Les Pentes : de l’expérimentation à la « jeunesse »

1.1.1 Les « pionniers » : de l’espace disponible pour expérimenter

Dans les Pentes, l’idée d’« expérimentation » associée à la jeunesse recouvre deux significations un peu différentes d’une génération à l’autre. Les « pionniers » arrivés dans les années 1970-1980 sont plus hétérogènes que leurs successeurs en ce qui concerne les indicateurs de l’âge social (âge, fin des études, installation dans la vie active, mariage, naissance du premier enfant) et l’ordre dans lequel ces étapes sont franchies. Lorsqu’elle s’installe, Claudine est âgée de 27 ans et tout juste mariée ; elle enseigne pour financer les études qu’elle poursuit aux Beaux Arts. Jacques, 28 ans, célibataire, revient de l’étranger où il était parti travailler. Dominique, 24 ans, arrive sur les Pentes avec ses deux enfants après une séparation ; ayant quitté l’école très tôt pour travailler, elle a repris ses études et passe beaucoup de temps à militer. Yves a 34 ans et travaille comme ingénieur depuis plusieurs années déjà ; il arrive avec son fils après une séparation et s’installe avec deux autres familles. Véronique n’a que 17 ans, elle a arrêté son BEP et travaille par intermittence comme ouvrière ; elle vient sur les Pentes rejoindre son compagnon qui travaille à mi-temps et anime une association, et qui habite avec « pas mal de monde » dans un vieil appartement délabré. Valérie enfin a 20 ans, elle quitte sa ville natale et ses études de psychologie pour venir militer dans le réseau libertaire lyonnais. Ce qui les caractérise le mieux, ce n’est donc pas une configuration donnée, identique de l’un à l’autre ; c’est leur façon de vivre ces situations familiales, étudiantes ou professionnelles sur le mode de la rupture. L’installation dans les Pentes correspond pour eux à un moment où l’on rompt avec les trajectoires dessinées d’avance : en redoublant les efforts pour mener ou reprendre des études supérieures, en quittant son milieu social d’origine, en prenant un nouveau départ après une séparation, en refusant la vie professionnelle pour laquelle on était programmé, etc. Nos enquêtés opèrent bien une « déconnexion […] par rapport à ce qu’ils sont censés devenir, aux stratégies familiales à leur égard, ou aux pressions sociales qui leur aménagent un devenir, que ce soit en termes de statut ou de mise au travail » (Bensoussan et Bonniel, 1979, p. 133). Cette expérimentation au sens individuel, ces tâtonnements de chacun pour redéfinir sa trajectoire et déplacer les limites fixées par le milieu d’origine, se doublent d’une expérimentation sociale, c'est-à-dire du fait de proposer et de revendiquer sur la scène politique des alternatives aux modes de vie dominants : vivre seul avec un enfant, vivre en couple homosexuel, vivre avec plusieurs partenaires et dans plusieurs endroits à la fois, vivre dans un collectif, faire des amis une famille de substitution, ne pas travailler ou seulement de temps en temps, prolonger ses études au-delà de l’âge « normal », passer plus de temps à militer qu’à travailler… Il s’agit moins de retarder l’entrée dans les vies familiale et professionnelle que de remettre en cause les normes dominantes qui les régulent.

Pour eux, le quartier se présente alors comme cet espace de possibles en raison de la disponibilité des locaux et des loyers très faibles : Pucciarelli (1996) relève l’importance de ce facteur, que tous nos enquêtés « pionniers » ont également souligné. De l’anarchiste (Valérie) à la féministe (Dominique), de l’artiste provocatrice (Claudine) à l’autogestionnaire (Yves), nos enquêtés trouvent malgré leurs faibles moyens des lieux où se loger seul ou à plusieurs, où peindre, se réunir, accueillir des concerts, bref participer par petites touches à ces expérimentations décrites par Bensoussan et Bonniel (1979a, 1979b), Pucciarelli (1996), Pessin (2000). Ils soulignent aussi la permissivité du quartier, où ces activités ne suscitent pas de marques de désapprobation de la part des autres habitants – il est vrai largement « recouverts », voire « domestiqués », pour reprendre les termes de Bensoussan et Bonniel (1979a). Ces projets résidentiels se traduisent différemment en termes immobiliers (certains achètent, d’autres louent, en fonction de l’âge et du petit pécule qu’ils ont pu amasser – les dons familiaux étant rares et faibles – ainsi que de la situation conjugale) ; mais l’important est pour tous de trouver ces espaces disponibles et peu chers.