3.2.1 Le rapport au travail et à la carrière

Antoine et Stéphanie se sont rencontrés à Lyon, en faculté de gestion. Après avoir obtenu leur Master, tout les pousse à chercher du travail à Paris, dans « un grand groupe américain », « passage obligé » de la carrière de consultant débutant :

‘Quand tu sors de ce type d’école, t’es « appelé » à devenir consultant, c’est ce pour quoi on était formés. Tu rentres généralement dans des grands groupes américains, donc des très grosses boîtes. Et donc le passage par Paris est quasiment le passage obligé. (Antoine)’

Ils font pourtant le choix de ne pas aller à Paris, quitte à renoncer à des gratifications symboliques et matérielles dans le travail :

‘On avait vraiment décidé de rester à Lyon. Par rapport à nos amis, on voulait avoir… un job, mais on voulait pas forcément gagner plein d’argent. Enfin… c’est bien de – enfin on voulait gagner de l’argent, mais on était prêts à faire le compromis de se dire, ben non, on reste sur Lyon et on gagne peut-être un peu moins, on va mettre peut-être un peu plus de temps à faire notre carrière – au lieu d’aller deux ans sur Paris et puis tu reviens sur Lyon, tu as une bonne expérience et – nous on avait envisagé le truc comme ça : rester sur Lyon. On voulait éviter de se taper la case Paris. (Stéphanie)’

Ce choix est fondé sur une remise en cause de la valeur réelle de ces gratifications. Lors d’un stage dans une de ces entreprises parisiennes, Antoine s’est en effet rendu compte que les trois assistantes, les « titres ronflants » et les costumes dissimulaient une fonction finalement assez subalterne :

‘Il y avait des systèmes de motivation où en fait on te flatte l’ego en permanence, quoi. C'est-à-dire que tu te retrouves très vite avec des positions, des titres ronflants etc., mais au finish t’es quand même sur un boulot, au début en tous cas, de back office, où tu vas être petite main et tu vas produire pour des gens qui vont pomper ton boulot derrière. […] En fait t’as pas un boulot hyper reluisant, mais c’est très clinquant […] Il fallait être en costume tous les jours, t’as trois assistantes, toutes ces choses là qui sont des choses qui généralement font du bien à l’ego quand t’attaques dans ta vie professionnelle – surtout quand on t’a bien gonflé, on t’a bien bourré le mou à l’école, en te disant que tu fais partie de l’élite de la France… (Antoine)’

Quant à la différence de salaire, elle est vite absorbée par le coût de la vie à Paris. Mais si, avec des salaires plus faibles, Antoine et Stéphanie ont réussi à mettre de l’argent de côté tandis que leurs amis reviennent de Paris sans aucune épargne, c’est aussi une question de « train de vie » :

‘Elle : Il y a plein de gens de notre âge, leur seule motivation, c’est d’avoir l’écran plasma, le home cinéma, l’appareil photo numérique… moi je m’en fous, quoi !
Lui : Oui voilà. Oui, mais c’est aussi parce que quand tu passes beaucoup de temps à ton travail, t’as besoin sur ton espace de loisirs de maximiser ce temps ; tandis que nous, on essaie plutôt de vivre autrement, donc on a beaucoup moins de besoins matériels, on va dire. ’

Rester à Lyon et éviter Paris n’est donc pas qu’une question de « qualité de vie ». Ou plutôt, on voit ce que cette catégorie recouvre : une attitude critique vis-à-vis du milieu professionnel pour lequel ils ont été formés, une volonté de « vivre autrement » qu’en travaillant beaucoup et en dépensant beaucoup : deux prises de position qui font écho aux discours des « nouvelles classes moyennes », et qui ne sont pas sans lien avec le milieu familial dans lequel Antoine a grandi. En témoigne la réaction différente de Stéphanie et des parents d’Antoine, quelques années plus tôt, face à ce dernier en costume, dans la peau du jeune consultant stagiaire :

‘Elle : Rappelle-toi quand tu faisais ton stage, moi je disais « oh, il est beau, Antoine en costume, etc » - tu vois ton gars en costume… Et je sais pas… je sentais qu’ils [tes parents] étaient pas forcément super emballés, eux.
Lui : Non, ils étaient pas emballés du tout.
Ils ne te voyaient pas là dedans ?
Lui : Non, c’était que ça les gênait. ’

Alors que pour Stéphanie, le costume et le stage dans une grande entreprise parisienne sont des signes de réussite sociale, pour les parents d’Antoine ils entrent en contradiction directe avec les choix qu’eux-mêmes ont faits un peu plus tôt. Le père d’Antoine, économiste à l’université Paris-Dauphine, et sa mère, documentaliste et traductrice originaire de la bourgeoisie lyonnaise, « auraient pu aussi faire des belles carrières » comme le dit Stéphanie, auxquelles ils renoncèrent en partant s’installer à la campagne après mai 68. Sa mère essaie pendant un temps de travailler à distance sur des traductions, puis abandonne et devient documentaliste en CDI dans un lycée ; son père continue à faire des recherches pour le CNRS mais renonce à la carrière d’enseignant-chercheur. Il devient en revanche l’un des leaders du mouvement contre la centrale nucléaire Superphénix ; le réseau des militants écologistes défile à la maison. Antoine vit assez mal son enfance dans le Bugey en raison de la distance qui sépare sa famille des autres (qu’il décrit par la référence aux chasseurs et au politicien Frédéric Nihous), distance qui rend difficile son intégration parmi les autres enfants. Il dit avoir été « tête de Turc », avoir subi la défiance des autres enfants face au « gamin des écolos, des rurbains » : « on me faisait payer le choix de mes parents ». Il explique ainsi son choix de faire des études de gestion : par un goût précoce pour « les projets » mais aussi par une volonté de « rentrer dans le rang ».

‘Il y avait aussi l’idée de rentrer dans le rang. […] Dans le sens où j’ai des parents qui ont fait le retour à la terre sans avoir une forte intégration au niveau de la population, et en tant que gamin, je l’ai bien payé. […] Donc après ça explique peut-être le fait que je suis parti sur un truc très conventionnel, et je me suis pas posé la question de me dire : est-ce que je veux devenir berger, quoi. (Antoine)’

Mais la socialisation familiale est tenace, et défait en peu de temps ce que la fac de gestion avait fait. Tout d’abord, Antoine et Stéphanie affirment que le travail n’est pas pour eux une fin en soi, que ce n’est qu’un moyen pour vivre « une vie à côté ». On se souvient que l’inversion des moyens et des fins, le fait de considérer le travail et le gain d’argent comme une fin en soi et non plus comme un moyen de vivre, c’est ce processus qui selon Max Weber caractérise le passage du traditionalisme à l’esprit du capitalisme. Ils rejettent donc cet esprit du capitalisme que l’on a tenté de leur inculquer au cours de leurs études :

‘Elle : Dans notre formation, à mon avis, pour 90 % des gens qui sont sortis de notre formation, le truc numéro un c’était la carrière, et après la vie de famille. Ben avec Antoine, je ne sais pas pourquoi, mais on s’est toujours dit que ce qui comptait, c’était d’abord notre vie de couple.
Lui : Moi j’ai pas pensé comme ça…
Elle : Pas notre vie de couple, mais nous deux, quand même…
Lui : Ben oui, nous deux ! Mais c’était surtout, une vie culturelle, une vie à côté, quoi !
Elle : Oui, voilà : une vie à côté du boulot. Pas que le boulot, pas le boulot numéro un.
Lui : C’est un moyen, c’est pas une fin, quoi. Voilà.
Elle : Oui, c’est un moyen, pas une fin. Ca n’empêche pas que, enfin moi, je m’éclate bien dans le boulot aussi, hein. ’

Ils renoncent à la fois au travail comme fin en soi, à l’éthique du métier comme devoir, et à l’accumulation d’argent comme manifestation de cette « assiduité au travail » (Weber, 1905). Dans ce dialogue, l’influence des origines sociales se perçoit d’autant mieux qu’à nouveau, Stéphanie est dans un premier temps un peu « décalée » par rapport aux représentations en vigueur dans le milieu d’Antoine, et se reprend suite à l’intervention de ce dernier : il ne s’agit pas de renoncer à la carrière pour se consacrer à la famille ou au couple, mais pour avoir « une vie culturelle », « une vie à côté », bref pour s’épanouir. En ascension sociale par ses études, par sa profession et par alliance, elle montre à plusieurs reprises dans l’entretien avoir adopté les représentations du milieu d’Antoine tout en exprimant spontanément des visions un peu différentes.

La socialisation familiale exerce à nouveau son effet sur le choix du travail, puisqu’il faut néanmoins travailler, c'est-à-dire plus précisément sur le secteur d’emploi et le type d’employeur, plutôt que sur le métier en lui-même : tous deux souhaitent rester gestionnaires, mais pas dans n’importe quelle entreprise. Ce ne sont pas tant les conditions de travail (qui comptent un peu pour Stéphanie toutefois) que le contenu même du travail et le sens qu’il prend dans l’ensemble du processus de production qui leur importent. Ils ont en effet tous deux expérimenté un premier emploi dans des entreprises privées à but lucratif (en plus du stage parisien d’Antoine) où ils condamnaient ce qu’on leur demandait de faire. Stéphanie, en tant qu’acheteuse dans une entreprise industrielle, se trouvait contrainte, en raison du rachat de l’entreprise par une banque d’investissement américaine, de délocaliser une partie de la production en Chine, contribuant à la destruction d’emplois en France – dont le sien, à terme – ce qui lui posait un problème « éthique » et « ne [lui] ressemblait pas ». Antoine quant à lui a débuté dans le secteur du conseil puis de la formation, où il avait une sensation d’imposture : « le fait qu’à vingt et quelques années tu te retrouves consultant et tu donnes des conseils, t’as pas plus d’expérience que ça », le fait de « donner des formations à des gens, t’en connais pas plus qu’eux » tout en facturant des prix de journée « impressionnants », cela le gênait (et gênait aussi sa compagne219) même s’il y trouvait un intérêt intellectuel (ce travail satisfaisait notamment sa disposition à apprendre toujours de nouvelles choses sur de nouveaux sujets). Ces deux expériences constituent pour eux « une bonne prise de recul par rapport à [leur] formation » et les amènent à se réorienter, à essayer de « trouver un boulot dans lequel [ils] puisse[nt] donner un sens intéressant, faire autre chose que de ramener du fric et en vivre ». Antoine trouve du travail dans une association de promotion d’énergies « propres » et de construction écologique. Stéphanie se fait embaucher comme acheteuse dans une clinique religieuse, où elle s’occupe du matériel et des services non médicaux ; ce travail la satisfait à la fois par le fait de ne plus être soumis aux lois de la rentabilité des entreprises cotées en bourse et pour son caractère plus « humain » :

‘Le truc qui m’intéressait, c’était plutôt de faire les frais généraux, ce que je fais à la clinique : c'est-à-dire m’occuper de plein plein de choses, plutôt des services que d’acheter des pièces. Parce que c’est uniquement le prix qui compte, dans l’achat de pièces ; alors que là où je suis, il y a quand même un grand côté qualité par rapport aux patients, tu vois il y a ce côté très humain… Et c’est une association, donc ça reste… on est indépendants. (Stéphanie)’

Ce qui est intéressant et qui semble caractériser ce couple ainsi que d’autres « jeunes gentrifieurs » des Pentes, c’est le mélange de cette éthique et de dispositions professionnelles – en l’occurrence de gestionnaires – qui conduit à une imbrication forte entre rationalité en valeur et rationalité en finalité. On la lit dans les critiques adressées à leurs premiers emplois, dans les hésitations et tâtonnements lors de la recherche du deuxième emploi, et enfin dans les formes de leur investissement dans le secteur associatif. Avant de développer ce troisième point, nous dirons juste un mot des deux premiers. Dans les commentaires que font Stéphanie et Antoine sur leurs premiers emplois, il y a, on l’a vu, l’expression d’une critique sociale (dans le travail de Stéphanie, la délocalisation de la production et la destruction d’emplois qui s’ensuit sont liées au rachat de l’entreprise par une banque d’affaire américaine et à la gestion purement financière qui en résulte220 ; dans le travail d’Antoine, c’est aussi le fonctionnement capitaliste qui est visé à travers la recherche de profit à tout prix). Mais en parallèle, ils formulent des critiques « internes » à ce système, fondées sur leur expertise de gestionnaires, qui portent davantage sur la façon dont l’activité est gérée que sur sa légitimité. L’entreprise de formation par exemple était « une boîte qui allait mal », qu’il fallait « remettre à flot » : « il n’y avait pas de stratégie dans la boîte et ça me gênait » (Antoine). Cet état d’esprit de gestionnaire et d’entrepreneur, Antoine le montre à nouveau quand il se met à chercher un travail qui aie « un sens » : dans un premier temps, il envisage de créer sa propre entreprise dans le cadre du dispositif des « défis-jeunes » (il y renonce à la fois en raison de difficultés techniques et de la nécessité de recourir massivement à la publicité) ; puis il se tourne vers le secteur associatif à la fois pour « ouvrir le champ, prendre le temps de réfléchir » et pour se faire un réseau (il travaille ainsi bénévolement pour la Semaine de la solidarité internationale, prépare des conférences sur la responsabilité sociale des entreprises, va au Forum Social Européen faire des rencontres). Enfin, il explique le choix de son travail à l’association davantage par un goût pour le « projet » en soi que par une conviction écologique (même si celle-ci est bien réelle) :

‘Oui, non mais… non mais c’est aussi parce que j’ai toujours aimé être dans une démarche – c’est aussi via nos études : on nous met vraiment dans une démarche entreprenariale, dans une démarche de projet, de choses comme ça, ce qui fait qu’on a tendance à, ça titille, on aime bien le faire. (Antoine)’

Le récit de ces démarches révèle une rationalité instrumentale et un goût pour le projet que l’on retrouve dans la façon dont Antoine s’investit dans le secteur associatif. Les deux – recherche d’emploi et investissement associatif – sont d’ailleurs intimement liés dans sa trajectoire et sont mus par cette « démarche de projet » héritée de sa formation et associée à une recherche de sens. On va voir maintenant comment ces traits de caractère diffèrent de ceux de militants associatifs qui se sont investis vingt-cinq ans plus tôt dans le même domaine que lui (l’habitat alternatif) et qui font partie des « pionniers » des Pentes et du Bas Montreuil.

Notes
219.

« Tu connais rien, la veille tu bosses un sujet, et puis t’es censé former les gens derrière. Enfin je trouve que c’est un peu limite aussi. » (Stéphanie)

220.

L’entreprise est achetée en « LBO », ce qui implique que les salariés travaillent pour rembourser eux-mêmes à la banque le coût de ce rachat ; il s’agit d’un « dispositif qui a été mis en place pour que les employés d’une entreprise puissent racheter leur entreprise et […] qui a été complètement dévoyé, qui permet d’acheter une entreprise sans mettre d’argent sur la table, en pariant sur sa rentabilité » (Antoine).