2.2.2 Un quartier encore « rebelle » ?

Parmi les pionniers déjà, certains n’étaient pas intéressés par les associations à caractère militant : Claudine ou Jacques étaient plus concentrés sur leur production artistique et sur leur vie affective qu’attirés par les mouvements collectifs. Mais c’était aussi, on l’a vu, un puissant vecteur d’attraction et de vie sociale dans le quartier. Or, dès le début des années 1990, cette activité militante disparaît de la liste des motifs d’arrivée dans les Pentes et même, pour une majorité d’enquêtés, des représentations du quartier. La plupart n’en parle pas du tout. Certains ont une connaissance abstraite de ces activités et réseaux, qu’ils situent largement dans un passé lointain et révolu, comme Emilie :

‘Par rapport aux récits de l’histoire des canuts, des squats, du quartier populaire… tout ça ne se sent pas du tout, ça paraît loin. (Emilie, cadre B chargée des affaires sanitaires et sociales, arrivée en 2005 comme locataire)’

Quelques-uns, une minorité, les évoquent avec enthousiasme : il s’agit sans surprise des enfants des nouvelles classes moyennes travaillant dans le secteur associatif. Cependant même eux n’ont pas été attirés dans le quartier ni par ces réseaux ni même par l’image du quartier militant246. On a vu en effet que leurs engagements se déploient dans la sphère privée ou dans des associations très ciblées, mais plus dans le registre collectif qui suppose la proximité spatiale. Leurs choix résidentiels sont guidés par les goûts que nous venons de décrire. Ce « côté un peu lutte, un peu remuant, un peu pêchu, un peu festif » est toutefois une des « spécificités de la Croix-Rousse » qu’ils apprécient et qui fait écho à leurs engagements professionnels dans le secteur associatif. Pour Bertrand, qui travaille dans une association de défense du droit au logement, ce sont différentes associations de défense des droits sociaux qui forment la trame principale de ce militantisme local ; Damien, ingénieur travaillant dans la promotion d’énergie renouvelables, met en avant les associations écologistes. Mais ces domaines sont loin d’être étanches et aux associations militantes se mêlent les initiatives plus « festives », les unes et les autres étant liées par un positionnement politique commun et qui leur semble propre à la Croix-Rousse :

‘Lui : Un des autres trucs, dans les spécificités de la Croix-Rousse, c’est le réseau associatif un peu militant, qui joue quand même je trouve dans le – enfin moi ça joue dans ma représentation de la Croix-Rousse, clairement.
Comment ?
Alors dans les gens que j’identifie, t’as le réseau Sortir du nucléaire, t’as Silence, La Décroissance ; tout ça c’est le réseau écolo-roots on va dire, qui est vraiment une spécificité – enfin c’est national, quoi, comme spécificité, c’est carrément à l’échelle nationale. Vraiment un courant, une idéologie écolo qui est spécifique à la Croix-Rousse. […] Après il y a le réseau des vélos aussi, avec Le Recycleur en bas des Pentes, les assos de vélo, Pignon sur rue. Et puis au niveau culturel […] il y a une vie de quartier locale un peu militante.
Elle : Le côté initiatives pour s’approprier des espaces.
Lui : Dans cet esprit, t’as le crieur – t’as entendu parler du crieur j’imagine ? Il faut aller le voir ! C’est vraiment un personnage sociologique de la Croix-Rousse !
Elle : T’as la batucada aussi, c’est festif.
Lui : C’est vachement bien notre quartier, hein! c’est cool ! (Damien, ingénieur secteur associatif, arrivé en 2004 comme locataire et Marianne, chargée de programme secteur associatif, arrivée en 2005 comme locataire)’

Damien, Marianne, Bertrand, Antoine soulignent la dimension politique de ces initiatives et savent expliquer précisément leur positionnement idéologique, qui correspond bien à la teneur de leurs propres convictions (à quelques nuances près, importantes pour eux mais qui révèlent surtout leur connaissance fine de ces réseaux) : des mouvement de gauche qui revendiquent davantage « un autre modèle de société que la prise du pouvoir politique ou la représentation au niveau des partis » (Marianne). Ils relient ce « refus de participer » à la tradition politique anarchiste croix-roussienne et apprécient la façon dont elle s’inscrit dans le paysage et dont elle se transmet d’ancien en nouveau croix-roussien.

‘Elle : Pour moi qui suis nouvelle ici, ça recoupe vachement mon imaginaire de l’histoire de la Croix-Rousse. […] J’ai l’impression que ça s’inscrit dans un – enfin c’est ce que moi je projette, hein, mais du coup c’est une des choses qui me parle sur ce quartier là aussi – c’est que tu vois, quand tu marches, c’est vrai qu’il y a un nombre de graffitis encore ici qui est important, mais c’est des graffitis de type anarchiste ; ou alors il y a eu beaucoup ces dernières semaines des collages… Enfin c’est juste pour dire que c’est aussi cette forme d’expression et d’imaginaire sur les murs, quoi, dans l’urbain. Et moi ça me le rend sympathique, quoi.
Lui : Moi c’est le premier quartier dont j’apprends l’histoire parce que je la sens vivante quoi ! Je sais que ça existe aussi à Montreuil, dans d’autres lieux, mais… Marianne se documente là-dessus, s’y intéresse de près ; moi ça m’intéresse aussi. Et puis je l’entends d’autres gens, quoi. Enfin Bruno, au boulot, c’est un croix-roussien de deux générations et il connaît vraiment l’histoire du quartier, quoi. Donc voilà, il y a des croix-roussiens anciens qui font vivre aussi cette histoire là. Et qui transmettent parce que les nouveaux ont envie d’apprendre d’une certaine façon. (Damien et Marianne)’

Marianne, Damien et leur colocataire font en effet un travail d’apprentissage et de transmission de cette « histoire vivante » : Marianne, historienne de formation, a suivi trois visites avec les guides de la ville, est allée à une exposition et à une conférence sur « Lyon au 19ème siècle », a emprunté des livres à la bibliothèque sur l’histoire du quartier. Ces recherches (menées alors qu’elle n’est à Lyon que depuis trois mois) lui permettent de raconter pendant l’entretien divers épisodes relatifs à la Révolution française, à la Commune, aux révoltes des canuts, aux premières mutuelles et coopératives… Son compagnon Damien et leur colocataire ont une approche moins universitaire de cette histoire ; leurs réactions aux récits de Marianne sont l’occasion de voir comment ils se l’approprient de façon sélective et parfois déformante et comment ils y placent une charge identitaire, voire affective :

‘La colocataire : C’est révolutionnaire !
Damien : Ouais, révolutionnaire, bon, on peut aller jusque là…
Coloc : Ben attends, eh, si !
Damien : Les canuts, oui, c’était des révolutionnaires.
Coloc : Non, pas les canuts, mais les prémisses de la Révolution française, ça a eu lieu à Lyon ! T’apprends ça dans le détail de l’histoire avec un éminent spécialiste qui a travaillé soixante-dix ans sur le sujet, il a dit : les premiers, Lyon en fait partie.
Marianne : [rectifie] Parmi les prémisses de la révolution, il y avait Lyon. [Hausse le ton] Non mais après tu peux dire ce que tu veux, Marx est venu à la Croix-Rousse, enfin, tu vois !
Coloc : [Ton d’apaisement] Bon […] ça a été une source d’inspiration à un moment donné dans l’histoire de la France. Après il faut relativiser les choses, ça a pas créé la Révolution française ! Mais ça en fait partie. Dans la littérature lyonnaise, on parle souvent des Pentes.
Damien :En tous cas, cette histoire, comme elle est vachement marquée politiquement, t’es pour ou t’es contre, mais tu vois, t’es obligé de choisir ton camp tout de suite !’

Pourtant Damien est conscient que ce ressort identitaire n’est que symbolique :

‘Tu vois, l’autre truc que j’ai trouvé marrant, c’est que t’as cette histoire-là qui circule, qui est quand même un peu de l’arrogance pour la plupart des gens qui n’ont aucun lien avec ça, quoi. Enfin, notamment pour moi : j’arrive, j’apprends ce truc-là, je le savais pas il y a six mois et ça existait pas dans ma vie. En même temps, la Croix-Rousse, ça a été le seul lieu où quand Sarkozy s’est pointé, il a carrément pas pu faire son meeting et il s’est fait chasser directement. Parce que spontanément, t’as des réseaux de gens, qui sont marqués politiquement sans nul doute, et qui se sont organisés pour foutre la merde, quoi. Et le faire de façon suffisamment intelligente pour que ça marche, en plus.
Et ça s’est passé comment, en fait ? Moi j’ai que la version des grands médias…
Oui, moi c’est pareil ! Je l’ai appris par les journaux, j’étais même pas sur place quand ça s’est passé, et – mais tu vois, ce côté-là, je l’ai trouvé marrant, parce que j’ai identifié sur les photos des gens que j’avais déjà aperçus, et tu vois, j’ai reconnu des gens de ma vie de quartier qui ont réussi à foutre Sarko dehors, tu vois, j’étais content ! J’ai frimé, j’ai envoyé des petits mails à la famille pour dire « oui, chez nous ça s’est passé comme ça, allez-y les petits gars » ! Mais j’y ai pas participé du tout ! (Damien)’

Comme pour la convivialité du quartier, l’apprentissage et la diffusion du mythe de la Croix-Rousse militante se nourrissent d’un rapport de contemplation avec des signes visibles de sa véracité : cette mobilisation contre Sarkozy, par exemple ; ou les réseaux qui se donnent à voir le dimanche au marché :

‘Globalement on a quand même l’impression de vivre dans un quartier où il se passe des trucs ; où il y a plein de gens qui font plein de trucs qui ont l’air de leur plaire beaucoup. (Marianne)’

Ou encore des « figures locales » (selon l’expression de nos enquêtés) que l’on croise dans le quartier – Vincent Chesnais, le fondateur de La Décroissance, Michel Bernard, rédacteur en chef de Silence, Bernard Bolze, fondateur de l’Observatoire International des Prisons, et même son fils Mathurin Bolze, « une des stars du cirque contemporain »247. Le rapport à ces réseaux et à ces figures passe par le quartier mais aussi, on l’a vu dans le cas de la mobilisation anti-Sarkozy, par la médiatisation à l’échelle nationale :

‘Mais c’est aussi parce que t’as un rayonnement national de ces courants que les gens s’y intéressent localement, tu vois, ça se nourrit. Tu le vois dans certains médias, et ça se passe chez nous, donc on fait plus gaffe aussi. (Damien)’

La satisfaction tirée de la proximité spatiale avec un milieu particulier vient moins de la participation à ce milieu que de son rayonnement à l’extérieur du quartier248. La présence visible de ces militants vient conforter, labelliser leurs propre engagements, le côtoiement dans le quartier créant un sentiment d’appartenance commune. Comme pour la convivialité du quartier, on tente aussi de faire vivre ces réseaux, mais il est frappant que les participations militantes passent uniquement par le travail : on adhère aux autres associations faisant partie du même réseau que celle pour laquelle on travaille pour se soutenir mutuellement, participer aux C.A., faire circuler les informations etc. Les autres adhésions ou participations à des associations locales concernent les associations les moins politisées (à l’exception de Damien qui a fait partie quelque temps du comité de rédaction de La Décroissance) : le Recycleur (réparation de vélos), des cafés littéraires ou culturels… Leur participation à la vie des réseaux militants locaux qu’ils admirent est donc limitée. Néanmoins, si l’image d’un quartier où « tout est possible », où l’on pouvait se réunir et remettre en cause collectivement les normes sociales (Pucciarelli, 1996), n’est plus très répandue aujourd'hui, quelques-uns continuent à se faire héritiers de « formes » (réseaux, pratiques, discours) mises en place par leurs aînés et à les remobiliser : formes de sociabilité « populaire », formes d’organisation sociale et politique, formes d’opposition à l’économie capitaliste, formes d’acceptation et d’intégration au quartier des étrangers – travailleurs régionaux, étrangers, marginaux de toute la France, étudiants de la campagne, parisiens déracinés, etc.

Comme on l’a vu dans les extraits d’entretien avec Damien et Marianne, l’image du quartier militant se mêle volontiers à l’image d’un quartier festif et « artiste », les artistes (comme Mathurin Bolze) incarnant comme les militants un rapport électif aux activités (ils font aussi partie de ces « gens qui font plein de trucs qui ont l’air de leur plaire beaucoup »). Se mêlent dans cette image les effets de l’héritage d’un militantisme festif (les libertaires des Pentes étant connus autant pour leurs réunions politiques que pour leurs soirées et concerts), d’une bonhomie et d’un art de vivre qui seraient tout croix-roussiens (Saunier, 1995) et d’une politique municipale favorisant l’implantation d’ateliers d’artistes (dans la rue du Bon Pasteur par exemple).

Il est intéressant de voir ainsi comment l’image du quartier se transforme au fur et à mesure de l’arrivée des nouvelles populations par des syncrétismes successifs : des éléments du passé sont mis en avant par les premiers et réinterprétés dans leurs pratiques ; ils sont à leur tour mis en avant par les suivants, qui en font un usage différent. Par exemple, les premières coopératives fondées par les canuts sont invoquées par les jeunes alternatifs des années 1970 pour donner une légitimité historique à leur action ; quelques années plus tard, les expériences autogérées de ces alternatifs et les premières coopératives canuts sont rassemblées derrière la même image d’un quartier « rebelle », politiquement actif, ce qui sera apprécié sur un mode beaucoup plus contemplatif par des habitants intéressés par la politique et plutôt de gauche. De la même façon, les premiers gentrifieurs mettent en avant le caractère « convivial » du quartier à travers par exemple le marché de la Croix-Rousse, et par leurs pratiques réinterprètent cette convivialité par de nouvelles formes de sociabilité – en la faisant reposer davantage sur les réseaux amicaux que sur les lignées familiales par exemple ; à la période suivante, l’image d’un quartier « convivial » renvoie tout à la fois lointainement à la sociabilité des croix-roussiens « traditionnels » et, de façon plus proche, aux réseaux d’interconnaissance serrés tissés par les alternatifs des années 1970 qui se donnent à voir sur le marché du dimanche matin. Les images associées à la Croix-Rousse, sans cesse en évolution, résultent ainsi d’un mélange de pure nostalgie et de réinterprétations, en actes, de ces éléments du passé investis, mobilisés ; d’où l’impression confuse exprimée dès 1980 par Belbahri et al. :

« Bien évidemment, le jeu de boules dans le quatrième arrondissement, où l’on se retrouve le soir après le travail, ou les jours d’oisiveté, les bistrots où l’on « tape le carton » autour d’un pot de vin, subsistent comme pôles d’animation de la sociabilité masculine, mais on ne sait plus très bien ce qui est de l’ordre du vestige et ce qui est actualité vivante, ce qui est prétexte à nourrir la nostalgie et ce qui est affirmation d’une vitalité présente. » (Belbahri et al., 1980, p. 73)

La Croix-Rousse se présente ainsi comme un quartier où l’on peut venir se glisser dans des formes héritées du passé et les réinterpréter à sa façon. Ce n’est pas seulement un « quartier ancien », c’est un quartier qui offre des supports imaginaires appropriables dans le présent. On peut le distinguer, d’un côté, du quartier complètement patrimonialisé, où une lecture de l’histoire « officielle » domine désormais et où les marges de réinterprétation sont faibles (le Vieux Lyon) et, de l’autre, du quartier ancien dont l’histoire est encore assez peu mobilisée, assez peu cristallisée en des formes appropriables (la Guillotière). La Croix-Rousse offre a contrario, cette « histoire vivante » que l’on peut s’approprier, éventuellement compléter ou réinterpréter.

Néanmoins, une histoire unique et simplifiée a tendance à se diffuser (par exemple par le biais des itinéraires touristiques mis en place par la mairie) et à paraître de plus en plus détachée du présent d’un quartier qui a changé extrêmement vite ces dernières années. Dès lors, c’est vers la Guillotière que se tournent les regards.

‘Il y a un quartier […] aujourd’hui, si j’achetais, j’achèterais là-bas, c’est très très clair parce que c’était mes critères, c’est la Guillotière, en fait. Où il y a une mixité qui me rappelle énormément Marseille et qui me va bien, où, enfin, il y a à la fois le côté vie de la Croix-Rousse, mais c’est vraiment populaire ; alors que maintenant la Croix-Rousse, ça dit que ça l’a été, quoi. […] Enfin, je trouve la Croix Rousse très sympathique, mais un peu… presque un peu surfaite, maintenant. (Nathalie, ingénieur à direction régionale de l’environnement, arrivée en 2003, propriétaire)’

Si la Croix-Rousse paraît « surfaite » (c'est-à-dire plus « authentique »), c’est parce que les traces de réappropriation tant symbolique que physique sont devenues trop visibles ; la nouvelle population a complètement « recouvert » l’ancienne (Bensoussan, 1982). Dès lors, certains sont partis retrouver à la Guillotière les bas prix et la mixité sociale et ethnique qu’ils aimaient dans les Pentes :

‘C’est comme si la Croix-Rousse s’était un peu transportée par là-bas, en fait. J’ai pas mal de potes qui commencent à habiter là-bas aussi, et qui me racontent cette vie de quartier, cette mixité qui était chère à la Croix-Rousse il y a quelques années – même si encore une fois c’est pas tout à fait fini ; mais c’est plus tout à fait la même chose qu’avant. (Bertrand, chargé de mission secteur associatif, arrivé en 2000, locataire)’

Ceux-là bénéficient des mêmes profits symboliques qu’Yves lorsqu’il s’installait vingt-cinq ans plus tôt dans les Pentes, à en croire Damien et Marianne :

‘Elle : Du coup il y a des compétitions entre les quartiers. Il y a un peu de snobisme d’être dans un – pour ceux qui sont à la Guillotière – enfin, c’est pas le bon terme, c’est pas péjoratif, mais t’entends souvent des blagues sur le fait que eux ils ont bougé vers un quartier qui est plus à l’avant-garde, et qui est plus remuant, et qui est plus… ’ ‘Lui : Oui, eux ils sont le quartier émergent et nous on est le quartier sur le déclin, quoi. On croit encore qu’on est à la pointe, mais… (Damien et Marianne)’

Moins cher, plus cosmopolite, plus remuant, plus ouvert sur le reste de l’agglomération (tandis que le quartier de la Croix-Rousse « ne bouge plus que pour lui-même » selon Marianne), le quartier de la Guillotière fait des jeunes des classes moyennes qui s’y installent des « avant-gardistes » - à moins que ce ne soient ces jeunes qui, en rendant visibles à la fois le quartier et leur installation dans le quartier, ne l’aient fait entrer dans cette hiérarchie urbaine des quartiers en gentrification. La distinction entre « eux » et « nous » indique bien la façon dont les choix résidentiels qualifient les habitants et permettent, au sein même des couches moyennes « cultivées », des micro-distinctions.

Le goût pour les quartiers anciens populaires s’est comme cristallisé et diffusé depuis les années 1970, en même temps que le groupe social qui le porte a vu sa position dans l’espace social s’affirmer. Les quartiers en gentrification forment désormais un système dont la particularité est d’être sans cesse changeant, puisque ce qui est apprécié réside dans un équilibre instable. Ils offrent en même temps une palette de positions et de supports d’identification répondant à la diversité interne des couches moyennes « cultivées ». Le Bas Montreuil semble avoir rejoint depuis quelques années ce système d’espaces de références des gentrifieurs. Valérie, militante libertaire, engagée depuis ses vingt ans dans des formes de vie et d’action collectives dans les Pentes, « pionnière » par sa participation aux formes de gentrification qui ont marqué la Croix-Rousse dans les années 1980 mais plus jeune que les autres « pionniers », connaît le Bas Montreuil. Son jugement, dont nous avons déjà cité un extrait (chapitre 2), révèle l’inclusion de ce quartier dans le système de goûts des gentrifieurs, en même temps que la puissance normative de ce goût : elle emploie le même vocabulaire que les jeunes gentrifieurs et souligne les mêmes dimensions – la dimension politique apparaissant de façon marginale dans sa description.

‘Ah ! j’adore Montreuil ! J’y étais dimanche dernier. J’ai mon amie d’enfance qui habite là-bas, à Croix de Chavaux. J’avais une journée de pause dans mon chantier, donc j’ai filé direct à Montreuil, j’adore cet endroit ! c’est vraiment… en plus eux ils ont acheté il y a cinq ans, une petite maison avec un jardin derrière, quand ça valait encore le coup, tu vois ? c’était pas devenu hors de prix, et donc c’est vraiment à deux minutes de Croix de Chavaux, t’as tout à proximité et puis hop ils ont leur maison, ils ont fait des travaux pour avoir une grande pièce et un jardin derrière, et c’est super. Là, on a fait des barbecue ce week-end, c’était vraiment la classe. Près de Paris… J’aime bien ce quartier.
Qu’est-ce qui te plait ?
Ben moi j’adore la vie de quartier, ce côté mélange, ce côté tout est pas cher, t’as le marché en permanence… Moi je vois ma copine, déjà elle, elle est tunisienne, son mari est breton ; les voisins d’à côté ils sont tchèques, les autres ils viennent de Côte d’Ivoire ; il a un copain qui passe l’autre fois faire le carrelage, l’un il est irlandais, l’autre il est sicilien… enfin je trouve ça super agréable ! Il y a vraiment… Tu vas aller chercher les gamins, là, je vais chercher ses enfants à la maternelle, c’est genre « United Colors of Montreuil », il y a toutes les nationalités, et je trouve que c’est… et en plus, enfin j’idéalise pas, hein, j’y vis pas donc je peux pas dire, mais j’ai l’impression que ça se passe relativement bien entre les gens. Par exemple, là où j’étais, en banlieue parisienne où je travaillais, je trouvais les gens hyper agressifs ! C’était à XX, Je trouvais les gens hyper agressifs, les gens qui te branchent, enfin c’était… Je suis arrivée à Montreuil le samedi soir, pfffou… je trouvais que ça changeait complètement d’ambiance. […] Mais je sais pas, moi Montreuil j’y vais toujours quelques jours, j’aime bien. Et puis j’aime bien parce que c’est ce côté village comme la Croix-Rousse, en fait. Moi ce qui me fait marrer, c’est qu’à Montreuil, j’y vais, je vais boire un café au Bar du marché, une fois sur deux je rencontre quelqu'un que je connais, quoi ! Et puis, ce qui est sympa, c’est que les gens sont investis dans leur quartier…
Tu veux dire ?
C’est pas pareil qu’ici ; c’est ambiance coco-banlieue. Les villes coco, c’est pas pareil, ça a rien à voir. Nous on est quand même centre-ville, à côté du fief de la vieille bourgeoisie lyonnaise, c’est pas du tout la même ambiance ! (Valérie)’

Comment se fait-il que les réseaux d’interconnaissance de Valérie passent par Montreuil (après être passés par le 20ème arrondissement de Paris, où elle rencontrait aussi souvent une connaissance quand elle entrait dans un café) ? D’où vient l’image de village pacifique qui contraste avec les autres banlieues ? Et comment se fait-il que Valérie valorise la petite maison avec le jardin et le barbecue près de Paris, elle qui a toujours voulu habiter « au sein d’un collectif » ? Enfin, qu’est-ce que cette ambiance « coco-banlieue » que l’anarchiste trouve « sympa » ? Les entretiens avec des « pionniers » et des « convertisseurs » (dont son amie semble faire partie) ayant contribué à la gentrification du Bas Montreuil nous éclairent sur les représentations qui ont pu les mener à faire un tel choix résidentiel.

Notes
246.

Une enquêtée seulement indique que « ça [les] a complètement attirés positivement », mais elle évoque ensuite pêle-mêle les repas collectifs à l’extérieur, « l’aspect communautaire », « avec des valeurs humaines », les « échanges avec d’autres nationalités » ou encore la « vie de quartier » et les cafés-concerts…

247.

« Je l’ai déjà vu passer deux fois, j’étais super fière ! » (Marianne)

248.

Un autre enquêté illustre bien la façon dont les identités locales se nourrissent de la présence de ces réseaux militants via leur professionnalisation et leur structuration à l’échelle nationale : Thomas, un autre de nos enquêtés arrivé récemment dans le même immeuble que Damien, retire une certaine satisfaction du fait d’être son voisin du seul fait que le frère de Damien « c’est une star », que « dans le milieu écolo tout le monde le connaît » : il a un poste de responsabilité dans une grosse association nationale, vit et travaille à Paris.