1. Des âges et des enjeux de socialisation différents

L’installation dans les Pentes et dans le Bas Montreuil ne correspond pas exactement aux mêmes âges et aux mêmes étapes du cycle de vie ; ces différences apparues dans les statistiques (cf.. chapitre 2) se retrouvent parmi nos enquêtés. Agés de 19 à 34 ans, les enquêtés croix-roussiens s’installent seuls, en colocation ou en couple, mais très rarement accompagnés d’enfants ; quand c’est le cas, c’est autant suite à une séparation que dans une logique d’installation dans la vie de famille : on compte deux parents célibataires et deux couples avec enfants dans l’échantillon.Les enquêtés ont fini leurs études et travaillent déjà depuis quelques années, mais pour la plupart ils n’ont pas de projet familial quand ils s’installent. Beaucoup viennent sur les Pentes sans savoir s’ils y resteront longtemps. La gentrification du Bas Montreuil est le fait de ménages un peu plus âgés (de 24 à 39 ans), qui arrivent généralement en couple et souvent déjà accompagnés d’un enfant, avec le projet que la famille s’agrandisse ; engagés plus avant dans la vie professionnelle et familiale, ils cherchent à s’installer de façon pérenne. Les Pentes apparaissent donc comme un quartier où l’on vient vivre la fin de sa jeunesse, tandis que l’installation dans le Bas Montreuil correspond à l’acceptation pleine et entière des responsabilités (professionnelles et familiales) de la vie d’adulte.

Cette différence de types de gentrifieurs et de gentrifications a clairement à voir avec les propriétés urbaines des deux quartiers : localisation en plein centre de l’agglomération pour les Pentes, en proche banlieue pour le Bas Montreuil ; bâti très dense, logements presque exclusivement collectifs dans les Pentes, tissu plus lâche dans le Bas Montreuil, avec davantage de logements individuels et de grandes surfaces. Toutefois le bâti dense des Pentes et son parc de logements ne seraient sans doute pas un obstacle à une gentrification plus familiale230 s’ils n’étaient pas redoublés par une morphologie spatiale peu propice à la vie avec des enfants : les rues en pente raide et les trottoirs étroits rendent difficile la circulation avec une poussette et la plupart des commerces et des équipements (l’accès au métro notamment) se trouvent soit en bas des Pentes soit sur le Plateau. Les rues se prêtent également très mal au stationnement et l’utilisation quotidienne d’une voiture n’est pas aisée si l’on n’a pas de garage – un équipement rare dans un parc de logements aussi ancien. Enfin, les commerces du bas des Pentes, où les lieux de sortie nocturne sont nombreux, sont destinés à une clientèle plus étudiante que familiale. La question des écoles, qui supposerait de passer outre tous ces éléments morphologiques, n’est même pas envisagée par les gentrifieurs au moment de leur installation. Le Bas Montreuil se présente comme un quartier un peu plus propice à la vie familiale : moins central, moins dense, il est plus favorable à l’usage quotidien d’une voiture mais tous les commerces et équipements quotidiens y sont accessibles à pieds. La présence de logements individuels souvent dotés de petits jardins (15% des résidences principales en 2006), de cours en cœur d’îlot, de friches et de quelques parcs rendent le quartier plus aéré ; en outre, hormis la rue de Paris, les rues n’y sont pas très passantes. On peut lire les effets de ces caractéristiques au sein même de chaque quartier : le bas des Pentes, plus dense et plus proche du centre ville de Lyon, accueille relativement plus d’étudiants et de « jeunes » tandis le haut des Pentes, plus aéré et plus proche des commerces du plateau attire davantage de familles ; dans le Bas Montreuil, le quartier des Guilands et les secteurs proches de Vincennes, plus pavillonnaires, accueillent également davantage de familles que les abords de la rue de Paris.

On doit toutefois relativiser le poids de ces déterminants « objectifs ». Tout d’abord, si ces caractéristiques (localisation, déclivité, bâti, trame commerciale, etc.) distinguent les deux quartiers l’un de l’autre, c’est surtout relativement à leurs agglomérations respectives qu’ils apparaissent comme plus ou moins centraux et denses, plus ou moins propices à la vie avec des enfants. Ensuite, ces spécialisations sont autant des réalités sociodémographiques que des images, construites au fil du temps et sous l’effet de groupes d’âge qui « donnent le ton », et qui contribuent en retour à les renforcer. Rappelons que d’après les statistiques des recensement, les Pentes sont moins clairement un quartier de « jeunes » et d’étudiants dans les années 1970 et 1980 qu’aujourd'hui (cf.. chapitre 2). La construction progressive de ces représentations (« un quartier de jeunes », « un quartier familial ») se lit également dansles entretiens. Enfin, pour les individus et ménages, le choix résidentiel ne se résume pas à la recherche d’un cadre de vie matériellement propice aux activités quotidiennes. Il s’agit aussi de choisir un espace physique, social et symbolique qui « corresponde » à ce que l’on souhaite faire de sa jeunesse, de sa vie de famille ou de sa vie professionnelle et qui contribuera à orienter ces pratiques et ces normes. En ce qui concerne les âges de la vie, Olivier Galland nous aide à saisir les enjeux de socialisation associés aujourd'hui à la jeunesse et à l’âge adulte.

La jeunesse, cet âge intermédiaire « entre deux états stables que sont les unités familiales constituées », où l’on vit seul, à plusieurs (hors d'une vie familiale) ou en couple non marié, a eu tendance à s’étirer dans le temps du fait de la désynchronisation entre les différents éléments de passage à l’âge adulte (accès aux rôles familiaux, aux rôles professionnels et autonomie financière)231. Pour Galland, si la « jeunesse » s’est ainsi allongée au cours des Trente Glorieuses, c’est qu’elle devenait « ce moment de définition ou de redéfinition d'aspirations sociales moins bien définies qu'autrefois par le milieu d'origine et la transmission intergénérationnelle » (2001, p. 616) ; aujourd'hui, l’identité professionnelle et sociale se formerait au moins autant par l’expérimentation que par la transmission. Période d’expérimentations, de constitution de l’identité sociale hors de la famille d’origine, la jeunesse diffère donc de l’âge adulte, où a contrario le rôle de parent rappelle au groupe familial et à sa fonction de transmission. Définis ainsi plutôt que délimités par des âges biologiques ou même par la naissance du premier enfant, la jeunesse et l’âge adulte semblent bien éclairer les situations et les perspectives de nos enquêtés croix-roussiens et montreuillois au moment où ils gentrifient. Les enjeux de socialisation qui y sont associés sont de plus en plus clairs au fil du temps, à mesure que ces « spécialisations » des deux quartiers se cristallisent. En début de période, ils se mêlent avec des préoccupations politiques dans les Pentes et professionnelles dans le Bas Montreuil. En découlent des projets résidentiels différents : une installation souhaitée comme plus ou moins pérenne, en location ou comme propriétaire, dans des espaces aux propriétés différentes.

Notes
230.

La taille des appartements en particulier n’est pas un obstacle : le regroupement de plusieurs petits appartements en un vaste logement familial est fréquent : c’est ce que font les rares enquêtés arrivant en famille, et c’est ce que font ceux qui décident de rester dans le quartier après la naissance d’un enfant.

231.

La période qui sépare la fin de la scolarisation de l’entrée dans la vie familiale (naissance 1er enfant) dure en moyenne six ans pour les femmes et huit ans pour les hommes selon les données de l’enquête INSEE-CNRS « Entrée dans la vie adulte » de 1992 (Galland, 2001, p. 619).