1.2.2 S’installer en famille, s’installer en banlieue

L’arrivée dans le Bas Montreuil correspond pour une grande majoritédes enquêtés à l’entrée dans la vie familiale, après un « mode de vie intermédiaire » qu’ils ont souvent prolongé au-delà de la naissance du premier enfant (voire du deuxième). Cela n’a d’ailleurs pas toujours été un choix, le choix étant plutôt de ne pas repousser la naissance désirée du premier enfant malgré une entrée dans la vie active tardive et cahotante ; il est alors accueilli dans un contexte de contraintes matérielles correspondant à la « jeunesse ». En comparaison, les jeunes croix-roussiens apparaissent plus libres financièrement de quitter ce mode de vie pour s’installer dans un logement et un quartier plus familiaux.

La logique familiale, présente dès le début de la période dans presque tous les entretiens, tend à s’imposer comme la logique unique à partir de 2000. Le Bas Montreuil accueille donc des gentrifieurs à l’heure de la transmission : la fondation de la « famille de procréation » s’accompagne de manière très classique d’une réactivation des liens avec la famille d’origine, notamment sous la forme d’aides financières et matérielles lors de l’installation. Il s’agit également d’un moment de reconnaissance de la part du transmis dans la formation de l’identité sociale. Dans leur recherche d’un endroit pour « nidifier » (selon l’expression d’une enquêtée), les enquêtés manifestent davantaged’exigences sur le logement que sur le quartier. La première exigence est d’avoir de l’espace, mais la priorité n’est pas tant d’avoir une chambre par enfant (il est fréquent que deux enfants partagent une même chambre dans les logements choisis par les enquêtés, y compris quand ceux-ci sont très vastes) que de disposer d’une vaste pièce commune pour recevoir, et éventuellement d’une chambre d’amis pour héberger famille ou amis de passage. Il n’est en fait pas question de « sacrifier » à la venue des enfants la vie sociale du ménage.Le deuxième critère familial dans la recherche du logement est de disposer d’un accès à l’extérieur – terrasse, cour, jardin – pour que les enfants puissent sortir. Cet accès à l’extérieur ne semble en fait pas primordial pour le mode de vie des enquêtés, mais correspond plutôt à une compensation exigée du fait d’aller vivre en banlieue, un compromis passé au sein du couple. Enfin, dans cette recherche d’un logement familial, apparaît confusément la préoccupation que le quartier ne soit pas un environnement « hostile » pour les enfants. Peu d’enquêtés évoquent en fait explicitement le quartier comme lieu de socialisation pour les enfants ; certains disent s’être renseignés sur les écoles mais seulement après avoir choisi le logement – et dans ces cas il s’agit plutôt de vérifier la proximité géographique d’une école que sa composition sociale. L’appréciation est en fait plus diffuse : elle passe par l’attention portée à l’environnement immédiat, au bâti, à l’« ambiance », à des indices variés permettant de se faire une idée du peuplement et des rapports sociaux locaux.

‘Ce qu’on voulait, c’était – ben voilà : en fait, comme on avait un enfant, que j’en attendais un deuxième – et c’est le cas pour la majorité des gens qui viennent à Montreuil – dès que t’as un enfant, t’as envie de calme et de verdure… un peu plus d’espace… donc tu vas là où les prix sont accessibles et où c’est quand même relativement agréable de vivre. Et euh… la seule banlieue à l’époque qui avait ces critères-là, c’était le Bas Montreuil. Parce que tout le reste de l’Est, c’était encore plus « zone » – déjà Montreuil, il n’y avait qu’un quartier qui était sympa, c’était vraiment – même pas au-dessus de la mairie ou au-dessus du marché, on n’en parlait pas encore – c’était vraiment le bas, quoi (Irène, décoratrice, arrivée en 1993, propriétaire)’

Dans cette image du Bas Montreuil comme quartier « relativement agréable [à] vivre », se mêlent d’après la suite de l’entretien des caractéristiques morphologiques objectives (le quartier est peu dense, on y trouve davantage de petites maisons avec des cours ou des jardins que de grands immeubles), des représentations qui sont associées à ces caractéristiques morphologiques et permettent de se faire une idée approximative du peuplement (plus ou moins « zone »), et des purs effets de réputation : le quartier est vu comme « sympa », le seul quartier « sympa » même de toute la banlieue Est – c'est-à-dire en fait le seul quartier « dont on parle » à cette époque dans le milieu où évolue cette enquêtée. La réputation rassure en fait autant que les observations, souvent très maigres, que font les enquêtés avant de se décider pour un logement familial dans le Bas Montreuil. Cet effet de réputation va s’amplifier à mesure que le quartier acquiert une visibilité et les enquêtés arrivés le plus récemment en ont tous entendu parler comme d’un quartier familial.

Un point commun aux jeunes parents qui s’installent à différentes époques dans le Bas Montreuil est qu’ils partagent tous l’expérience du départ de Paris pour la banlieue. Presque tous ont commencé par chercher un logement familial dans Paris avant de se rendre compte que leur budget était insuffisant236. Si la banlieue proche permet de rester près du centre tout en améliorant significativement ses conditions matérielles de logement, ce que tous mettent en avant, le départ n’en est pas pour autant indolore : il matérialise l’entrée dans l’âge adulte, il traduit géographiquement la fin de la « jeunesse », dont tous n’avaient pas encore conscience. Alice, qui vit cette transition avec difficulté, exprime très bien cette identification entre déplacement géographique en banlieue et étape du cycle de vie lorsqu’elle évoque les motifs de son hésitation à acheter la maison trouvée dans le Bas Montreuil :

‘C’était… oui, enfin c’était de plus être dans Paris ! Alors, c’est vrai qu’après, j’ai fait aussi un travail : c’est vrai qu’on s’est rendu compte qu’on raisonnait comme si on n’avait pas deux gamins, dont une petite, et tout. On se disait : par rapport à notre vie d’avant, c’est pas génial. Et après, à tête reposée, on s’est dit : en même temps, notre vie d’avant, elle est super loin dernière nous, là ! maintenant, de toutes façons, on sort vachement moins, enfin… Et donc voilà. […] Donc on s’est rendu compte que, comme notre vie avait beaucoup changé, on pouvait changer aussi, et voilà. (Alice, auteure-correctrice, arrivée en 2004, propriétaire)’

Globalement, pour tous les enquêtés, le projet familial se double de l’exigence forte de rester près de Paris. La proximité d’une ligne de métro est exigée, notamment par ceux qui ont expérimenté en tant qu’enfant une vie familiale en banlieue lointaine : ils rejettent ce modèle résidentiel trop centré sur la famille et le modèle familial traditionnel qui l’accompagne souvent (l’éloignement de la capitale impliquant souvent l’arrêt de l’activité pour la mère et de longs trajets quotidiens pour le père). La proximité de Paris apparaît comme la garantie de ne pas « s’enfermer » dans la vie de famille et de ne pas renoncer à la bi-activité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ceux qui acceptent le plus facilement l’idée de s’installer en banlieue sont paradoxalement ceux qui travaillent dans Paris : ayant l’assurance de s’y rendre régulièrement, ils craignent moins l’enfermement dans la vie familiale en banlieue que ceux qui travaillent chez eux ou en banlieue. Cette partition recouvre également un clivage entre hommes et femmes, ces dernières étant plus sensibles au risque d’enfermement familial à Montreuil, non sans raison comme nous le verrons (chapitre 7).Cette dimension familiale explique aussi que les gentrifieurs montreuillois soient, bien plus que les croix-roussiens, dans une logique d’installation durable, et qu’ils cherchent plus souvent à devenir propriétaires.

Notes
236.

Le départ en province est envisagé par quelques-uns, mais parmi ceux que nous avons interrogés – qui sont donc restés – c’est l’attachement à Paris et à un travail qui ne pourrait être reproduit ou retrouvé à l’identique en province qui font renoncer à cette option.