuite dans l’artisanat comme apprenti, puis successivement comme salarié, indépendant, employeur et enfin redevient « artiste » avec cette fois le statut de la Maison des artistes. Francine et son conjoint ont monté leur société de production, lui en est le gestionnaire et ne peut pas gagner d’argent, elle est payée par cette entreprise comme intermittente et gagne de l’argent pour eux deux. Lilas cumule statut d’indépendante et statut de la Maison des artistes, partageant ses semaines entre trois jours de graphisme et deux jours de photo. Luc alterne les périodes d’intermittence et les périodes où il ne vit que sur ses droits d’auteur, prix et aides à l’écriture. Etc. Hatzfeld et al. remarquent également cette circulation des individus entre les statuts : « A Montreuil, les cas sont fréquents où un décorateur, ou bien unproducteur de vidéo est tantôt l’un [employé] tantôt l’autre [employeur], selon qu’il a reçu lui-même la commande, ou qu’un ami a besoin de ses compétences. Il arrive même que, sur un coup, on embauche son employeur d’un coup précédent ! On assiste donc à des sortes de troc de travail qui échappent complètement au droit du travail mais constituent de l’emploi. » (Hatzfeld et al., 1998, p. 51).

207.

Il s’agit encore une fois d’un idéal-type (certains semblent parvenir à satisfaire leurs ambitions sociales).