Chapitre 4. L’identité sociale à l’épreuve du choix résidentiel

‘« Dès l’instant où une sociologue anglaise inventa le terme ‘gentrification’ pour décrire le mouvement résidentiel de ménages de classes moyennes dans les quartiers pauvres de Londres (Glass, 1964), le mot évoqua plus qu’un simple changement de scène. Il suggérait un nouvel attachement symbolique aux vieux immeubles et une sensibilité accrue à l’espace et au temps. Il indiquait aussi une rupture radicale à l’égard des banlieues, un éloignement des ménages centrés sur les enfants pour se rapprocher de la diversité sociale et de la « promiscuité esthétique » de la vie urbaine. Pour le sens commun, au moins, les gentrifieurs étaient différents des autres individus des classes moyennes. Leurs choix résidentiels collectifs, les services qui s’agrégèrent autour d’eux et leurs professions en général très qualifiées étaient structurés par – et, en retour, exprimèrent – un habitus distinctif, une culture de classe et un milieu au sens de Bourdieu (1984). C’est pourquoi la gentrification peut être décrite comme un processus de différenciation spatiale et sociale. » (Sharon Zukin, 1987, p. 131, traduction de nous)’

Les processus de gentrification, quelles que soient les interventions inégalement incitatives des professionnels de la ville (aménageurs publics et privés), sont d’abord le résultat collectivement émergent d’une série de choix résidentiels individuels qui se renforcent mutuellement. C’est en ce sens que Sharon Zukin les présente comme des « processus de différenciation sociale spatiale et sociale » (Zukin, 1987, p. 131). Aussi bien Bernard Bensoussan que Sabine Chalvon-Demersay ou Catherine Bidou-Zachariasen ont montré au début des années 1980 comment le choix du quartier ancien central résultait à la fois d’une position originale combinant contrainte économique et richesse culturelle et d’une volonté d’exprimer un nouveau modèle culturel grâce à la mobilisation de symboles inscrits dans les lieux et à des pratiques quotidiennes. Le choix résidentiel, c'est-à-dire la prise de position dans l’espace urbain, n’apparaissait ainsi pas seulement comme un reflet de la position occupée dans l’espace social, mais aussi comme l’affirmation de goûts et de valeurs nouvelles qui allaient s’incarner dans de nouvelles façons d’habiter. Toutefois la diversification des formes prises par la gentrification et l’apparition de nouvelles générations de gentrifieurs pris dans des enjeux de classement social différents suggèrent que le temps de l’opposition simple « des gentrifieurs » aux « autres individus des classes moyennes » (ibid., p. 131) est révolu. A la diversité sociale des nouvelles « nouvelles classes moyennes » s’ajoutent des effets d’âge (il n’est pas identique de gentrifier à 20 ans ou à 40) et de « générations de gentrifieurs » (ce choix résidentiel étant plus difficilement revendiqué comme « alternatif » après trente ans de revalorisation des centres anciens). Quelles positions et prises de positions reflète aujourd'hui le choix d’habiter dans les Pentes ou dans le Bas Montreuil ? Ce choix est-il l’expression d’une affiliation au modèle culturel élaboré par les « pionniers », ou est-il pris dans de nouveaux enjeux de classement socio-spatial ?

Les choix résidentiels des individus« dépendent de deux ordres de facteurs […] : d’une part les ressources et les contraintes objectives de toute nature qui dessinent le champ de ce qui leur est possible ; d’autre part les mécanismes sociaux qui ont façonné leurs attentes, leurs jugements, leurs attitudes, leurs habitudes, et par conséquent ce qu’ils estiment souhaitable » (Grafmeyer, in Authier, Bonvalet, Lévy (dir.), 2010, p. 35). Les gentrifieurs des années 1980 et des années 2000, de la Croix-Rousse et du Bas Montreuil, sont-ils caractérisés par des contraintes et des ressources similaires dans le choix de leur quartier d’habitation ? Comment se traduisent les différences de position dans le cycle de vie, d’emploi, de pratiques hors travail dans le choix des Pentes ou du Bas Montreuil ? Le lieu de résidence est avant tout un espace de pratiques et de socialisation. A quelles pratiques résidentielles, à quelles attentes en termes d’environnement social et spatial ont répondu les choix résidentiels des gentrifieurs interrogés ? Les travaux des années 1980 soulignent, à l’instar de Sharon Zukin, que le choix des gentrifieurs exprimait « une rupture radicale à l’égard des banlieues, un éloignement des ménages centrés sur les enfants pour se rapprocher de la diversité sociale et de la « promiscuité esthétique » de la vie urbaine » (ibid.). Le choix du Bas Montreuil rend-il complètement caduque cette analyse ? Ne révèle-t-il pas au contraire des formes de compromis entre des valeurs héritées et de nouvelles valeurs et contraintes d’ordre générationnel ? Par ailleurs, la place de la « diversité sociale » dans les motivations des gentrifieurs est à interroger, singulièrement pour ceux des deuxième ou troisième génération : dans les années 2000, ne vient-on pas habiter les Pentes ou le Bas Montreuil autant pour être entouré de ses pairs que par « goût » pour la diversité sociale ? Enfin, l’espace résidentiel est également un « support de projections […] et réservoir de sens » (Bidou, 1984, p. 86). Le choix résidentiel dépend des goûts et des valeurs que l’on souhaite manifester, mais aussi des représentations et des symboles attachés, à chaque génération, aux espaces urbains et aux formes architecturales. Dans quelle mesure les gentrifieurs des années 1990 et 2000, dans les Pentes et dans le Bas Montreuil, se réfèrent-ils au mythe du « quartier village » mobilisé par les nouvelles classes moyennes à la fin des années 1970 ? L’historicité, la centralité, la convivialité (Remy, 1983) sont-elles unanimement valorisées et sont-elles dotées d’une même signification à toutes les époques ? Dans quelle mesure ce modèle peut-il s’exporter en banlieue ? D’autres représentations apparaissent-elles en lien avec l’installation de ce nouveau type d’espace ?

Les choix résidentiels sont réalisés à l’échelle des ménages. C’est donc à cette échelle que nous les avons appréhendés, à partir de ce que les enquêtés des deux quartiers et des trois générations nous ont dit a posteriori des représentations du quartier qu’ils avaient au moment de s’y installer, de la situation dans laquelle ils se trouvaient et des « motifs, circonstances et intentions qui ont orienté leurs décisions » (Grafmeyer, 2010). Nous verrons d’abord les enjeux liés à la position différente qu’occupent les gentrifieurs des Pentes et du Bas Montreuil dans le cycle de vie. Nous explorerons ensuite les ressorts de l’installation dans les Pentes de la Croix-Rousse des années 1970 aux années 2000 et dans le Bas Montreuil à partir des années 1980. Nous nous pencherons pour finir sur la question du choix du logement et sur l’émergence de formes architecturales prisées propres à chaque quartier : les appartements canuts d’un côté, les lofts et les maisons de ville de l’autre.