1.1.2 Les « jeunes croix-roussiens » : profiter de sa jeunesse tout en préparant l’avenir

Pour les « jeunes croix-roussiens » qui arrivent dans les Pentes au début des années 2000, on peut encore parler d’« expérimentation » au sens des trajectoires individuelles et de Galland (2001), mais plus au sens de l’expérimentation sociale. Ils viennent vivre dans le quartier la fin de leur jeunesse, âge désormais bien défini socialement, institutionnalisé et délimité par la fin de la scolarité d’une part, l’entrée dans la vie familiale d’autre part. Ils arrivent dans le quartier après des études supérieures souvent longues et après une première période de travail faite de stages ou de CDD, conçue soit comme un prolongement des études (à l’étranger par exemple), soit comme une mise en route de la carrière (à Paris par exemple). Ils sont à la recherche d’un emploi plus stable, correspondant à leurs aspirations en termes de contenu comme de mode de vie (horaires, lieu de travail, niveau de revenus, milieu fréquenté). Souvent en ascension sociale, ils cherchent à atteindre rapidement la position sociale à laquelle ils aspirent. Quelques-uns vivent en colocation, d’autres seuls, mais le plus souvent cette phase d’installation dans la vie professionnelle correspond aussi à l’entrée dans la vie de couple. Toutefois, même dans ce dernier cas, ils cherchent encore à conserver un mode de vie étudiant : une vie au jour le jour, sans planification de l’avenir, où les sorties et les loisirs occupent une place importante, où les sociabilités amicales remplacent en partie la famille conservée à distance. Cela leur semble par exemple évident d’avoir des lieux de sortie réguliers et ils en citent facilement plusieurs (dans le Bas Montreuil, la question est apparue déplacée : les gentrifieurs familiaux n’ont plus le temps de sortir et cela leur coûte trop cher en baby-sitting).

Le quartier des Pentes est choisi non plus pour ses locaux disponibles et peu chers, mais pour vivre au centre d’une grande ville qui, contrairement à Paris, semble permettre de profiter du temps hors travail. Avant de partir s’installer dans un quartier plus familial ou dans une ville plus petite (types d’espaces où ils ont le plus souvent grandi), il s’agit de « profiter à fond de la vie en ville », d’être « là où la vie urbaine prend tout son sens » (Emmanuelle). Cette fonction du quartier – permettre une vie de sorties et de sociabilités vécue au jour le jour – se lit bien dans une trajectoire accidentée, celle de Nathalie. Après une enfance en Provence et des études à Marseille, Nathalie s’était installée à Tarbes avec l’intention d’y rester (elle passe un an à chercher l’appartement de ses rêves, qu’elle achète). Une déception amoureuse lui fait quitter la ville pour un exil qu’elle souhaite temporaire (elle ne vend pas son logement mais le met en location), afin de s’éloigner un temps de la vie qu’elle avait construite. Les trois ans qu’elle compte passer à Lyon sont envisagés comme une parenthèse, le retour au célibat forcé comme une occasion de renouer avec les plaisirs de sa vie citadine d’étudiante (notamment les nombreuses sorties au cinéma et au théâtre), en attendant un dénouement amoureux espéré ; c’est vers les Pentes qu’elle se dirige pour vivre cette période. Le quartier est perçu par tous les enquêtés comme un quartier « qui a la réputation de bouger », où se trouvent de nombreux lieux de sortie destinés aux jeunes, et surtout comme un quartier de pairs ; c’est d’ailleurs en suivant les conseils des collègues qui ont son âge que Nathalie a choisi de s’y installer, plus que par repérage immédiat de cette animation ou de ces lieux de sortie :

‘Sachant que ce qui m’a influencée aussi, c’était que sur tout l’étage, par exemple, tous les collègues, finalement – Mélanie, Guillaume, Jérôme, Caro – ben tout le monde habitait la Croix-Rousse, quoi. […] C’était vraiment, toute la tripotée de jeunes qui bossaient et qui était un peu de ma catégorie socioprofessionnelle, ils habitaient tous la Croix-Rousse, quasiment. Donc c’était assez unanime… Bon, euh, je me suis même demandé qu’est-ce qu’il avait, ce quartier, là ! Moi quand je l’avais visité je ne l’avais pas forcément trouvé plus chouette qu’un autre, quoi. (Nathalie, ingénieur à direction régionale de l’environnement, arrivée en 2003, propriétaire)’

Après quelques mois de vie dans le quartier, elle est en effet frappée par l’importance numérique des gens de son âge, qui contraste fortement avec son expérience à Tarbes :

‘J’avais lu ça, statistiquement, entre une population et une autre ; mais là j’ai eu l’impression de le vivre, quoi. Parce que vraiment, à Tarbes, il n’y avait que des vieux, au marché il n’y avait que des vieux, dans l’immeuble il n’y avait que des vieux. Moi, mes copains, ils avaient 50 ans, ils avaient 40 ans, je veux dire, j’étais jamais, quasiment jamais, avec des gens de mon âge, la trentaine, quoi. […] Et là, j’étais vraiment impressionnée. Ma voisine elle avait mon âge, mon autre voisine aussi… (Nathalie)’

Joann fait cette expérience au sein même de Lyon : après avoir habité le sixième, très « familial », puis le Vieux Lyon, où il y avait surtout « des extrêmes, très jeunes ou très vieux », elle apprécie de se trouver dans un quartier qu’elle perçoit comme « jeune », c'est-à-dire où prédominent les gens ayant la vingtaine ou la trentaine.

Comme de nombreux quartiers anciens centraux, par exemple dans les villes belges (Van Criekingen, 2007), les Pentes de la Croix-Rousse illustrent bien l’inscription spatiale de ce « nouvel âge de la vie » qui s’est allongé et institutionnalisé surtout dans le haut de la hiérarchie sociale. Le fait que ce « mode de vie de la jeunesse », qui déborde désormais largement le temps des études, s’étende dans notre échantillon parfois au-delà de la naissance du premier enfant (certains de nos enquêtés parvenant à combiner la présence d’un bébé avec ces sorties, ces réceptions) apparaît en partie lié à l’aisance financière, qui permet par exemple de se passer de la famille pour faire garder l’enfant).

Van Criekingen explique en partie cette spécialisation des centres anciens par l’importance du parc locatif privé232. Celui-ci joue indéniablement un rôle dans les Pentes : il accueille notamment les enquêtés qui arrivent de l’étranger et ne savent pas encore bien ni dans quel métier ni dans quelle ville ils vont se stabiliser (Bertrand, Emilie). Mais nombre de nos enquêtés choisissent d’acheter leur logement, et ce même s’ils n’envisagent pas leur installation comme pérenne. L’achat représente davantage un investissement financier qu’un ancrage de longue durée. C’est particulièrement frappant dans deux cas. Celui de Nathalie tout d’abord, que nous avons évoqué : alors même qu’elle prévoit de ne rester que trois ans à Lyon et qu’elle est déjà propriétaire d’un appartement à Tarbes où elle compte revenir, elle souhaite acheter. La motivation est essentiellement économique et repose sur sa première expérience d’achat à Tarbes qu’elle juge« plutôt concluante » : elle a en effet acheté pour 43 000 euros un appartement qui en vaut aujourd'hui près du double,en raison des petits travaux qu’elle y a faits mais surtout de l’augmentation générale des prix. Grâce à des économies réalisées plus tôt, elle rembourse les 12 000 euros d’emprunt qu’il lui reste pour en être complètement propriétaire, puis réinvestit à Lyon en faisant un nouvel emprunt dont les mensualités sont ajustées au loyer qu’elle pense pouvoir en demander après les trois ans qu’elle comptey passer. Comme Nathalie, Damien souhaite concilier une logique habitante (trouver un logement dans lequel il se sente bien) et une logique de placement financier, comme il l’indique à propos de l’idée d’acheter à Confluence233 :

Et là tu t’es pas dit « oui, c’est absolument l’endroit où il faut être » ?
Ben je me suis dit que c’était le coin où il fallait investir pour faire une bonne opération, mais en même temps il y a plein de gens qui se le sont dit déjà depuis quelques années. Et puis voilà, j’investis pas forcément pour un placement sur 15 ans, quoi ! enfin c’est pas gagné qu’on y reste éternellement, non plus, ici. Donc il fallait qu’on y soit bien tout de suite, j’avais envie d’être bien tout de suite dans le lieu, c’était pas un placement locatif, quoi. (Damien, ingénieur environnement secteur associatif, arrivé en 2004, propriétaire)’

La motivation d’achat de Damien est aussi l’idée de pouvoir faire une rénovation d’appartement performante au niveau énergétique (c’est sa spécialité professionnelle). Mais alors même qu’il se lance dans des travaux de très grande ampleur, il prévoit ce qui se passera lorsqu’il revendra et envisage le cas où il revendrait moins de cinq ans plus tard (auquel cas il serait assujetti à l’impôt sur les plus-values). Il évalue et réévalue les travauxau fur et à mesure que les factures s’accumulent (elles sont précieusement conservées pour pouvoir s’y référer en cas de revente), comptabilise ses heures de travail dans l’appartement à leur coût d’opportunité (mise en congé sans solde donc absence de revenu de son activité professionnelle) : la logique financière est assez importante. Ces réflexes révèlent un rapport au présent et à l’avenir qui contraste fortement avec, d’un côté, celui des « pionniers », de l’autre, celui des « convertisseurs » montreuillois. Détendus à l’égard du présent (ils pourraient rester sur le marché locatif, où ils occupent en raison de leurs revenus et leurs statuts d’emploi une position plutôt confortable), les « jeunes croix-roussiens » nourrissent à l’égard de l’avenir un rapport d’anticipation, de prévision. Ayant fait des économies pendant leurs premières années de vie active et ayant parfois reçu en outre un peu d’argent familial, ils veulent acheter, moins pour ne pas perdre d’argent en loyers que pour placer cet argent et se constituer un patrimoine. La logique de capitalisation et de prévision par rapport à l’avenir est particulièrement lisible chez Antoine et Stéphanie :

‘Lui : Pourquoi est ce qu’on veut être propriétaires ?Pour une raison toute simple, c’est qu’on n’a pas envie d’avoir à raquer le jour où on sera à la retraite et où on n’aura pas de retraite.
Elle : Oui, c’était ça. […] On s’est tellement dit que de toutes façons on n’aura jamais de retraite, que c’est fini la répartition, ça sera que la capitalisation
Ca vous y pensiez vraiment ?
Lui : Ah ben c’était la motivation de départ, hein !
Elle : Ah oui oui ! Dès qu’on est rentrés dans la vie active, même je crois dans nos études, on le savait que de toutes façons, pour nous, c’est sûr et certain qu’à 60 ans, la retraite, y en aura pas ; ou peu ! On aura 2000 francs… C’est inéluctable, hein.
Lui : On a étudié l’évolution démographique, l’augmentation de la durée de la vie, le système de retraire par répartition qui a démarré au lendemain de 36, le système de fonctionnement, c'est-à-dire que tout ce qui est collecté aujourd'hui c’est pour les retraites d’aujourd'hui. Donc tu te dis : ben, c’est évident qu’on ne va rien avoir, dans la mesure où on va avoir deux retraités pour un actif dans quelques années ! Donc ça faisait partie de la logique du truc ! Donc on se dit : on essaie de se prévenir par rapport à ça. Voilà. […]
Elle : Tout en se disant que franchement, on n’avait pas beaucoup de chance de tomber à notre époque, quoi ! Parce que nos parents, quand ils avaient 30 ans, ils pensaient à tout sauf à acheter un appartement. A tout sauf à ça ! Moi j’aurais préféré profiter de ma jeunesse, de mes 30 ans, de mes 40 ans à voyager, à être locataire, à m’en foutre, que d’acheter un appartement, hein ! Moi quand j’avais 18 ans c’était pas mon rêve, hein, d’acheter un appartement ! (Antoine, chargé de communication environnement dans le secteur associatif, et Stéphanie, acheteuse dans une clinique religieuse, arrivés en 2004, propriétaires)’

Cela n’exclut pas que l’achat constitue également un engagement mutuel pour ceux de nos enquêtés qui achètent en couple. Mais ils ne sont pas majoritaires et, même chez eux, la dimension familiale est assez absente : les logements achetés permettront d’accueillir un enfant tout au plus.

Notes
232.

Il « permet en effet des adaptations rapides aux modalités changeantes de la trajectoire professionnelle et de la situation familiale (déménagements fréquents, sous-location en cas de séjours temporaires à l’étranger, par exemple) », Van Criekingen, 2007, p. 16.

233.

« Confluence » est le nom du quartier en construction à l’extrémité Sud de la Presqu’île.