3. Les « jeunes Croix-Roussiens »

3.1 Des « jeunes bien portants »212

Les seize gentrifieurs que nous avons rencontrés qui sont arrivés sur les Pentes entre 2000 et 2005 présentent une assez grande homogénéité tant en termes d’âges (ils sont nés entre 1970 et 1980) que de niveaux de diplôme et de situations professionnelles. Ils s’installent dans le quartier âgés de 23 à 36 ans ; un seul est encore étudiant, tous les autres sont entrés dans la vie active après des études longues et ont déjà connu une ou plusieurs expériences professionnelles (à Lyon, à Paris ou l’étranger principalement). A l’inverse des « convertisseurs » du Bas Montreuil, ils sont caractérisés par un rapport positif à l’emploi et un rapport un peu plus distendu au travail.

A l’époque où ils sont entrés sur le marché du travail (fin des années 1990, début des années 2000), le taux de chômage deux ans après la fin des études était de l’ordre de 20 % (18 % en 2001 selon Chauvel, 2006). Leurs diplômes leur ont permis une insertion professionnelle assez aisée et même les moins diplômés n’ont pas eu de difficulté à trouver un emploi. Ils n’expriment pas d’inquiétude sur ce plan et sont en mesure de se projeter dans l’avenir – ce qu’ils font volontiers, contrairement aux « pionniers » et aux « convertisseurs ». Les incertitudes, lorsqu’elles existent, viennent plutôt d’eux-mêmes, de choix qui ne sont pas encore bien arrêtés, que de leurs situations professionnelles actuelles. Ils travaillent dans l’enseignement-recherche, la formation, l’aménagement du territoire, l’environnement, les droits et services sociaux (droit au logement, droits de l’homme, protection des mineurs), le secteur médico-social et l’industrie ; une seule enquêtée, rédactrice pour une compagnie d’assurances, s’écarte des secteurs d’emplois repérés comme typiques des « nouvelles classes moyennes ». A part un étudiant en design et un musicien, aucun d’entre eux n’exerce une profession artistique ou de création213, et hormis ces deux enquêtés et une inactive en reconversion professionnelle, ils ont globalement des emplois stables : deux seulement ne sont pas salariés (l’un est monteur vidéo intermittent, l’autre propriétaire d’un restaurant-galerie d’art sur les Pentes). Les salariés travaillent tous à temps plein et sont presque tous en CDI ou fonctionnaires (une seule est en CDD, elle réalise des missions pour des associations de défense des droits de l’homme). Ils se ressemblent également par leurs origines géographiques provinciales et par leur rapport au travail, qui expliquent en partie leur choix de vivre à Lyon – ou plutôt leur refus de vivre à Paris, où leurs diplômes auraient pu les conduire et auraient sans doute été mieux valorisés en termes de carrière.

En effet, ils ont presque tous ont un haut niveau de diplôme (en général bac + 5 – deux ont été jusqu’au doctorat, deux ont fait seulement un ou deux ans à l’université, une dernière enfin a un BTS), qu’ils ont atteint par la voie universitaire plutôt que par les grandes écoles, dans des filières plutôt prestigieuses ou en tous cas valorisées sur le marché du travail (droit, gestion, urbanisme…) ; et pour les ingénieurs, par des écoles de second rang plutôt que par les plus cotées. Ces lignes rédigées par Monique Dagnaud et Dominique Mehl en 1983 à propos des « sous-élites » décrivent bien leurs formations :

‘« Littéraires ou scientifiques, ils sont munis d’un bagage scolaire pluridisciplinaire acquis dans l’enceinte des universités, grandes écoles ou écoles d’ingénieur. Si leurs cursus incluent des apprentissages techniques spécialisés, ceux-ci s’intègrent à un fond culturel nourri de références générales. Ils ont emprunté les chemins de la connaissance qui préparent à une fonction plus qu’à un métier, qui inculquent des aptitudes plus que des savoir-faire » (Dagnaud, Mehl, 1983, p. 58). ’

Selon les deux auteurs, cette instruction constituait pour les nouvelles couches moyennes le nerf de la mobilité sociale ascendante. De fait, nos enquêtés sont également très souvent en mobilité ascendante (parents artisans, ouvriers, représentants de commerce, employés). Quelques-uns sont plutôt à même de reproduire les positions supérieures de leurs parents (comme cette inspectrice des impôts, fille d’un médecin hospitalier et d’une mère orthophoniste, ou ces enfants d’enseignants et de cadres du public, aujourd'hui chargés de mission ou de projet dans des structures associatives, qui peuvent aspirer à de plus grandes responsabilités). On ne retrouve pas en tous cas dans cet échantillon le profil montreuillois des artistes et indépendants du secteur culturel en trajectoire descendante. On ne retrouve pas non plus l’impression de « trajectoires interrompues » : à part les deux enquêtés qui ont quitté tôt l’université, ils ont pu faire les études qu’ils souhaitaient, sont allés au bout de leurs cursus, ont obtenu leurs masters, ont réussi leurs concours de la fonction publique (parfois après plusieurs tentatives ou en franchissant progressivement des paliers successifs) ; ils ne montrent aucune frustration à cet égard.

Pour les plus diplômés, leur appartenance aux classes moyennes, qui nous semble assez peu discutable du fait de leur pouvoir de décision et de leurs salaires encore moyens, pourrait n’être qu’une question d’âge : ils pourraient d’ici quelques années faire clairement partie des classes supérieures. Toutefois, leurs choix professionnels et leur rapport au travail ne confortent pas une telle hypothèse. En effet, ils privilégient la qualité de leur vie hors du travail ainsi que l’intérêt qu’ils portent à leur travail et sa conformité avec leurs valeurs, plutôt que l’idée de « faire carrière » et l’aspiration aux gratifications classiquement associées à la réussite professionnelle. Ils choisissent pour certains dès leur entrée sur le marché du travail les secteurs public et associatif, par goût pour « le social, l’autre, les gens » et dégoût de la « machine à fric » (Bertrand, chargé d’étude dans une association d’aide au logement) ou par envie de travailler pour la collectivité (pour Fabien, Emmanuelle ou Nathalie par exemple). D’autres opèrent une bifurcation après quelques années de vie professionnelle, quittant un emploi plus prestigieux et rémunérateur correspondant à leur niveau de diplôme pour un travail qui leur convient mieux, comme Antoine (cas que nous développons à la section suivante), Denis ou Damien, pour qui cela va de pair avec le fait de quitter Paris.

‘A Paris, j’aurais pas pu faire le quart de ce que j’ai fait ici !
Mais au contraire, ce n’est pas plus facile de trouver du boulot à Paris ?
Oui, peut-être, mais des trucs qui t’intéressent, pas forcément… Je préfère mille fois faire des trucs que j’aime. (Denis, ancien chargé de revues de presse pour des groupes financiers à Paris, gérant d’un restaurant-galerie d’art sur les Pentes, arrivé en 2004)
J’en avais marre d’être au niveau… enfin de discuter avec des représentants des ministères etc., et puis de voir que ni eux ni moi on ne connaissait les solutions de terrain et on ne comprenait pourquoi ça ne se mettait pas en œuvre sur le terrain… Je pense que c’est bien que les gens qui veulent faire de la problématique globale aient fait un peu de terrain et puis réciproquement, quoi. (Damien, ingénieur spécialisé environnement, arrivé en 2004)’

Un grand nombre d’enquêtés dit en effet avoir quitté Paris ou renoncé à y faire étape, en dépit des avantages de la capitale en termes de carrière, par rejet à la fois de la ville elle-même et du rapport au travail qu’ils y avaient ou qu’il y auraient eu : un travail central dans leur vie quotidienne, phagocytant les autres activités amicales, familiales, de loisir. Ils manifestent aussi une distanciation à l’égard des critères dominants de la réussite et un refus d’un rapport au travail fait de soumission aux exigences de la carrière. Au sein de ce portrait collectif, la teneur de ces choix professionnels et leurs articulations avec d’éventuels engagements hors travail doivent être précisés. Elles font apparaître deux types idéaux de « jeunes croix-roussiens », liés aux deux types de trajectoires sociales identifiées (ascension ou reproduction).

Un premier ensemble est formé de gentrifieurs en ascension sociale, qui occupent les mêmes emplois que les « nouvelles couches moyennes » il y a vingt-cinq ans : enfants d’artisans, d’ouvriers, d’employés, de professions intermédiaires du public, ils sont enseignant-chercheur, cadres dans des organismes publics (spécialisés dans la protection judiciaire de la jeunesse, l’environnement, l’aménagement, les affaires sanitaires et sociales) ou, pour les rares salariés du privé, ont des fonctions d’expertise plutôt que de décision. Ils ont également hérité des valeurs hédonistes portées par les « nouvelles couches moyennes » : s’ils sont intéressés par leur travail, ils ne sont pas mus par des ambitions de réussite mesurées en termes de pouvoir ou de rémunération, mais cherchent plutôt un équilibre entre travail et vie hors travail, clairement séparés. L’argent est de façon générale considéré comme un moyen pour vivre plutôt que comme une fin en soi ou comme la manifestation de qualités morales ou psychologiques mises en œuvre dans la profession. Ils cherchent en fait une reconnaissance symbolique et des bénéfices psychologiques moins dans le travail qu’en-dehors du travail, dans un mode de vie faisant une large place à l’épanouissement personnel à travers des loisirs ou simplement dans la mise en place d’un mode de vie cohérent avec leurs valeurs. Leur hédonisme est en effet fortement encadré par une morale bannissant la consommation de masse, les loisirs « bêtes », et valorisant le « fait maison », l’effort désintéressé, la convivialité, la simplicité, la modestie. Ces valeurs s’accommodent bien d’un mode de vie encore étudiant214, concentré sur la qualité du quotidien, ni inquiet ni ambitieux pour l’avenir, où les plaisirs existent et sont souvent liés à la conviction d’être vertueux. Toutefois, ces valeurs qui guident leurs pratiques ne font l’objet d’aucun discours. La différence par rapport à leurs aînés réside aussi dans l’absence de projet politique et dans la défiance à l’égard des mouvements collectifs visant la transformation des rapports sociaux.

Thomas, maître de conférence en mathématiques, incarne ces traits de manière exacerbée ; on les retrouve à des degrés moindres chez les autres enquêtés. Thomas est arrivé dans les Pentes en 2002, sa compagne Joan l’a rejoint en 2005 avec sa fille âgée de cinq ans et ils ont eu ensemble un bébé. Joan, 29 ans, est étudiante en archéologie et touche une rente d’une activité dont elle a hérité à la mort de son père ; cette rente (au moins 1500 euros par mois) lui suffit largement pour vivre. Deux ans après son recrutement à l’université, Thomas a demandé à travailler à temps partiel, pour ne pas gagner trop d’argent et pour s’occuper du bébé ; sa charge d’enseignement est entièrement concentrée sur un seul semestre.

‘Ca fait deux ans que je suis comme ça. La première année, la motivation c’était plutôt de dire que j’avais pas besoin de gagner tant d’argent que ça, finalement. Et cette année j’ai choisi de tout mettre sur le premier semestre à cause du bébé.
Donc l’année dernière, c’était un arbitrage temps libre / salaire, c’est ça ?
Mmmh…
Ou juste tu voulais pas gagner beaucoup d’argent ? [ton incrédule]
C’est plutôt ça, oui, en fait. Je commençais à me sentir dépassé par rapport à l’argent que je gagnais. En fait je gagnais pas tant que ça, mais sans compter que je touchais des sous – enfin j’ai pu acheter un appart à Rennes avec un héritage de famille, donc en plus ben un salaire de maître de conf’ c’est à peu près 2000 euros par mois net. Et je commençais à trouver que c’était trop, parce qu’en fait je roule à vélo, j’ai juste mon loyer à payer et à bouffer, et donc tu dépenses pas 2000 euros par mois avec ça ! […] En fait, pendant deux ans j’ai été ATER ; et là, de fait, j’étais à mi temps sans qu’on m’ait demandé mon avis ! Là, tout le monde trouve normal que tu aies un demi-poste. Mais finalement le salaire c’était celui que j’ai maintenant, et moi j’étais très heureux comme ça. (Thomas, maître de conférence, arrivé en 2002)’

Thomas ne ressent pas de pression du côté de la recherche, pas plus que quand il était ATER, et il souhaite que l’univers du travail et celui de la maison restent relativement « étanches » l’un à l’autre. A 32 et 29 ans, Thomas et Joan ont un mode de vie étudiant malgré leurs deux enfants : ils travaillent peu, aiment prendre leur temps, cuisiner, jouer. Thomas est impliqué dans deux associations, l’une de jonglage où il est responsable de la salle, l’autre de jeu de go où il donne des cours. Il joue au tennis le week-end (« on joue et après on mange et on boit, c’est assez convivial »). Lors des questions sur ses habitudes de courses et de sorties, il indique qu’il « n’achète pas de fringues, plutôt des bières » ; il lui semble évident d’avoir des bars et des restaurants de prédilection, où il sort régulièrement. Ses habitudes sont aussi structurées par quelques choix moraux : ne se déplacer qu’en vélo ou à pieds, ne pas acheter d’aliments déjà préparés, faire ses courses à la coopérative bio pour éviter les supermarchés :

‘Enfin moi c’est pas tant le truc bio qui m’attire, que le fait que tu trouves des trucs en vrac. Tu peux prendre ton riz en vrac, enfin ils vendent plein de trucs en vrac.
Et pourquoi ça te plait, ça ?
Euh… pourquoi ça me plait… J’aime pas trop avoir des boîtes avec marqué « Oncle Ben’s », ou… c’est l’aspect marques, ou l’aspect… j’aime pas trop les grandes surfaces. C’est un peu le contraire d’une grande surface. Monoprix, c’est quand même la grande surface, j’y vais le moins possible.’

Cependant, hormis ces quelques mots, Thomas n’explique pas ses choix, ne les justifie pas par des discours écologistes ou anticapitalistes. Il ne fait pas non plus partie de courants, d’associations ou de partis politiques, ne se rend jamais dans des réunions organisées par ce type de structure.

‘Ah non ! jamais, ni politique, ni comité de quartier, ni… c’est pas un truc où j’ai envie de passer du temps, c’est pas un truc auquel je crois beaucoup. Enfin disons, bon, l’engagement politique en général… même si – le syndicat, par exemple à la fac ils font une grève en ce moment – même si je sympathise avec les revendications, je vais pas faire grève, par exemple.
Pourquoi ?
[Long silence] Je sais pas…. Parce que je trouve pas ça très utile en fait.’

Thomas explique un peu plus loin ce qu’il entend pas « sympathiser » : il est au courant de ces revendications, son collègue de bureau est syndicaliste et les lui explique, mais cela ne va pas plus loin. Les autres enquêtés de ce premier groupe de jeunes croix-roussiens ne sont pas aussi radicaux dans la mise à distance du travail et la minimisation des revenus (tous n’ont pas de revenus du patrimoine) mais ils partagent les représentations qui les fondent. Ils ont un mode de vie, des valeurs et des pratiques de consommation très proches ; la liste des loisirs qu’ils pratiquent est longue (tango, danse, chorale, atelier de travail du bois, théâtre, jonglage) ; en revanche ils n’ont aucune activité militante, associative, syndicale ou politique.

Le second ensemble de « jeunes croix-roussiens » est constitué d’enfants des « nouvelles couches moyennes » plus ou moins aisées (leurs parents sont enseignants, chercheurs, formateurs, cadres supérieurs du public ou bien employés mais à l’université ou en librairie, ils sont inscrits dans des mouvements syndicaux, écologistes, dans le mouvement pour l’éducation populaire ou sont simplement sympathisants du PS). On ne les retrouve pas dans les institutions où travaillaient leurs parents (universités, services publics) mais dans des associations qui se placent en opposition et en aiguillon vis-à-vis de l’Etat. Une grande partie des « nouvelles couches moyennes » militait certes dans les années 1970-1980 dans ce type d’associations, mais tout en travaillant pour l’Etat (c’était par exemple le cas des deux plus militantes de nos « pionniers » des Pentes : Dominique, qui militait au Mouvement des femmes et travaillait pour un laboratoire de recherche ; Valérie, militante libertaire et éducatrice dans des foyers d’accueil publics). Le choix de leurs enfants, de faire du milieu associatif leur secteur d’activité professionnel, semble résulter d’un double processus de professionnalisation de ces associations et de déclin du rôle de moteur du changement social de l’Etat215. Critiques à l’égard du travail mené par leurs aînés au sein des institutions publiques, ils ont choisi de mettre leurs compétences au service de leurs valeurs dans les structures qui leur semblaient plus à même de les défendre. Antoine par exemple exprime bien son incrédulité à l’égard de la recherche publique :

‘Moi j’ai une image des universitaires, les mecs, faut limite les supplier pour qu’ils fassent une publication ; ils font des cours, oh la la mon Dieu, il y avait encore la TVA de 1984 dans nos cours de compta ! Des profs d’éco qui te présentent toutes les théories d’analyse économique, très intéressant, mais incapables d’appliquer ça, d’illustrer ça à la réalité. Et puis tu sens qu’il y a pas de prise de recul par rapport à l’enseignement. Concurrence pure et parfait, machin et tout, tu verrais les conneries qu’ils nous ont enseignées ! « Oh, la Chine y a pas de risque, ils vont se cantonner à l’industrie manufacturière et s’arrêter là » : c’était en 2000 ! C’était énorme ! Non, et puis tu sentais le truc – je m’amusais à chercher les publis – pas du tout pour les piéger ou quoi que ce soit, mais parce que je me suis demandé si je faisais un DEA et puis embrayer sur quelque chose après ; mais quand j’ai vu le manque de dynamisme… (Antoine, chargé de l'information dans une association de promotion des énergies renouvelables, arrivé en 2004)’

Les jeunes croix-roussiens du premier ensemble, d’origines plus modestes, semblent ainsi se glisser, lors de leur ascension sociale, dans les positions et les prises de position forgées par les nouvelles couches moyennes. Ceux du deuxième ensemble, qui en héritent directement, les retravaillent et les transforment en rapport avec les transformations du monde associatif et de l’emploi destiné aux classes moyennes diplômées. Partageant les mêmes valeurs de critique sociale et (surtout) de critique écologique, ils ne se contentent pas d’un travail qui ne les mette pas en contradiction avec ces valeurs, ils en font leur cœur de leur activité professionnelle.

Lobbyistes de l’environnement, du droit au logement ou des droits de l’homme, ils ont donc un rapport expert à ces causes et, contrairement à leurs aînés, mobilisent des savoir-faire professionnels spécifiques pour les défendre. Leur engagement est aussi plus individualisé : ils appartiennent en général – ou ont appartenu – à une multitude d’associations, de courants, de réseaux et naviguent de l’une à l’autre et de l’adhésion minimale à la collaboration professionnelle. Contrairement aux « pionniers », ils ne se sentent pas liés à un collectif mais connectés à un réseau. Leur objectif n’est pas de progresser collectivement sur le plan des pratiques ou des idées, mais de participer à l’obtention par telle ou telle association de résultats concrets et, à titre personnel, d’exprimer le plus complètement possible leurs valeurs par l’adhésion à une multitude de mouvements. Dans leur cas, c’est donc la liste des mouvements associatifs auxquels ils adhèrent, plutôt que la liste de leurs activités de loisirs, qui est remarquable. Damien, par exemple, en plus d’adhérer à quelques associations croix-roussiennes (un bar à jeux où « on s’amuse collectivement et intelligemment », un bar à thés, un lieu de réparation de vélos où « le principe c’est que c’est toi qui fais, mais on te montre comment faire »), est adhérent d’un certain nombre d’ « assos nationales environnement, droits de l’homme, droits sociaux » :

‘Alors dans les environnement, il y a Greenpeace, Amis de la Terre, Férus [association qui défend les grands prédateurs : ours, lynx, loups]. Oui, c’est assez spécifique, mais j’aime bien l’idée qu’il y a encore des ours, des loups et des lynx en France. […] Après, dans les droits sociaux, il y a ATD Quart monde, il y a Amnesty. Dans les trucs non-violence, il y a le MAN : Mouvement pour une Alternative Non-violente. Il y en a une autre que je soutiens qui est l’Observatoire des Armements – c’est le cercle non-violence, ça . Dans les aspects solidarité Nord-Sud, il y a Agir Ici. Qu’est-ce que j’oublie… Survie, aussi […], c’est un mouvement contre la Françafrique, contre tous les réseaux Afrique noire post-coloniaux…
Ca fait un paquet d’associations…
Oui, ça en fait un certain nombre. Je pense que j’en oublie quelques unes. Mais après je suis abonné à des journaux un peu militants aussi, à La Maison écologique par exemple, qui est un magazine d’éco-construction, et… à L’Ecologiste aussi, qui est une revue un peu plus de réflexion… (Damien, ingénieur spécialisé environnement, arrivé en 2005, locataire puis propriétaire)’

On retrouve ici en partie les traits observés par Stéphanie Vermeersch auprès des bénévoles des Restos du Cœur ou d’Urbanisme et démocratie : même si leurs membres s’inscrivent bien dans des courants idéologiques (le catholicisme social pour les premiers, le syndicalisme et l’altermondialisme pour les seconds), leurs discours mettent en avant des objectifs concrets plutôt que des convictions idéologiques216 (Vermeersch, 2004). Cette forme d’engagement serait, selon elle, propre à « l'individu moderne, attaché à son autonomie mais non moins lié aux différents « autruis » qui jalonnent son parcours social » (ibid, p. 686) ; elle serait « nécessaire dans la mesure où l'étayage de l'identité qu'elle supporte doit permettre à l'individu de se représenter comme subjectivité libre et autonome » (ibid, p. 695).

Dans leur vie quotidienne, le travail prend dès lors une place plus importante que chez les autres « jeunes croix-roussiens » – même s’ils partagent avec eux le souhait d’un équilibre entre travail et vie privée ainsi que le refus du carriérisme. L’étanchéité entre vie professionnelle et vie privée est beaucoup moins recherchée, mais la continuité observée est différente de celle constatée chez leurs aînés : elle se présente plutôt comme une professionnalisation de leur vie tout entière. Certains donnent presque l’impression d’un « mode de vie intégral » (Bensoussan, Bonniel et alii, 1979), entièrement guidé par une éthique ; mais alors que, dans les Pentes des années 1970, les convictions politiques et idéologiques semblaient imprégner tous les secteurs de la vie quotidienne, dont le travail, on a l’impression avec ces jeunes gentrifieurs d’avoir à faire à des professionnels de ces valeurs, qui appliquent dans leur vie quotidienne les solutions élaborées dans le cadre de leur travail. Il s’agit d’être globalement fidèle à une éthique et de se montrer exemplaire dans le domaine dans lequel on intervient professionnellement. Damien et Antoine, qui travaillent sur les questions énergétiques, sont ainsi des virtuoses de l’écologie : approvisionnement par les réseaux AMAP217, les coopératives bio et des réseaux personnels de producteurs indépendants (pour les fruits et légumes, mais aussi les pâtes, les laitages, la viande, le vin et la bière), déplacements à vélo, réduction maximale des déchets, etc. Les réseaux qu’ils côtoient professionnellement structurent aussi leur vie hors-travail : ils retrouvent dans l’AMAP leurs collègues de travail, se font livrer les aliments au bureau, testent les vélos électriques dont ils ont entendu parler par le travail, et bien sûr mettent en œuvre dans la rénovation de leurs logements les solutions énergétiques les plus performantes qu’ils voudraient voir adoptées, à moyen terme, par la collectivité218.

Nous allons, pour finir ce chapitre, approfondir le portrait de ce deuxième type de « jeunes croix-roussiens » et interroger les effets de leurs origines sociales (être des enfants d’« aventuriers du quotidien ») à partir du cas d’un couple arrivé dans les Pentes en 2004, Antoine et Stéphanie.

Notes
212.

Expression d’un enquêté à propos de lui-même et de ses semblables dans le quartier.

213.

Il est donc clair, encore une fois, que nous ne présentons pas ici des échantillons représentatifs statistiquement des gentrifieurs des Pentes, dont on a vu qu’ils étaient fréquemment artistes ou enseignants, deux catégories plutôt sous-représentées parmi nos enquêtés.

214.

Même lorsqu’ils ont déjà un enfant.

215.

Dominique semble d’ailleurs accompagner ce processus : à la fin des années 1990, elle quitte son laboratoire de recherche pour devenir la première salariée d’une association qu’elle a créée un peu plus tôt et qui milite toujours pour les droits des femmes ; étant toujours restée vacataire à l’université, elle semble par sa flexibilité en position de suivre ce mouvement de professionnalisation des associations.

216.

Contrairement aux « pionniers », ils ne cherchent d’ailleurs pas à me convaincre en entretien du bien-fondé et de la nécessité de leur engagement ni même de l’importance de la cause qu’ils défendent.

217.

Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.

218.

Tout comme les consommations, les travaux de rénovation de leurs logements sont des terrains privilégiés pour la manifestation de ces vertus et redoublent leur légitimité professionnelle.