1.2.1 Vivre et travailler au même endroit : un choix plus pratique qu’idéologique

Artistes, artisans, indépendants ou petits entrepreneurs, une grande partie des gentrifieurs montreuillois cherche un lieu de travail en même temps qu’un lieu de vie lors de leur arrivée dans le quartier. Ils se trouvent alors dans des conditions de travail ou de logement (selon la priorité accordée à l’un ou à l’autre) peu satisfaisantes en raison de leurs revenus médiocres et c’est un des motifs de leur déménagement. Certains, sans enfants, vivent illégalement dans leur local d’activité, comme Francine et Vincent, réalisateurs et producteurs de documentaires, ou Pierre, responsable associatif. Parmi ceux qui ont des enfants, certains ont fait le choix d’un « vrai » logement et ont sacrifié leur espace de travail, aménagé dans un coin du logement ; c’est par exemple le cas d’Alice, auteure et correctrice, qui travaille dans l’entrée de l’appartement de 70 mètres carrés où elle vit avec son mari et ses deux enfants. D’autres, indépendants en général, tentent d’avoir un lieu de vie et un lieu de travail séparés, avec pour conséquence de limiter fortement les loyers consacrés à chaque espace. C’est le cas de Julie, qui loue pour 150 euros par mois un espace de travail dans des bureaux partagés avec d’autres indépendants ; en contrepartie, elle loge avec son compagnon puis leur premier enfant (et pendant quelques mois avec deux enfants) dans un deux pièces de 30 m2 en rez-de-chaussée (pour un loyer de 360 euros). Enfin, avant de s’installer à Montreuil, un certain nombre d’enquêtés, parmi les moins aisés, n’a tout simplement aucun espace consacré à ce qu’ils aimeraient être leur principale activité professionnelle. Pour certains, comédiens ou photographes, cette situation est somme toute courante et n’affecte pas fondamentalement leur activité professionnelle. En revanche, pour d’autres, le local professionnel est la condition de possibilité de certains développements dans le travail. Ainsi, avant de s’installer à Montreuil, Martine, qui se considère sculptrice, ne peut pas en réalité exercer ce métier : elle loge avec son compagnon et son fils dans un logement social et ne dispose d’aucun espace pour sculpter ; l’absence d’un atelier et le besoin d’argent la conduisent à accepter des activités de fabrication de décors ou d’accessoiriste de spectacles. Edith, plasticienne, ou Julien, ferronnier d’art, sont également gênés dans l’exercice de leur art en raison du manque d’espace. Pour ces professionnels, disposer d’un atelier est nécessaire à la mise en œuvre complète de leur métier. En somme, le moment du départ vers le Bas Montreuil correspond pour une partie des enquêtés à la recherche d’une meilleure organisation, qui prend deux voies légèrement différentes selon le type de travail et le moment de la trajectoire conjugale et familiale : la recherche prioritaire d’un local professionnel (le logement étant considéré comme secondaire) ou la recherche d’un lieu qui permette de combiner espace de vie familiale et espace de travail.

La première démarche est surtout celle d’artistes, d’artisans et de petits entrepreneurs pour qui les conditions de logement sont secondaires par rapport au projet professionnel au moment de leur installation et qui ont besoin de locaux particulièrement vastes. Edith, Julien, Francine et Vincent les producteurs de documentaires, Pierre et Anne les animateurs socioculturels, sont prêts à se loger sur une mezzanine ou entre quatre murs de parpaing dressés dans leur local professionnel. Ils n’ont pas non plus la volonté (et souvent pas les moyens) de devenir propriétaires. Cela correspond aussi à un moment de leur cycle de vie ; les préoccupations familiales qui surgissent pour tous quelques années plus tard234 ne remettent pas en cause leur choix du Bas Montreuil mais les conduisent à séparer lieu de travail et lieu de vie et à chercher à devenir propriétaires – à l’instar de Julien qui, lorsqu’il rencontre sa compagne, vit sur une mezzanine au fond de l’atelier où il travaille le métal avec son associé :

‘On a vécu trois ans là-bas ensemble ; et puis quand même le jour où elle est tombée enceinte, on s’est dit « bon on va peut-être s’affoler et sortir de là » parce que c’était… y avait de la limaille de fer dans ton lit, quoi, c’était vraiment… c’était vraiment roots. (Julien, ferronnier d’art, arrivé en 1995, propriétaire)’

Cette première logique n’est pas la plus fréquente au moment de l’enquête, mais elle est significative d’un des traits particuliers des débuts la gentrification à Montreuil : le quartier est remodelé d’abord par l’arrivée de jeunes entrepreneurs, notamment du secteur de l’audiovisuel et de la réalisation de décors de cinéma qui, chassés de Paris, investissent des friches (Hatzfeld et al., 1998). Francine et Vincent sont emblématiques de ce phénomène : titulaires d’un bail commercial sur un local professionnel du 20ème arrondissement où ils travaillent avec trois autres sociétés d’audiovisuel et se logent de façon illégale, ils sont expropriés début 1991, en pleine bulle immobilière parisienne, par un promoteur qui rachète l’immeuble où se trouvent leurs locaux. Ils souhaitent continuer à travailler groupés avec d’autres sociétés, mais aussi continuer à se loger au même endroit. Ils trouvent à Montreuil un local de 600m2 qui leur permet de reproduire leur organisation : un hangar totalement vide, qu’ils font aménager en locaux professionnels grâce à l’indemnisation de l’expropriation (130 000 euros) ; ils y créent aussi un logement qui aura un statut de loge de gardien, ce qui règle en même temps leur problème de logement.

La deuxième logique de recherche combine d’emblée un projet clairement familial et résidentiel avec le souhait d’un espace professionnel. Elle est particulièrement fréquente parmi les indépendants qui s’installent dans le quartier à la fin des années 1990. Le projet familial est important à leurs yeux, et rassembler travail et logement en un même endroit présente avant tout des avantages pratiques et économiques. De surcroît, leurs emplois du temps sont souples et mouvants : ils disposent d’une certaine liberté dans l’organisation de leur temps de travail, mais sont aussi soumis à des horaires atypiques ou à des « charrettes » selon les projets et les aléas du travail en cours et souhaitent pouvoir facilement travailler le soir ou le week-end. Cette « souplesse » est surtout bienvenue pour les femmes qui concilient vie active et tâches domestiques : les tâches familiales sont, dans la plupart des couples, assez inégalement réparties. Etre mère et travailler au même endroit facilite la vie, comme le résume Julie :

‘Alors moi c’est un choix. Pour plein de choses. Voilà, c’est un choix financier : c’est un choix financier parce que je n’ai pas de l’argent à ressortir ailleurs alors que j’ai un crédit sur le dos. C’est un choix géographique, parce que j’ai pas envie de perdre deux heures, ou minimum une heure dans les transports en commun tous les jours. J’ai envie d’emmener mes mômes à 9h du matin, alors que si j’étais ailleurs, tu poses ton môme à 9h, tu pars en courant, t’arrives il est dix heures – alors que là, entre 9 et 10h, j’ai le temps de boire mon café, tu vois ? [rit] Ou 9h30, je suis déjà au boulot. Et euh… Et je suis au coin de la rue des écoles, si à 4h30 il faut que j’aille les chercher. J’ai de la place chez moi, et je ne vois pas pourquoi j’irais me mettre ailleurs. Et voilà, tout ça, c’est vraiment « une pierre, plein de coups », vraiment ; financière, géographique, organisation… Le soir, si je bosse chez moi, j’ai pas besoin de revenir. Parce qu’avant, tu vois, avant de venir ici, j’avais donc mon bureau à une rue, dans le 14ème ; j’y allais le week-end, mais ça veut dire que je quittais chez moi, donc je peux pas surveiller mes mômes en même temps ; si mon mec il est pas là… tu vois, moi je peux continuer à bosser ; à la sieste, je bosse. (Julie, graphiste indépendante, arrivée en 1999, propriétaire)’

Le projet de trouver un lieu de travail en même temps qu’un logement caractérise les ménages enquêtés arrivés dans le Bas Montreuil avant 2000, c'est-à-dire avant le début de la hausse des prix. En effet, pour la plupart d’entre eux, il ne s’agit pas seulement de disposer d’une pièce supplémentaire : leurs activités professionnelles nécessitent des espaces vastes, modulables, dans lesquels il est possible d’accueillir des clients, des collègues ou du public, d’installer du matériel, de travailler sur des objets de grand format, pour certains de faire du bruit, de la poussière, des taches, de se mettre en scène, de travailler à plusieurs… Les sculptrices par exemple ont besoin d’un espace en rez-de-chaussée doté d’un accès à l’eau, où pouvoir faire du bruit et de la poussière- un type d’espace difficile à trouver dans Paris. Les contraintes sont moins importantes pour d’autres professionnels : graphistes et photographes par exemple n’ont pas particulièrement besoin de récupérer d’anciens locaux d’activité. Ils ont néanmoins besoin d’espace pour accueillir un poste de travail, des rangements, du matériel et éventuellement des associés ou des clients. La hausse des prix et la raréfaction des locaux d’activité désaffectés rendent ce type de projet mêlant habitat et travail beaucoup plus rare après l’année 2000.

Dans les travaux des années 1980 menés à Aligre, Daguerre ou Croix-Rousse, le « recouvrement des espaces de pratiques » rencontré dans les faits ou dans les discours renvoyait à des partis-pris idéologiques ou à des valeurs. En pratique, à Aligre, ce recouvrement était surtout le fait des vieux artisans ; les nouvelles couches moyennes le valorisaient sur un mode contemplatif, comme un élément alimentant l’image positive du quartier-village. Il renvoyait aussi à la volonté d’effacer l’opposition travail / loisir, d’en brouiller les frontières. Sur les Pentes de la Croix-Rousse, où l’on a vu que les tout premiers gentrifieurs tentaient d’adopter « un mode de vie intégral »235, il s’agissait également d’incarner une position idéologique : le refus de l’éclatement des rôles sociaux propre à la grande ville et de la division du travail imposée par l’ordre industriel. Cette dimension idéologique est presque totalement absente de nos entretiens : ceux de nos enquêtés qui cherchent à rassembler en un même lieu travail et habitat le vivent sur un mode beaucoup plus pragmatique, voire contraint. D’ailleurs il ne s’agit pas pour eux de confondre les espaces et les temps de travail et de vie quotidienne, qui restent bien distincts, mais, sur un plan pratique, de les rapprocher et de les gérer simultanément. Une seule enquêtée, Edith, associe une dimension idéologique ou du moins un discours donnant un sens à ce choix ; elle rattache la porosité de la frontière entre travail et vie quotidienne à la spécificité du travail artistique :

‘On est dans des domaines dans lesquels le privé et le travail, donc le public, en gros, se mélangent beaucoup. Il est très difficile de dire à quel moment on travaille, et à quel moment on est soi-même en privé. (Edith, plasticienne, arrivée en 1990, propriétaire)’

Edith décrit là ce qu’elle pense être la situation de bon nombre de Bas Montreuillois. Pourtant ce discours ne se retrouve pas vraiment chez nos autres enquêtés, qu’ils soient véritablement dans des recherches artistiques ou dans des professions créatives moins libres. Les explications qu’ils donnent à leur volonté de réunir travail et vie privée dans un même lieu puisent dans les registres pratique et économique. Cependant, malgré l’absence de discours ou de projet idéologique accompagnant ce recouvrement des espaces de pratiques, plusieurs enquêtés nourrissent leur travail professionnel de leur vie quotidienne (du lieu où ils habitent, de personnes qui les entourent, des espaces qu’ils fréquentent). Ce qui frappe, c’est donc plutôt l’absence de discours accompagnant ces pratiques, comme si les gentrifieurs artistes et indépendants du Bas Montreuil ressemblaient moins aux gentrifieurs d’Aligre qu’aux artisans que ces derniers contemplaient, vivant quotidiennement ce recouvrement des espaces de pratiques sans le théoriser.

Notes
234.

Hormis pour Edith, dont la fille est déjà grande et a également besoin d’un espace de pratique artistique (elle se destine aux métiers du cirque).

235.

« Ces nouveaux « colons » ne font pas que résider. Dans leur recherche d’un mode de vie intégral, ils opèrent une confusion des temps et des lieux habituellement réservés à des activités segmentées : travail, loisirs, temps familial etc… » (Benoit-Guilbot, Bensoussan, 1980, p. 12)