3.2.2 « Habiter autrement » : deux générations de militants

Antoine est président d’une association visant la promotion d’une forme d’habitat alternative, coopérative et écologique. La longue partie de l’entretien consacrée à cet engagement est éclairante d’abord par la façon dont il m’est présenté, qui révèle moins des convictions qu’une disposition à mener des projets liée à la socialisation estudiantine ; ensuite, par le contenu des actions menées et la confrontation avec les projets d’habitat autogéré présentés dans trois entretiens avec des « pionniers » des Pentes et du Bas Montreuil.

Lorsque nous abordons dans l’entretien cette activité associative, Antoine commence par la situer dans son parcours professionnel, m’indiquant qu’elle est liée à cette période de chômage « mise à profit » pour « ouvrir le champ et prendre le temps de réfléchir » que nous venons d’évoquer. Il raconte ses démarches vers le secteur associatif et comment il a trouvé son travail, oubliant en cours de récit la question sur son association. Après une relance, il reprend sur l’association sous la forme d’un long récit des démarches successivement entreprises : d’abord la création de l’association en 2005, immédiatement suivie du dépôt d’un dossier de demande de subvention au Fonds Social Européen (catégorie « micro-projets associatifs ») « pour étudier la faisabilité de la mise en place de sociétés coopératives d’habitants en France » ; suite à l’acceptation du dossier, l’embauche d’un salarié pour réaliser cette étude sur les aspects techniques, juridiques, financiers et humains du projet et la mise au point des solutions les plus adaptées aux objectifs ; l’étape suivante fut l’« activation d’un réseau », c'est-à-dire la recherche de partenaires parmi les professionnels de la construction écologique et des énergies propres, dans le milieu de l’économie sociale (auprès d’une « banque éthique » notamment) et la recherche de soutiens auprès des politiques221 et des acteurs du logement social ; ensuite ont commencé les démarches pour « trouver du foncier »222. A ce point du récit, je ne sais toujours pas exactement quel est l’objectif de cette association ; à une question sur ce point, il répond de façon assez abstraite (« de monter un projet pilote de construction, un site expérimental, avec accompagnement d’un collectif »), me renvoie vers le site Internet de l’association, enfin me décrit le projet en énumérant de façon méthodique tous les aspects de l’habitat souhaité223. Mais il ne m’explique pas à quel « problème social », à quelle insatisfaction il entend répondre, de quelle conviction il découle ; il ne formule ni diagnostic ni discours idéologique. Bien sûr, de nombreux militants associatifs de toutes générations commencent par raconter ce qu’ils font avec leur association avant de formuler, éventuellement, le constat et les aspirations de changement qui les motivent. Mais ici non seulement Antoine n’exprime ce constat et ces aspirations qu’en tout dernier, longtemps après le passage que nous venons d’évoquer, encore une fois à ma demande et de façon très succincte ; mais en outre, il raconte ici non pas vraiment ce qu’ils font, mais plutôt ce qu’ils font pour pouvoir faire, c'est-à-dire toutes les démarches pour faire exister l’association, la doter d’outils, de soutiens etc. sans expliquer le contenu de ses missions. Enfin, sur le fait d’avoir choisi cette implication plutôt qu’une autre, Antoine répond qu’elle vient de l’expérience de leur propre difficulté à se loger alors même qu’ils se savent privilégiés, du fait qu’ils se sont sentis concernés par la crise du logement. Ses convictions écologistes, qui se traduisent pourtant concrètement dans son mode de vie et qui sont au cœur du projet tel que je le comprends, ne sont jamais exprimées. Finalement Antoine formule un diagnostic d’ensemble sur les « problèmes » auxquels son association entend répondre ; mais il s’agit moins d’une critique politique de la société formulée en son nom que du diagnostic de l’existence d’une demande sociale, qui expliquerait la naissance simultanée d’autres associations comme la sienne – un peu comme on expliquerait la naissance de plusieurs entreprises suite à une étude de marché ayant montré l’apparition d’une nouvelle « niche » :

‘Au bout de six mois d’existence, on a découvert qu’il y avait un groupe sur Lyon qui allait dans cette démarche […] et on s’est rendu compte après que tous les groupes en France se sont montés à peu près au même moment, c’est assez impressionnant. Ils se connaissaient pas. C’est étonnant. Il y a quelque chose, il y a une aspiration qui est sortie du jour au lendemain.
Stéphanie : Oui, ben les gens ils en ont marre d’entendre des trucs comme 320 000 € pour 70 mètres carrés !
Oui mais il y a aussi – c’est pas la question du prix, c’est pas que la question du prix ; c’est la question aussi d’habiter autrement. De vivre autrement. C'est-à-dire, on n’arrête pas de parler de la montée de l’individualisme, on n’arrête pas de parler du problème de l’étalement urbain, enfin il y a un certain nombre de problèmes, et des gens qui se sont mis dans une réflexion, qui se sont retrouvés autour de cette réflexion de dire : comment est-ce qu’on fait autrement ? Comment est-ce qu’on peut faire autrement ? Avec une entrée, généralement, plutôt environnementale. ’

On veut ainsi souligner, d’une part, la faiblesse du discours d’ordre politique ou idéologique quant aux objectifs finaux et la prépondérance d’une rationalité instrumentale, servie par un grand professionnalisme, sur une rationalité en valeur ; d’autre part, ce qui nous semble être une inversion des moyens et des fins : la fin, c’est de faire exister et réussir l’association, comme on peut le lire dans ce passage :

Et aujourd'hui, vous en êtes où du projet pilote ?
Aujourd'hui, ben… bon, sur la partie financière, on a trois ans de financement ; on a une salariée à temps plein ; on va avoir un ou une deuxième salariée à temps plein dans quelque temps, il y a un poste qui va être créé, on a les financements. Euh… On a du foncier un peu partout…’

Antoine applique à son engagement associatif les exigences et les critères de réussite du monde de l’entreprise ; dans tout son récit, il insiste systématiquement sur les succès et la bonne santé de l’association, mesurés surtout en termes de financements et de nombre de partenaires. Le contraste est frappant avec le discours d’autres enquêtés, comme Dominique qui se désole de voir que son association d’aide aux femmes atteintes du SIDA existe encore et est toujours sollicitée dix ans après sa création, ou comme Valérie qui trouve inquiétant que l’appartement collectif de « dépannage » géré par son association soit autant demandé : c’est l’état du problème qu’elles combattent qui fournit ou non des raisons de se réjouir. Quant à leurs associations en elles-mêmes, les critères de jugement de leur bonne santé relèvent plutôt de la conformité du fonctionnement aux valeurs défendues ou de l’état des relations entre les membres.

Plus qu’un engagement pour une cause, pour un contenu idéologique ou pratique, Antoine exprime un goût et une compétence pour la démarche de mener des « projets », qui apparaît (comme il le dit lui-même) très liée à ses études en fac de gestion :

‘Elle : Déjà à la fac on était dans des associations d’étudiants.
Lui : Moi j’ai toujours été responsable associatif en fait [rit]. Oui.
T’avais quoi comme responsabilités ?
Lui : J’ai été président de junior entreprise, des choses comme ça… J’ai monté aussi une boîte - une asso pour la mise en place de réseaux d’anciens, tout le bazar.
D’accord ; donc plus des trucs professionnels alors.
Lui : Oui, très orientés boulot.
Et pas particulièrement solidarité internationale, ou écologie…
Lui : Non, pas plus que ça. C’était dans le milieu du moment.
Elle : C’était dans le milieu étudiant, alors : bureau des étudiants, enfin voilà. […] C’était dans l’ambiance du truc, on était toute une bande de copains, on était tous dans des associations, et puis voilà !
Et donc ça s’est poursuivi après dans d’autres engagements associatifs qui n’avaient rien à voir comme objets, en fait ?
Elle : Ben oui, après, quand tu te dis, ben putain, quand t’étais étudiant t’avais du temps, c’est con, t’as organisé des soirées, des trucs comme ça mais bon ça sert à rien – enfin ça sert à rien, oui et non, parce que c’était aussi sympa, quoi ! […] Mais après tu te dis ben peut-être que t’aurais pu faire des trucs plus… plus social, faire un truc plus social.
Lui : On en a fait des trucs sociaux aussi ! Des trucs de SDF, des machins, des actions pour -
Elle : On l’a fait une seule fois !
Lui : Oui, mais c’était déjà un gros truc, c’était un gros projet, qui nous a pris huit mois, un truc comme ça !... Mais oui, voilà : après t’as aussi l’habitude de passer du coq à l’âne, de voir plein de choses, de… d’ouvrir, quoi, d’ouvrir le champ en fait ; c’est vraiment ma démarche.
Ca c’est peut-être un truc de la formation de gestion, aussi, parce que vous appliquez un savoir-faire à des tas de domaines différents…
Elle : Planning ! Planning pour les travaux ! [rit]
Lui : C’est exactement ça, oui. [Récite] Finalité, objectifs, moyens, rétro-planning ! Tout le temps ! Projet, projet, projet !’

Comme sur la question professionnelle, on perçoit chez Antoine comment peuvent se rencontrer des valeurs héritées de la socialisation familiale (des préoccupations sociales et écologiques bien réelles, mais incorporées et peu verbalisées) et un goût et des compétences forgés par la socialisation estudiantine et professionnelle pour la gestion de projet. On retrouve d’ailleurs ces dispositions lors de l’achat de leur appartement (par exemple dans les motivations du recours à une banque coopérative, qui sont à la fois éthiques et instrumentales, fondées sur une connaissance fine du secteur bancaire lucratif et de ses évolutions en cours) ou dans la façon d’y mener les travaux (comme le suggère Stéphanie par son intervention teintée d’autodérision sur l’usage du planning).

Sur la façon même dont ce projet de créer un habitat coopératif et écologique est mené à bien (et non plus sur la façon dont il nous est présenté dans l’entretien), il est intéressant de confronter les démarches racontées par Antoine avec les démarches de trois gentrifieurs « pionniers » impliqués vingt-cinq ans plus tôt dans des projets d’« habitat groupé autogéré » ou de « logement communautaire » – Yves et sa maison partagée à trois familles sur les Pentes de la Croix-Rousse, Marc et son habitat groupé autogéré dans une ancienne usine du Bas Montreuil, Valérie et son appartement dans un immeuble associatif du bas des Pentes – ce dernier projet ainsi que le MHGA dans son ensemble étant connus et jugés par Antoine. On est tout d’abord frappé par le contraste entre d’un côté une approche rationnelle en finalité, méthodique, qui planifie, prévoit les difficultés et les résout en amont, et de l’autre une approche expérimentale : faire, constater en temps et en heure les difficultés qui surgissent et chercher alors des solutions. Rappelons que la toute première démarche de l’association créée par Antoine est de préparer un dossier pour demander de l’argent pour pouvoir étudier la faisabilité du projet. La démarche de Yves, de Marc ou de Valérie est au contraire d’essayer, de voir si cela se met en place et de quelle façon. Les expérimentateurs des années 1970 valorisent le passage à l’acte débarrassé des entraves intellectuelles, comme le formule Yves à propos de l’achat de la maison qu’il avait trouvée avec deux autres familles :

‘C’est vrai que je prends les décisions vite. Je me suis dit : des gens qui sont amoureux de cette maison, qui ont envie de construire quelque chose, je me lance avec eux même si je ne les connais pas très bien, et on verra bien, inch allah ! Avec le vrai sens d’inch allah, hein, c’est-à-dire que on fera tout pour que ça réussisse, et puis si ça ne marche pas, ben tant pis. Mais je les connaissais peu, c’est vrai. Mais on avait en commun – et à mon avis c’était suffisant – coup de foudre pour cette maison, coup de foudre pour ce projet, même si on n’avait pas formalisé… plutôt que d’être avec, si tu veux, une attitude – Alors ça c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup dans la vie […] c’est de partir dans des projets, de pas trop se torturer la cervelle, se lancer dans des projets et les construire en marchant. Je ne crois pas du tout – il faut avoir des grands axes, des croyances, des valeurs, mais je crois beaucoup à ça : quand tu as envie de faire quelque chose dans la vie, faut que tu sois costaud et tout, mais tu ne peux pas tout dessiner dans les détails. Et souvent les gens ils pinaillent sur les détails, […] mais on est incapable de décider – on ne peut pas tout décider sur le moyen terme.
Vous êtes d’accord sur la ligne générale.
Oui, c’est ça. Faut être d’accord sur la ligne générale, et on se fait confiance. (Yves, ingénieur, arrivé en 1979 dans les Pentes)’

Il est frappant qu’Antoine, au contraire des trois « pionniers », ne fasse pas lui-même partie du premier « groupe de coopérateurs ». Il a bien envisagé, avec Stéphanie, de participer en tant qu’habitant à un projet de ce type, mais celui-ci n’était pas mûr au moment où ils cherchaient un logement ; c’est en partie pour cette raison qu’il a repris un peu plus tard l’idée de développer ce type d’habitat, mais en l’envisageant d’emblée comme un système de logement généralisable (destiné à prendre place à côté de la propriété occupante ou de la location traditionnelles) et non comme une expérience ponctuelle et particulière. Son projet est une aventure intellectuelle mais ce n’est pas une « aventure au quotidien »…

La deuxième différence frappante, bien sûr liée à la première, concerne la place des habitants dans les deux types de projets. Les gens sont très absents dans le discours d’Antoine et ils sont toujours abstraits (il parle d’« un public assez large » ou d’« une aspiration qui est apparue du jour au lendemain » comme s’il parlait d’une demande sur un marché), réduits à un « défi humain ». Celui-ci est identifié comme les autres défis – technique, juridique et financier – et doit être géré comme eux, grâce à une « structure », une « entité » calquée sur les dispositifs d’assistance à maîtrise d’ouvrage :

‘Et donc nous l’idée de l’association, c’était de se dire : si on veut monter ce type de bâtiment, ce type de possibilité, déjà, il faut qu’on ait des possibilités de financement particulières, qui n’existent pas aujourd'hui ; il faut qu’on ait un statut juridique, qui n’existe pas aujourd'hui ; et il faut qu’on ait une structure qui puisse accompagner des gens. Parce que dans le défi à relever, il y a le défi technique de monter un immeuble ; il y a le défit du montage juridique ; le défi du montage financier ; et après, tu as le défi humain, qui est de créer un groupe : le fait qu’ils s’entendent sur des valeurs, qu’ils partagent des valeurs, qu’ils se mettent d’accord sur des règles de fonctionnement. Voilà. Autrement dit, ça faisait un nombre de possibilités d’échec énorme ! Et une probabilité de réussite du projet infime ! [rire] Donc on s’est dit, il faut qu’on monte une entité qui pourra accompagner ce type de projet, faut qu’on monte une entité qui va suivre, et capitaliser, capitaliser, capitaliser. Travailler dessus, faire une deuxième expérience, apporter les expériences de la première, re-capitaliser, etc. Donc en gros, il fallait une entité différente. D’où [l’association] qui n’est pas le projet pilote [mais qui] est une structure qui va accompagner le premier groupe, et sera capable d’accompagner ensuite les autres, et ainsi de suite. (Antoine)’

Le fait de s’entendre sur des valeurs et des règles n’est pas un préalable comme pour Yves, c’est quelque chose qu’ils comptent créer comme le montage financier ou le montage juridique. Il est d’ailleurs intéressant de noter l’évaluation « techniciste » des risques : la probabilité d’échec ou de réussite du projet est vue comme la simple addition des probabilités de réussite sur chaque aspect du dossier, y compris l’aspect « humain ». Il est symptomatique que la formation du premier groupe d’habitant soit la dernière démarche dans l’ordre chronologique, et qu’elle passe par une « recherche » et un dispositif de communication :

‘Et bon on s’est dit : on ne fait pas de collectif tant qu’on n’est pas au clair sur la partie d’ingénierie financière et d’ingénierie juridique. Et là on commence à être au clair, donc on commence à monter des groupes. Et ce soir avait lieu la première réunion de groupe, de coopérateurs. Pour monter une coopérative.
Il y avait du monde ?
Sur le premier site, là, il y avait 15 personnes. Ce qui est plutôt très bien sur un truc où on a commencé la communication il y trois semaines ! (Antoine)’

Pour Yves, Marc et Valérie, l’habitat groupé autogéré, ou coopératif, ou communautaire (ils utilisent toutes ces dénominations mais le plus souvent ils ne désignent pas leur habitat par ces termes, ils parlent d’un lieu singulier : « ici », ou « ce lieu ») est d’abord une façon de vivre qu’ils souhaitent pour eux-mêmes (Yves cherchait « une maison pour habiter avec des amis », Valérie voulait « avoir un lieu à la fois individuel mais dans un cadre collectif », etc.). C’est ensuite un projet qui ne devient possible que parce que c’est avec ces gens-là et dans ce lieu-là – même si l’envie existe en amont – et qui ne prend sens que dans cette double dimension exprimée par Valérie : l’importance du collectif, et l’importance des individus dans le collectif. Bien sûr il serait plus approprié de comparer le discours d’Antoine à celui des fondateurs du Mouvement pour l’Habitat Groupé Autogéré plutôt qu’aux propos des habitants eux-mêmes. Ce mouvement vise comme l’association d’Antoine à faciliter la constitution de groupes d’habitants et à « assurer auprès des groupes qui en font la demande des missions de conseil sur les problèmes fonciers, juridiques et organisationnels, techniques, nécessaires à la réalisation de cet habitat » ainsi qu’à « rendre utilisable pour les autres l’expérience de chaque groupe » (extrait de la Charte du MHGA, in Bonnin (dir.), 1983, p. 29). Mais la différence essentielle est justement que les fondateurs du MHGA étaient d’abord des « habitants groupés autogérés », cherchant à mutualiser des expériences déjà existantes : les expériences ont commencé semble-t-il en 1965 avant dla création en 1977 du MHGA. De plus, leurs propos n’accordent pas du tout la même place aux habitants : ceux-ci sont premiers et omniprésents dans les projets, et ils ne sont pas substituables d’un projet à l’autre, comme l’indique Philippe Bonnin en qualité à la fois de sociologue et de militant dans un livre « réalisé par le MHGA » :

‘« Il n’est pas bien difficile de caractériser ces groupes, malgré la grande diversité dont ils font preuve – gage de leur capacité d’adaptation. Ils se signalent avant tout par la primauté du groupe d’habitants au cours du processus de construction et d’habitation, qui constitue à elle seule un renversement des pouvoirs habituels, et justifie le terme d’autogestion. Ce sont alors les habitants qui se cooptent, constituent une association en société douée de personne morale. Ce sont eux qui définissent le programme, puis le projet, en collaboration avec un architecte. Ce sont eux qui prennent en charge les opérations administratives, juridiques et financières effectuées généralement par un promoteur et enfin, eux qui gèrent l’habitat quand ils l’occupent. Auto-conception, auto-promotion et auto-administration composent ainsi une gestion globale de l’habitat. » (Bonnin, 1983, p. 8)’

Si le MHGA souhaitait une diffusion aussi large que possible de ce mode d’habitat, ce ne pouvait être au détriment de l’autogestion qui en était le caractère essentiel, et l’initiative restait donc dans les mains des habitants. Pour Antoine, au contraire, le succès (c'est-à-dire le développement d’un nouveau rapport juridique au logement, entre la propriété et la location) viendra du caractère reproductible de ce type d’habitat, du fait qu’il pourra être approprié par « les gens » quels qu’ils soient, qui n’attendent que d’être « responsabilisés » :

‘Et puis après voilà : l’objectif aussi de monter la structure, c’est de se dire : c’est un système qui n’aura de succès que s’il y en a beaucoup, énormément. Et que ça prenne une part prépondérante dans l’alternative locataires / propriétaires, que le monde coopératif prenne une part importante là-dedans. Donc pour pouvoir faire de la grande échelle – c’est là justement ou ma formation me revient – il faut être dans une optique d’industrialisation du procès : c’est comment on arrive à attirer, à responsabiliser les gens… à créer des projets collectifs au kilomètre. Autrement dit, on lève un maximum de barrières pour que les gens déjà travaillent juste sur cette question du comment est-ce qu’on vit ensemble. (Antoine)’

Là où le MHGA essayait d’élaborer « des outils non-normatifs » et « de faire circuler et partager l’information et l’expérience acquises » (« et plus sous forme de questions que de solutions : quelles formes juridiques sont les plus appropriées ? Quelle architecture peut-on espérer ? Quels services et quels espaces communs peut-on imaginer ? » (Bonnin (dir.), 1983, p. 28), laissant aux groupes toute leur autonomie224, Antoine entend davantage standardiser les projets dans une logique « d’industrialisation du procès ». Mais en levant en amont « un maximum de barrières », l’association d’Antoine les dépossède de toutes les questions foncières, juridiques, administratives, financières, ne leur laissant que la question de la cohabitation.

Sur ce dernier point enfin, celui de la cohabitation et du fonctionnement des groupes, Antoine est très critique envers les expériences des années 1970. Il critique le MHGA et l’ensemble du monde coopératif, qui « s’est vraiment endormi, qui a complètement stagné », mais ses exemples concernent en fait davantage les expériences collectives d’anciens squats légalisés qui se situaient davantage dans la mouvance anarchiste que dans celle du MHGA.

Je disais, j’ai fait un entretien avec quelqu'un qui a fait ça dans une maison, style MHGA. Mais bon il n’y avait pas du tout la dimension écologique, énergétique.
Mmm. Mais c’est pas mal, on travaille pas mal justement en lien avec les expériences d’habitat groupé autogéré, qui sont, de manière générale – je vais être un peu critique, mais en France, c’est un lamentable échec.
Ah oui ? […] Dans quelle mesure c’est un échec ?
Ben si tu veux, la dimension politique a eu du mal à tenir dans la durée. Ce qui fait qu’aujourd'hui, la plupart des anciens squats, type rue Leynaud, type Duende […], sur la partie politique, ils ont pas réussi à tenir bon, il y a eu des problèmes d’unité de manière générale, et ils ont eu un gros souci – c’était plutôt de tendance anar – et ils ont eu un gros souci de travailler avec le propriétaire des lieux, qui était en fait le Grand Lyon. Ils n’ont pas réussi à établir un dialogue sérieux dans la mesure où ils n’arrivaient pas, déjà, à désigner un représentant. […] Nous on s’est vraiment renseignés sur ces expériences-là, aussi de voir – de voir qu’il y a eu plein de soucis ; genre t’en as toujours qui payaient les loyers et d’autres qui profitaient, enfin bref la solidarité s’est faite mais plutôt par la contrainte que par le choix. (Antoine)’

Antoine organise d’ailleurs des visites dans différents lieux autogérés pour les personnes intéressées par son association, les amenant dans des lieux qu’il considère comme des réussites (comme une expérience à Fribourg, la plus visitée d’Europe) et aussi dans d’anciens squats passés en statut coopératif :

‘Et là on a vu toute la gamme, et c’était vachement bien pour des gens qui soit avaient besoin de savoir, soit un peu idéalistes sur leur nuage, à planer grave à 20000, qui avaient besoin de voir, que voilà : t’as le groupe du squat qui t’explique à quel point ça a quand même merdé grave sur certains aspects, et que le fait de se dire «  y a pas de chef, y a pas de règles », ils se sont foutu dedans grave aussi, et ainsi de suite. Et c’était vachement intéressant aussi d’avoir ce retour d’expérience avec 15-20 ans d’expérience. (Antoine)’

Valérie, qui vit dans l’immeuble associatif de la rue Leynaud évoqué par Antoine, présente les choses autrement. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un squat : l’association est locataire d’un office HLM de la région lyonnaise. Il n’y a en effet pas de « chef » dans leur association mais il y a, comme dans toute association loi 1901, un président, un trésorier etc. et les membres de l’association tournent sur ces postes afin de partager les responsabilités. En ce qui concerne le paiement des loyers, elle explique que l’association étant bénéficiaire225, « si il y a quelqu'un qui est en difficulté à un moment donné, on a ce qu’il faut pour payer quand même les loyers »226, et ne précise pas si certains ont « profité » de cette solidarité. Quant aux règles, il y en a eu de multiples : le choix était de s’imposer des contraintes, mais avec la liberté de les changer, celles-ci étant perpétuellement soumises à la discussion ; ainsi divers modèles d’organisation interne ont été expérimentés en vingt ans d’existence, mais les choses ont évolué en accord avec l’esprit du temps :

‘En fait, cette asso, on a fêté il y a deux ans les vingt ans. Donc ça a beaucoup changé par rapport au départ. Au départ, les gens étaient plus dans un esprit post-soixante-huitard, plus baba-cool, plus collectiviste. […] Ils ont tourné à un moment donné sur les appartements. Il y a eu un appartement non mixte, pour les filles. Il y a eu plein d’expériences diverses. Maintenant, le fait est que, ben voilà, […] disons qu’il y a des colocations, il y a toujours l’appartement collectif qui sert, mais c’est vrai que bon, ben on est le reflet de notre société, quoi, on a… petit à petit, glissé vers des choses plus individualistes. (Valérie)’

En fait la lecture que font Valérie et Antoine du même lieu apparaît opposée car ils ne partagent pas les mêmes critères de jugement ni les mêmes objectifs : Antoine voit comme des échecs ce qui relevait du choix pour les anarchistes (ne pas avoir de chef ou de représentant, ne pas avoir de « bonnes relations » avec les propriétaires, être solidaire dans le paiement des loyers). Ils ne partagent pas les mêmes représentations concernant le rapport aux institutions politiques ou la place de l’argent dans les relations sociales. Dans les trois projets des années 1980 dont nous avons rencontré des représentants, ceux-ci retirent plus ou moins explicitement de leur expérience l’idée que la longévité et le bon fonctionnement ne dépendent pas du fait de se doter de règles, mais du fait de partager des valeurs et éventuellement des liens affectifs. Dans le cas de l’immeuble collectif, on a vu l’évolution des règles au fil du temps, fondée sur le partage d’une volonté d’expérimenter de nouveaux rapports sociaux et sur la discussion collective de ces règles ; d’autres squats anarchistes ont sans aucun doute périclité du fait de n’avoir pas fait évoluer leurs règles (comme l’indiquent D. Pucciarelli (1996) et A. Pessin (2001), qui soulignent toutefois plutôt l’effet de la lassitude et de la fatigue). Pour Yves, qui est pleinement satisfait de son expérience, la réussite est liée au fait de ne pas s’être fixé de règles de vie contraignantes et d’avoir plutôt développé une « culture commune », ainsi qu’au fait de ne pas avoir eu de « gestes inamicaux » envers ses voisins :

‘Il y a eu des collectifs, des gens qui se faisaient des règles de vie qui étaient très contraignantes – ce qui fait que d’ailleurs ça ne pouvait pas rester longtemps. Tandis que nous, les règles de vie ici – ceci n’empêche pas de développer une culture commune, hein, c’est ce qu’on a fait ; par exemple, manger tous les dimanches ensemble, on le fait, mais c’est pas marqué dans un règlement de copropriété ni rien du tout ; c’est quelque chose qui est souple, qui peut évoluer. (Yves)’

Pour Marc, les problèmes qui se sont posés dans le groupe n’étaient pas liés à l’absence de règles, mais au fait que tous les participants ne partageaient pas les valeurs de l’autogestion. Son groupe aurait souhaité se doter de règles de copropriété assez strictes, ce qui était juridiquement impossible (il s’agissait de donner aux copropriétaires un droit de préemption en cas de vente d’un lot par l’un d’entre eux) :

‘Mais avec le recul, on aurait eu tort de le faire, parce que de fait, on a vendu à n’importe qui ! C'est-à-dire que, c’est pas parce qu’on dit Habitat Groupé Autogéré qu’on n’attire que des gens passionnés par l’autogestion, uniquement coopératifs. On attire aussi des gens qui veulent simplement faire une affaire, des économies ! On a déjà dû en virer une, faire une procédure contre elle et récupérer 350 000 balles de l’époque, ça fait quand même pas mal de sous. […] Et puis il y a des gens qui sont ici qui ne se sont jamais investis dans la vie collective, et qui se sont même débrouillés pour ne pas avoir à le faire, en s’engueulant un peu avec tout le monde, de telle sorte qu’on n’aille plus, qu’on n’ose même plus leur demander quoi que ce soit, fût-ce de sortir une poubelle. […] Il y a ça aussi. Et puis il y a des gens qui sont… qui ont ce sens-là, et avec lesquels c’est merveilleux d’habiter, quoi ! (Marc)’

Finalement, si les expériences des années 1980 et la démarche d’Antoine diffèrent tant, c’est aussi qu’in fine l’objectif visé n’est pas le même. Dans le cas du MHGA, comme le résume Philippe Bonnin, « les motivations énumérées sont très variables […] mais l’idée d’une transformation des relations entre individus, internes et externes à la famille, apparaît constamment et correspond assez bien à la vie des groupes » (Bonnin, 1983, p. 12). Pour Antoine, il s’agit de ressusciter le secteur coopératif et de créer un troisième statut d’occupation, entre la location et la propriété occupante. Ses ambitions sont en même temps professionnelles, et il imagine que cette activité pourrait devenir un jour son métier. Cette transformation de l’engagement militant en profession ne serait pas une nouveauté  : c’était même selon Monique Dagnaud et Dominique Mehl (1983) un trait caractéristique des « nouvelles couches moyennes », et on le constate en effet dans notre échantillon de « pionniers ». Mais alors que leur passage du militant au professionnel se faisait sur une continuité de contenu, ici ce serait davantage une continuité de savoir-faire et un goût pour l’effort intellectuel qui permettraient ce glissement.

Antoine semble finalement assez représentatif de certains de ces enfants des « nouvelles classes moyennes » : conduits par la socialisation familiale à faire des études supérieures menant à une bonne intégration professionnelle, ils ont en même temps hérité de dispositions critiques à l’égard du système capitaliste. En découlent des rapports particuliers au travail et aux engagements associatifs, où les valeurs de leurs aînés sont défendues par l’expertise plutôt que par l’expérimentation. En découlent aussi peut-être ces « contradictions » souvent reprochées aux « bobos », entre les objectifs (des valeurs proches de celles de leurs parents) et, pour y parvenir, des pratiques guidées par une rationalité en finalité.

Notes
221.

Elus du Grand Lyon et de l’agglomération lyonnaise, comme les maires de Vaulx-en-Velin et de Villeurbanne.

222.

« On pensait que vraiment ça allait être le point dur, donc on a tapé partout, partout. Des entretiens, on a rencontré des centaines de personnes, des décideurs, des maires, des techniciens, le gars qui va être en fonction au Grand Lyon, le mec qui va s’occuper des logements sociaux au Grand Lyon, tous les bailleurs sociaux de la région, la CAF, enfin tout le monde, vraiment ! Et finalement, résultat : on a plein de foncier ! » (Antoine)

223.

« Oui, alors le projet – il y a un site Internet. Mais en gros c’est au niveau du bâtiment : très haute performance énergétique – même plus, très basse énergie, on va dire ; en collectif – du petit collectif ; zone urbaine proche des transports en commun ; voilà, en gros, c’est ce qu’on appelle un habitat durable sur toute la ligne ; coopératif dans le mode de gouvernance et dans les modes de fonctionnement, c'est-à-dire qu’on a des espaces communs, ça commence à une salle commune, une buanderie mutualisée, en gros quelques machines à laver mutualisées pour gagner sur les espaces privés et pouvoir se permettre d’avoir des espaces plus petits, et de répondre aussi à ces questions de construction ; et puis en termes de matériaux de construction, ben de la très basse énergie, des matériaux sains dans la mesure du possible et derrière, l’objectif, c’est quand même de rester sur un public large. / En accession à la propriété ? / Non, justement, c’est du coopératif, c'est-à-dire que c’est une propriété collective : c’est comme dans une entreprise classique, tu es actionnaire, tu as des parts de la coopérative ; t’as un double statut, t’es propriétaire de parts, et tu es locataire de la coopérative. Et au niveau de la gouvernance, c’est une personne égale une voix, c’est-à-dire que, que tu aies la moitié de l’immeuble ou un petit studio, t’as autant de pouvoir, t’es entendu. » (Antoine)

224.

« Il ne s’agit certes pas de fixer un modèle unique et normatif, d’oublier ou de nier la diversité des groupes. Tout au contraire. Pour cela, ce livre reposera avant tout sur la description des groupes existants, sur leurs difficultés, sur leurs réussites, avant que ne soient donnés quelques éclairages sur les tenants et la aboutissants de ce mouvement » (Bonnin, 1983, p. 9).

225.

Notamment du fait que les membres se partagent chaque mois le loyer d’un appartement collectif, qui sert de buanderie, de salle de réunion et de fêtes et de bibliothèque. Il sert aussi à dépanner des gens qui ont besoin d’un hébergement pour deux nuits, deux semaines ou deux mois ; dans ce cas, leur contribution au loyer permet d’alimenter le fond de roulement de l’association.

226.

L’association, qui est locataire d’un bailleur HLM, avance les loyers sur son fond de roulement et les membres paient ensuite leur part de loyer, calculée en fonction de la surface du logement.