2.1 Dans les années 1970-1980…

Parmi les pionniers, on choisit d’habiter les Pentes avant tout parce que s’y loger n’est pas cher. C’est la première raison que donnent Claudine, arrivée en 1970 (« ici ça coûtait rien du tout ! »), Jacques, arrivé en 1972 (« j’avais pas du tout d’argent ») ou Véronique, arrivée vers 1980 (« ben les appartements étaient pas chers ! »), qui s’installent tous dans des logements anciens peu confortables : une chambre de bonne « avec un robinet d’eau froide, point à la ligne », « quelque chose qui n’avait pas bougé certainement depuis des générations », « un petit truc délabré »… Plusieurs enquêtés insistent sur le caractère vétuste, « délabré », « abandonné » des rues et des logements, sur le caractère populaire des habitants, immigrés des garnis ou personnes âgées finissant leur vie dans des appartements n’ayant pas changé depuis l’entre-deux guerre. Mais contrairement à d’autres quartiers anciens très peu chers, aujourd'hui également en gentrification, celui-ci présente l’avantage d’être central et « vivant » - par opposition à Vaise par exemple, jugé « encore plus triste » (Claudine).

Mais la motivation n’est pas seulement économique. Choisir ce quartier, c’est aussi quitter les espaces dans lesquels ils ont grandi etrompre avec une trajectoire de reproduction ou de promotion sociale qu’ils rejettent.

‘On voulait un quartier surtout pas cher, pas prétentieux, parce que moi je sors du sixième et le sixième c’est le quartier un peu bourge, et, bah j’ai eu une éducation un peu comme ça et je voulais pas rester là-dedans. Donc ici c’était aux antipodes, juste en traversant le pont, il y avait déjà un grand contraste.
D’accord, vous vouliez sortir de –
De mon milieu. […]
Et la famille, elle a réagi comment à votre achat d’appartement ?
Oh ben j’étais un peu la révoltée de la famille, donc on a compris. (Claudine)’

Claudine et son mari prennent leursdistances à l’égard de leurs origines petite bourgeoise pour elle, populairepour lui, et organisent leur vie autour de la peinture et de l’école des Beaux Arts, située sur les Pentes. Yves, tout juste séparé de la mère de son fils, tourne le dos au mode de vie que ses revenus d’ingénieur lui auraient permis d’avoir, celui de l’installation dans « une villa posh à Ecully, Dardilly, Limonest ». Jacques, hébergé un temps à la Duchère chez son frère, critique le mode de vie de ce dernier structuré autour d’un travail à horaires fixes où il se rend chaque matin en voiture, attendant le soir de retrouver « sa petite femme » restée à la maison. L’aspiration à une mobilité sociale est aussi souvent horizontale qu’ascendante – passer de la « petite bourgeoisie traditionnelle » des commerçants indépendants à la « petite bourgeoisie nouvelle » des professions artistiques, du monde des entrepreneurs traditionnels à celui des ingénieurs porteurs de la « modernité ». Elleest redoublée par l’aspiration à vivre pleinement cette « jeunesse » que la démocratisation de l’enseignement et la croissance économique permettent désormais. Un des moteurs de leur choix résidentiel est ainsi le refus de la banlieue au sens anglo-saxon de suburb : un espace purement résidentiel de classes moyennes au mode de vie organisé autour du salariat, de la famille nucléaire et de l’espace domestique.

La « banlieue » renvoie aussi chez eux à l’idée de rationalisation des modes de vie et des usages de l’espace. Jacques par exemple cherche en s’installant dans les Pentes à rompre avec ses expériences précédentes : il a vécu deux ans à Stockholm dans un immeuble collectif proche de l’idéal corbuséen de la « cité radieuse » (des logements et des équipements collectifs rassemblés dans un même bâtiment fonctionnel) et travaillé dans un bureau dont l’équipement permettait aux salariés de rationaliser parfaitement l’usage de leur temps (des boxes individuels dotés de lits, une cuisine avec une cuisinière disponible jour et nuit, etc.) :

‘Donc vous pouviez, des fois, rester une semaine sans sortir de l’agence quand il y avait du boulot. Vous bossez jusqu’à 2h du matin, vous allez dormir un coup, vous vous relevez, vous demandez à la cuisinière : « Vous pouvez me faire deux œufs, voilà, et puis un verre de lait » et bon, elle vous faisait deux œufs, vous préparait à bouffer, vous bossez, vous allez dormir, hein, bon. Et chaque fois qu’on avait besoin de quelque chose, on passait un coup de fil, […] paf, une demi-heure après il y a un livreur qui arrivait, très organisé, hein. » (Jacques, graphiste puis enseignant aux Beaux-Arts, arrivé en 1972)’

Lassé de ce mode de vie « super efficace, mais qui humainement ne [lui] convenait pas » et de l’absence de « vie urbaine », c'est-à-dire de fréquentation des espaces publics (« quand on est latin culturellement, on aime la rue et les terrasses de bistrot »), il choisit de venir vivre à Lyon, mais il ne s’installe pas tout de suite dans les Pentes :

‘J’ai d’abord habité deux mois à la Duchère. Où je me suis retrouvé dans une barre. Alors c’était… la Suède, c’était le bonheur à côté ! Parce que les barres à la Duchère, il n’y a rien – à l’époque, il n’y a pas de commerces, vous prenez le bus le matin, vous allez au boulot, vous rentrez le soir, crevé… C’est vraiment le dortoir, quoi. (Jacques)’

La critique qu’il adresse aux quartiers bourgeois est de la même nature ; elle vise le rationalisme technocratique, la spécialisation des espaces et des temps et le repli sur la sphère privée typiques des Trente Glorieuses :

‘De l’autre côté du Rhône c’est… pour les raisons que j’expliquais… il n’y a pas de vie urbaine, quoi ! Il y a une vie de confort.
Une vie de confort ?
Ben oui… De l’autre côté du Rhône, c’est beaucoup d’appartements bourgeois, beaucoup de gens ont leur garage, ils roulent en Porsche, c’est des grandes avenues qui sont faites pour la circulation des voitures… C’est pas du tout le même tissu urbain que la Presqu’île. (Jacques)’

L’opposition entre cette « vie de confort » très schématique et la « vie urbaine », que seules les Pentes ou la Presqu’île permettraient de mener, rejoint la critique du matérialisme et l’insistance sur les relations humaines qui structure déjà, on l’a vu, leurs rapports au travail, et rappelle la revendication d’ « authenticité » des modes de vie portée par les « aventuriers du quotidien » (Bidou, 1984). Ce type de discours, qui associe le « tissu urbain » à des modes de vie socialement situés, se retrouve très largement chez les plus jeunes, notamment l’opposition entre quartiers modernes et quartiers anciens.

Pour l’heure, au tournant des années 1970-1980, on n’associe pas encore aux Pentes une image aussi nette qu’aux quartiers qui sont critiqués, et c’est aussi un des attraits du quartier : aucun groupe social ne semble y « donner le ton » (Chamboredon, Lemaire, 1970), même si plusieurs imprègnent l’atmosphère du quartier. Le mélange de classes populaires âgées, d’immigrés et de jeunes offre une permissivité qui est appréciée. Toutefois, derrière ce jugement largement partagé, les enquêtés apprécient en fait des éléments très différents en fonction de leurs origines sociales, de leur âge ou de leur expérience résidentielle antérieure. Claudine et Véronique, qui disent toutes deux apprécier le caractère « populaire », « pas bourgeois » du quartier, portent en fait des jugements diamétralement opposés sur un certain nombre de points. Claudine apprécie la possibilité d’avoir des attitudes peu conventionnelles, qui vont du refus de la salle à manger au fait de vivre avec douze rats ou de s’habiller dans le style gothique – choses impossibles dans le sixième arrondissement où elle a grandi et où elle se sentait représenter « un danger » aux yeux des « bourgeois ». Elle apprécie également la présence des petits commerces alimentaires (dont un grand nombre ferme cependant peu après) et la simplicité des rapports sociaux. Mais elle apprécie beaucoup moins la présence visible et audible des boîtes de nuit homosexuelles et d’autres activités nocturnes, ainsi que des populations qu’elles drainent dès la fin des années 1970.

‘Il y avait pas mal de boîtes comme ça, étranges ; beaucoup de bagarres, ça entraîne aussi des choses comme ça. On se réveillait avec les cris dans la rue des gens qui s’agressaient, on a vu des gars se planter des couteaux… (Claudine, enseignante d’arts appliqués, arrivée en 1970 comme propriétaire)’

Claudine est également sensible aux remarques de ses amis et collègues sur le quartier :

Vous avez eu des remarques, vous, quand vous vous êtes installée ici ?
Ah oui, oui ! Des amis qui disaient mais moi je ne sors pas de ma voiture quand je passe dans ta rue, je ferme les quatre portes ! Et des gens qui m’ont dit : mais c’est sale, dans ton quartier ! Des collègues qui me disaient mais c’est tellement sale ! Les crottes de chien. Des gens qui habitent évidemment en-dehors de Lyon, ils n’aiment pas passer dans ce quartier. Donc il a une sale réputation . Moi ça m’écoeure pas vraiment, mais on me l’a fait remarquer, c’est plus finalement le regard des autres que le mien qui me gêne. (Claudine)’

Véronique, qui a grandi en HLM à Caluire et qui arrive dans les Pentes dix ans plus jeune que Claudine (à 17 ans), porte sur les mêmes aspects des jugements totalement opposés. Elle est ravie de retrouver des modes d’interaction populaires, apprécie aussi le fait d’être au cœur d’un quartier « pour les jeunes » et tire une certaine fierté de la « mauvaise réputation » du quartier :

‘On adorait le quartier, et la rue Leynaud, c’était une rue qui était vachement… vachement vivante quoi, à l’époque. C’était un foutoir monstre, c’était impossible de se garer, enfin c’était vraiment un gros bordel. Mais bon, on aimait ça ! on aimait le quartier. La circulation, le mélange des cultures, c’est ça qui était sympa, quoi. […] C’était un quartier populaire, ça brassait, jusqu’à point d’heure de la nuit, il y avait du monde, des boîtes de nuit, des restos… Non, c’était un quartier… branché, quoi ! pour les jeunes ! C’était un quartier qui avait très mauvaise réputation pour ceux qui – enfin ceux qui n’y habitaient pas, ils se demandaient comment on faisait pour habiter là, quoi ! (Véronique, agent technique d’entretien alors ouvrière, arrivée en 1982 comme locataire)’

Elle n’est pas dérangée par les boîtes de nuit et les altercations entre leurs clients ; cette animation, et plus généralement la régulation spontanée des conflits entre habitants, la rassurent plutôt (en tous cas tant qu’elle n’a pas d’enfant) :

‘Bon il y avait des boîtes homo, des restos homo et des fois il y avait des règlements de compte, bon on a vu des règlements de compte dans la rue, on a vu d’autres choses qui se passaient sur le capot de voiture, enfin bon, un peu de tout, quoi ! Mais en même temps, c’était un quartier où on était… on était très en sécurité, en fait ! on a toujours été en sécurité dans ce quartier !
Ah oui ?
Oui oui. Parce que c’est un quartier où il y a tellement de monde, que si il t’arrive quelque chose, tu cries, il y a quelqu'un qui vient. […] Dans le 6e, tu gueules, personne ne vient t’aider. Nous très souvent, pis même encore maintenant, quand il y a des cris un peu forts, des fois y a des scènes de ménage, dès qu’il se passe quelque chose, toutes les fenêtres s’ouvrent, quoi. Et puis si il faut descendre, les gens descendent. Pour intervenir, pour… […] Et puis des fois, il y a des gamins, du tapage nocturne, mais les gens sont vachement indulgents, les flics n’arrivent pas de suite, on essaie d’abord de discuter. Bon des fois y a des gros coups de gueulante, mais c’est pas… c’est pas facho, quoi. (Véronique)’

Pour Claudine, ces pratiques sont une mauvaise surprise. Sa quête de liberté individuelle (pouvoir vivre en artiste) rencontre en fait ses normes de vie en collectivité – ce qui se traduit par une comparaison entre les Pentes et le sixième arrondissement finalement ambivalente :

‘Moi par exemple je viens du sixième, c’est bourge, c’est conventionnel, faut pas qu’il y ait un truc qui dépasse, euh… C’est vrai qu’en même temps il y a un respect, les choses sont là parce que… Ca a des avantages, chaque chose, hein ; mais c’est tellement rigide que c’est pénible, il y a un carcan. Alors qu’ici il y a pas de carcan, il y a une espèce de liberté, mais à l’excès. Mais en même temps, tant qu’à choisir, on préfère l’excès de liberté au carcan. (Claudine)’

Finalement, l’épithète « populaire », souvent associé aux Pentes par la suite, renvoie selon nous à cette permissivité qui semble être un produit de deux dimensions : d’une part, des normes d’interaction issues de la culture à proprement parler populaire (interactions verbales entre inconnus, vie sociale intense dans les espaces publics, « franc-parler » et règlements de compte entre soi, etc.) ; d’autre part, des usages et des activités déviantes en partie associées à la jeunesse et à son « libéralisme culturel », sans doute permises à la fois par la vacance des locaux et par l’absence de groupe social dominant. On voit bien comment, selon les origines sociales et les âges, ce sont des réalités très différentes qui sont appréciées dans ce « quartier populaire ».

La dernière raison qui pousse les « pionniers » à s’installer dans les Pentes est la présence d’amis et de réseaux de connaissances, notamment militants. Comme on l’a vu, les engagements politiques de nos pionniers sont fort divers au sein de la nébuleuse « post-soixante-huitarde », mais tous les militants sont conduits dans le quartier par la connexion à ces réseaux. Dominique côtoie depuis longtemps les féministes qui s’y réunissent ; lorsqu’elle déménage, elle cherche donc à se loger sur les Pentes « parce qu’il y avait plein d’amis qui habitaient là, et c’était simple, quoi ». Elle apprécie le voisinage d’un « collectif d’autogestion libertaire » et de l’équipe d’un « fanzine » dirigé par un « dragking », avec qui elle sympathise rapidement ; elle retrouve ses amis du mouvement féministe dans diverses initiatives locales, comme la communauté « Moulinsart » installée dans une villa du haut des Pentes. Par la suite, elle a quitté deux fois le quartier pour vivre ailleurs, et y est revenue les deux fois pour les mêmes raisons :

‘En fait on pouvait partir pendant longtemps et puis revenir un dimanche, aller au marché de la Croix-Rousse, aller au café de la Soierie et retomber sur des gens qu’on connaissait et recréer des liens facilement. C’était un grand lieu d’échanges et de rencontres. (Dominique, coordinatrice secteur associatif, alors documentaliste, arrivée en 1973 comme locataire)’

Véronique arrive aussi dans le quartier guidée par un réseau à la fois amical et associatif (associations catholiques de jeunesse où son mari est impliqué). Valérie est attirée par la Croix-Rousse depuis Angers, où elle a grandi et entamé des études supérieures, via le réseau des bénévoles de labels, « fanzines » et radios libres du rock alternatif, branché sur le réseau plus large des militants libertaires :

‘Il s’est avéré que tous ces gens-là habitaient à la Croix-Rousse. […] C’était une dynamique déjà un peu militante, on va dire ça comme ça. Un système de réseau, je sais pas comment le définir. (Valérie, peintre décoratrice, alors bénévole dans un label, arrivée en 1986 comme locataire)’

Elle va organiser sa vie au sein de ce réseau libertaire, toujours dans le quartier : appartements collectifs avec d’autres militants, bénévolat pour ce label, animation d’un lieu de concerts, participation à diverses actions collectives (soutien aux quats, aide aux sans-papiers, etc.) ; « on passait nos journées plutôt à militer qu’à travailler ». La présence de ces nombreux réseaux de jeunes et militants, qui a bien sûr à voir avec la disponibilité et le faible coût des locaux, constitue une véritable filière d’arrivée dans le quartier : d’abord par interconnaissance, puis via l’image de convivialité et d’alternative qui en émane peu à peu.

Si nos enquêtés « pionniers » sont arrivés dans le quartier par interconnaissance et implication directe dans ces réseaux, dès la fin des années 1970 (et peut-être même avant) les images de « la Croix-Rousse alternative » décrites par Bernard Benoussan et Jacques Bonniel exercent un effet d’attraction sur des individus qui y sont encore extérieurs. Il existe déjà une sorte d’effet d’adresse : choisir d’habiter dans les Pentes est vécu comme le signe d’une proximité idéologique avec ces réseaux. Un de nos enquêtés, Yves, illustre bien ce mécanisme d’identification. Son discours montre aussi comment l’histoire des révoltes des canuts et des premières coopératives ouvrières, l’histoire de la résistance, celle des vagues d’immigration successives et la présence du mouvement libertaire dans les années 1970 se mêlent pour former l’image d’une Croix-Rousse « haut lieu » des marginaux et des contestataires :

‘Nous quand on a acheté ici, on disait « un jour ce sera un quartier pas possible, ça va être la délinquance, ça va être le centre-ville qui va être… dont les voyous vont s’emparer… ». La Croix-Rousse était quand même considéré comme un endroit où la pègre dominait, quoi.
Carrément ?
Oui, oui, carrément. Ca traîne encore [dans le Bas des Pentes], mais autrefois c’était toute la Croix Rousse qui était considérée comme telle. Mais aussi avec – alors là, étant de gauche, carrément, ça ne me gênait pas trop– c’était quand même considéré comme un haut-lieu des libertaires, des anarchistes ; à la Croix Rousse, il y a toute une tradition politique de révolte, d’émeutes, qui doit traîner dans l’inconscient de la bourgeoisie lyonnaise, hein. C’est sûr que quand on lit toutes les révoltes, tout ce qui s’est passé – et même pendant la guerre, hein, des hauts-lieux de résistance, des rafles, euh… Il y avait une communauté juive très très importante, hein, rue Sainte-Catherine, d’ailleurs c’est là où le père de Badinter s’est fait rafler, hein, pendant la guerre. Donc dans la rue Sainte-Catherine il y avait une communauté juive très importante. Donc c’est là où il y avait tous les émigrés qui habitaient, disons les parias de la société, des endroits où la société était contestataire et l’a toujours été, la Croix-rousse, hein. Donc tu peux relire des textes des révoltes des Canuts, 1848 et autres, tu retrouveras c’était toujours bien parti de la Croix-Rousse, hein. Et des Pentes.
Et ça, cet aspect, cette histoire là, tu la connaissais à ce moment-là ?
Ah oui, oui, bien sûr, oui. Moi je suis quand même – oui, depuis toujours, il y a quand même eu des tas de communautés pendant toute l’époque, là, il y a quand même eu tout un mouvement… le berceau des libertaires était à la Croix Rousse. Il y a toute une vieille tradition anarcho-syndicaliste qui existe à la Croix Rousse. Ca j’en étais conscient, oui oui, tout à fait.
En t’installant ?
Ah oui, absolument. Pour moi c’était un atout, si tu veux, j’étais quand même – disons que, cette maison collective s’inscrivait quand même dans cette culture-là. (Yves, ingénieur technico-commercial, arrivé en 1979 comme propriétaire)’

Yves fait de sa volonté de côtoyer les « parias » et les « révoltés » un signe de son engagement à gauche ; il souhaite aussi se rapprocher du mouvement anarcho-syndicaliste et des associations féministes, auxquels il va prendre part. Sa venue n’est donc pas déconnectée d’une participation réelle à ces mouvements, mais il est le premier à manier cette construction symbolique du « quartier rebelle » et à en faire une image attractive du quartier. Soulignons qu’il est beaucoup moins contraint financièrement que les autres « pionniers » (c’est le seul qui n’indique pas être venu habiter là en raison des prix bas et aussi le seul à souligner la « bonne affaire » qu’il a faite en achetant une maison dont le prix allait augmenter). Il est enfin le seul à exprimer clairement la part de distinction qu’il y a, pour des intellectuels de la classe moyenne supérieure, à choisir d’habiter dans les Pentes à cette époque : il s’agit de se distinguer des familles bourgeoises et des autres classes moyennes diplômées et, déjà, de faire partie d’une avant-garde :

‘Une famille qui aurait eu les moyens n’aurait jamais imaginé venir habiter la Croix Rousse, où c’était quand même mal famé. Si quelqu'un avait les revenus pour se payer ça, à cette époque-là, c’était forcément, on allait forcément se faire construire ou acheter une maison en banlieue. […] Même des gens qui faisaient de l’habitat groupé autogéré, les gens qui étaient des classes moyennes, euh… moyennes-sup, hein, il faut te dire – moyennes par le revenu, mais sup par, disons, les fonctions – ces gens-là, quand même, avaient tous envie de partir à la campagne, d’habiter dans les banlieues […]. Nous on était peut-être les seuls à faire ce retour en ville, déjà. Ca c’est quelque chose d’un peu unique.[…] tout était quand même assez crade, il fallait faire preuve d’imagination et de… prospective pour dire ce que ce serait ![…]Et alors curieusement, donc on a signé le compromis de vente en juin 79, et en juillet 79, il y a eu des articles qui sont parus dans Le Progrès disant : « la Croix-Rousse va devenir quelque chose à la mode », donc ça a été le déclic. Donc on a vraiment été des précurseurs. (Yves)’

En 1979, Yves avait-il déjà identifié ce double mouvement de revalorisation des centres anciens et de « retour en ville » des nouvelles classes moyennes ? Il est clair en tous cas qu’il tient a posteriori à retirer des gratifications symboliques du fait d’y avoir pris part, en se présentant comme un avant-gardiste. Avoir été un gentrifieur de la première heure le qualifie socialement : le fait d’avoir fait preuve de « prospective » est aussi valorisant que le fait d’avoir accepté d’aller côtoyer la pègre et de braver les mises en garde de ses pairs. La valorisation de ce choix résidentiel tient évidemment à la diffusion, depuis lors, des valeurs nouvelles portées par ces « pionniers ».