1.2.3 Accéder à la propriété pour sécuriser la trajectoire familiale et sociale

Contrairement aux jeunes croix-roussiens, les gentrifieurs du Bas Montreuil vivent l’accès à la propriété moins comme un placement que comme une étape du cycle de vie allant de pair avec l’entrée dans la vie familiale237. Mais pour un grand nombre d’entre eux, l’achat du logement ne vient pas, en revanche, entériner l’accès à la stabilité professionnelle et économique ; il semble permettre au contraire d’assurer ses responsabilités d’adulte et de parent malgré des revenus faibles et incertains. L’accès au statut de propriétaire vient limiter les effets du décalage qui se manifeste entre la stabilité conjugale et familiale à laquelle ils accèdent et l’instabilité professionnelle et économique inhérente à leurs choix professionnels.

Comme nous l’avons vu, les gentrifieurs montreuillois donnent priorité, autant que possible, à leurs choix professionnels sur les considérations matérielles. Nous avons aussi vu qu’il s’agit bien de choix : un certain nombre d’entre eux pourraient sacrifier certaines de leurs exigences professionnelles pour contenter leurs aspirations résidentielles (comme celle de rester dans Paris). Assumer ces choix a jusque-là été assez aisé : soit ils ont vécu dans des appartements exigus (toujours moins de cinquante mètres carrés, souvent plutôt trente, deux pièces au maximum), parfois peu confortables238 mais tout à fait acceptables dans un « mode de vie intermédiaire » ; soit ils ont bénéficié de logements appartenant à leurs parents ou grands-parents. Mais ils sont dans l’incapacité financière de payer des loyers nettement plus élevés et sont confrontés à l’insuffisance de leurs garanties, liée notamment à leurs statuts d’emploi. Julien, artisan ferronnier, a d’ailleurs essayé de louer, avec sa compagne, la sœur de sa compagne et son conjoint, une petite maison en banlieue qui était « dans [leurs] prix » ; ils se sont vus refuser la location en raison du statut de profession libérale des deux hommes. La caution d’un père cadre dirigeant d’un grand établissement bancaire et d’une mère psychanalyste libérale ne suffit pas à compenser les statuts professionnels incertains. Ils font alors partie de ce « très petit nombre » d’acquéreurs qui le sont « par défaut », c'est-à-dire en raison de l’impossibilité de se loger dans le parc locatif (Bosvieux, 2005, p. 54). L’inquiétude qu’ils peuvent retirer de leurs expériences est en outre redoublée pendant une grande partie de la période qui nous occupe par le contexte immobilier : de 1988 à 1995 puis à partir de 2002, les prix atteignent des taux de croissance inédits, notamment sur le marché parisien. Devenir propriétaire de son logement, c’est alors sortir de la vulnérabilité sur le marché du logement ou de la dépendance familiale, situations considérées dans les représentations collectives comme acceptables tant que l’on est jeune. Il s’agit donc de passer à l’âge adulte, en accédant à l’indépendance et en sécurisant sa trajectoire. On peut interpréter ici l’aspiration à la propriété du logement comme la recherche d’une sécurité ou de garanties autrefois fournies par l’emploi salarié de type fordiste. Elle doit agir en quelque sorte comme un contrepoids à la précarité de la trajectoire induite par leurs choix professionnels et par la période à laquelle ils entrent sur le marché du travail (Chauvel, 1997), ainsi que comme une garantie face à l’instabilité des marchés immobiliers.

Si l’on met de côté deux couples d’enseignants, il y a dans tous les couples que nous avons rencontrés au moins un membre dont la position professionnelle et les revenus sont instables. Ils sont en outre plus jeunes que la moyenne des primo-accédants (qui se situe à 36 ans pour la période 1998-2001) et leurs revenus sont également plutôt plus faibles239. Comment peuvent-ils alors accéder à la propriété ? Deux éléments, dont le rôle varie de façon inverse au fil du temps, expliquent à nos yeux qu’ils aient pu devenir propriétaires : d’une part, des aides financières familiales particulièrement importantes ; d’autre part, le « pari » immobilier qu’ils font en choisissant un bien atypique, peu habitable ou en mauvais état dans un quartier dévalorisé socialement et économiquement. D’autres facteurs jouent encore, comme l’accès à des ressources non financières leur permettant de faire ce pari. Les ressorts de cette promotion résidentielle initialement peu évidente seront développés au chapitre 6.

Les rares locataires de l’échantillon sont des individus ou des ménages qui arrivent dans le quartier dans une phase de leur vie encore étudiante ou post-étudiante et ne sont pas motivés par le désir d’acheter un logement. Ils correspondent à la troisième génération de gentrifieurs qui se dessinait au moment de l’enquête. S’ils contribuent aussi à la gentrification du quartier et en préfigurent peut-être les développements à venir, ils ne sont pas représentatifs des ressorts premiers, dans le temps comme dans les causes, de la gentrification du quartier. Contrairement aux Pentes de la Croix-Rousse, le Bas Montreuil est bien un quartier de gentrification familiale plutôt qu’un quartier de gentrification étudiante ou post-étudiante.

A travers les générations de gentrifieurs de ces deux quartiers, on aperçoit finalement comment les âges se redéfinissent au cours du temps et se déclinent dans les classes moyennes-supérieures : la « jeunesse » s’institutionnalise à la fois comme âge de la vie et comme classe d’individus, et perd en même temps sa caractéristique d’expérimentation sociale ; à l’âge adulte, le rôle de parent doit pouvoir être combiné à la bi-activité et, dans les professions culturelles, le statut d’indépendant travaillant à domicile s’avère être une des solutions de cette équation. Ces deux âges de la vie, combinés aux différences d’emplois occupés par les gentrifieurs des deux quartiers, induisent des rapports différents à l’espace et au temps ; ceux-ci se traduisent dans le choix d’un quartier central ou d’un quartier plus périphérique et dans le rapport à la propriété du logement, vécue comme un moyen de préparer son avenir ou comme une nécessité pour vivre le présent. Au-delà de ces effets d’âge, comment est-on amené à s’installer dans les Pentes en 1975, en 1990 ou en 2005 ? Et dans le Bas Montreuil, des années 1980 à aujourd'hui ? Ces quartiers sont-ils choisis ou bien sont-ils une variable d’ajustement face à d’autres priorités ? Nous allons voir que, si les Pentes de la Croix-Rousse sont un quartier d’élection, le Bas Montreuil apparaît plutôt, en tous cas jusqu’au début des années 2000, comme une destination acceptée « faute de mieux ». Toutefois les représentations de ces deux quartiers évoluent largement d’une génération à l’autre.

Notes
237.

Ces deux représentations sont très classiques. D’après le travail effectué par M. Choko sur la littérature française et anglo-saxonne (Choko, 1994), les représentations classiquement associées à l’accès à la propriété en font une aspiration profonde de l’homme, un symbole d’ascension sociale, un mode de constitution du foyer familial et du patrimoine, une façon de gagner sécurité et indépendance et enfin un investissement permettant de s’enrichir.

238.

« On était au-dessus des caves, et on n’avait pas d’isolation sur les murs périphériques, on était au rez-de-chaussée donc en fait on était obligés de vivre la lumière allumée toute l’année et le chauffage allumé toute l’année. » (Julie, graphiste indépendante, arrivée en 2000, propriétaire). D’autres vivaient dans des locaux professionnels, comme Hugo et sa compagne qui habitent illégalement dans un atelier de peinture insalubre.

239.

Ils ne se situent pas dans les 30% de revenus les plus élevés (le 7ème décile des revenus se situant à 3051euros par mois et par ménage en 2006), contrairement à plus de la moitié des acquéreurs (Bosvieux, 2005, p. 52).