3.1 Les quartiers parisiens en gentrification, un système d’espaces de référence

Les gentrifieurs montreuillois ont presque tous déjà habité dans des quartiers de Paris anciens et populaires, souvent en cours de gentrification et parfois déjà gentrifiés. Ces expériences et les jugements qu’ils en retirent font apparaître un véritable système de quartiers couvrant presque parfaitement la géographie et l’histoire de la gentrification parisienne249, comme si leurs trajectoires résidentielles suivaient la diffusion du phénomène. Cette dernière image est probablement excessive, mais les cas sont fréquents de gentrifieurs montreuillois ayant vécu, seuls ou en famille, dans les Pentes de la Croix-Rousse ou à Daguerre dans les années 1980, puis habité à la fin des années 1990 dans le 11ème ou le 20ème arrondissement. Martine considère ainsi sa trajectoire résidentielle « 14ème - 20ème - Bas Montreuil » comme « un trajet typique » et les enquêtés qui disent arriver du 20ème arrondissement s’excusent presque de la banalité et de l’évidence de cette information. Ces quartiers constituent aussi un système de références, même lorsqu’ils n’ont pas été habités, exactement comme à Lyon. Plus précisément, ces anciens Parisiens ont fait l’expérience de trois types de quartiers :

  • plusieurs enquêtés, surtout parmi les « pionniers », ont habité des secteurs mélangés des 13ème et 14ème arrondissements ;
  • quelques-uns ont habité dans des quartiers clairement bourgeois (Saint Germain des Prés, le Parc Montsouris, le Marais) ; ces quartiers sont néanmoins associés à une bourgeoisie intellectuelle voire artistique plutôt qu’à la bourgeoisie traditionnelle, et on peut dans une certaine mesure les dire anciennement gentrifiés250 ;
  • la plupart arrivent de quartiers en cours de gentrification, à des degrés et sous des formes divers : principalement l’Est parisien (11ème et surtout 20ème arrondissement), mais aussi la Goutte d’Or / Château Rouge (18ème) ou les Batignolles (17ème).

Presque tous sont au demeurant passés par ce dernier type de quartiers à un moment de leur trajectoire. L’homogénéité des expériences résidentielles est frappante. Les jugements portés sur ces expériences montrent que les quartiers les plus appréciés sont les quartiers en cours de gentrification bien plus que les quartiers anciens populaires avant gentrification. Ceux qui habitaient les 11ème, 19ème et 20ème arrondissements (les Buttes Chaumont, Belleville, Ménilmontant) ou les Batignolles dans les années 1990 appréciaient beaucoup ces quartiers et auraient souhaité pouvoir y rester. Les autres quartiers fréquentés sont davantage critiqués.

Les enquêtés ayant vécu dans des quartiers anciens du 13ème et du 14ème arrondissement (Tolbiac, Plaisance) les trouvaient en général trop excentrés, trop vieux et peu animés. Marc parle ainsi pour le quartier Tolbiac-Massena des années 1980 d’un « faubourg paumé ». Ces enquêtés résidaient en fait dans des quartiers anciens et populaires qui auraient pu être gentrifiés mais ne l’étaient pas encore (ou ne l’ont pas été : le quartier Tolbiac-Massena a été rasé dans le cadre de la ZAC Rive Gauche). Ces jugements sont similaires à ceux que portent des enquêtés ayant connu le 20ème arrondissement avant qu’il ne se gentrifie, à la fin des années 1980, ou le quartier Guy Môquet-Epinettes à la fin des années 1990. Francine décrit ainsi le quartier de la Place des Fêtes (20ème arrondissement) qu’elle quitte en 1990 :

‘Bon j’arrivais de la rue Pelleport, c'est-à-dire au niveau de la Place des Fêtes, qui est un quartier – qui était à l’époque, je ne sais pas comment c’est aujourd'hui – c’était un quartier pas très vivant, plein de vieux… où il n’y avait pas beaucoup de commerces… un quartier un peu excentré de Paris… (Francine, chef-monteuse et productrice, arrivée en 1991, locataire)’

Rémi, chef opérateur arrivé dans le Bas Montreuil en 2002, porte le même jugement sur le quartier Guy Môquet, qu’il fréquente à la fin des années 1990 (« il y a beaucoup de vieux, c’est très vieux, en fait, c’est ça que j’aime pas beaucoup »). Mais il critique également le quartier Goutte d’Or / Château Rouge, pourtant nettement plus jeune et plus animé. Ce quartier est encore très populaire à la fin des années 1990 mais connaît une amorce de gentrification (Bacqué, Fijalkow, 2006). Son appréciation dépend en fait clairement du fait d’avoir ou non des enfants.

‘Moi je n’irais pas à Château Rouge. Surtout avec un enfant, alors là ! Bizarrement, les gens pensent Paris, Paris. Mais on se rend compte que finalement à Paris, il y a encore énormément de quartiers qui sont vraiment… qui sont encore vraiment populaires. Surtout la Goutte d’Or, là c’est – il y a du mieux, par rapport à ce que ça a été, mais il y a encore énormément de délinquance. Il y a plein de deal, ça craint, vraiment. (Rémi, chef-opérateur, arrivé en 2002, propriétaire)
C’était un quartier qu’on aimait bien en tant que jeunes adultes : c’était sympa, il y avait plein de cultures, enfin il y avait plein de gens différents, quoi, c’était un quartier vivant. Mais dès qu’on a commencé à avoir des enfants, on l’a vu différemment, parce que le matin, en allant à la crèche, c’est un peu gênant, à huit heures du matin, de passer déjà devant les prostituées, les tox, heu, des tox qui sont couchés sur le trottoir, de temps en temps… C’est un peu lourd, quoi. (Yves, professeur d’arts appliqués, arrivé en 2002, propriétaire)’

Enfin, les enquêtés ayant résidé dans des quartiers bourgeois le doivent tous à leur famille (Irène était logée par sa grand-mère dans le Marais, Lilas par sa mère à Saint-Germain-des-Prés et Julie par sa belle-mère au Parc Montsouris). Lilas comme Julie disent clairement qu’elles ne se sentaient pas à l’aise dans ces quartiers, en comparaison du 20ème arrondissement où elles ont toutes deux habité avant ou après : relations insatisfaisantes avec les autres habitants, impression d’être jugée…

‘C’était pas du tout un endroit où on se sentait bien… c’est pas un quartier – c’est très joli et tout, mais c’est pas très… la population, tu vois, on n’avait pas beaucoup d’échanges avec les gens dans le quartier. […] On a réussi quand même à se faire des copains, mais c’était vraiment à l’arraché, quoi, le forcing. (Lilas, graphiste, arrivée en 2000, propriétaire)
Quand on sortait, moi j’étais mal à l’aise dans ce quartier ! c’était horrible.
Pourquoi ?
Ben parce que le parc Montsouris, quand même, c’est les petites fleufleurs Laura Ashley, les petits mocassins, les garçons en petits knickers, là, tu vois. […] Non, je te promets, tu sors avec ta poussette jaune, il y a tout le monde qui est comme ça… ma môme elle était habillée comme elle est habillé ici, mais ici on ne se retourne pas, tu vois… […] A la Butte aux Cailles à la limite ça va un peu mieux, mais euh… là-bas, le parc Montsouris, c’est bien propre, hein. Ca aurait été aux Buttes Chaumont251 ! mais pas au parc Montsouris, tu vois ? […] Les gens faisaient des réflexions sur ma môme, qu’elle était pas assez habillée, qu’elle était habillée ci, qu’elle était habillée là… que je la sortais trop petite, que… enfin bon, peuvent pas se retenir, les gens. Et puis tu sais, c’est beaucoup de mères au foyer, qui élèvent leurs enfants, et tout ça ! Moi, je suis pas dans cet univers-là ! Moi je suis plutôt Pré Saint Gervais, je suis née aux Lilas ! Non, c’est un quartier qui commence à, à être propre, quoi. Tu vois ? Enfin bon, j’étais pas à l’aise. (Julie, graphiste indépendante, arrivée en 1999, propriétaire)’

Ces appréciations nous paraissent diversement liées à la position socioprofessionnelle actuelle occupée par les gentrifieurs ou à leurs origines : si pour Julie, d’origine populaire, le quartier Montsouris représente un réel dépaysement par rapport à tous ces anciens quartiers de résidence (la banlieue Est et Ménilmontant), Lilas a en partie grandi dans ce 6ème arrondissement qu’elle critique ; de même que Rémi, qui rejette en bloc la banlieue Ouest, a grandi à Saint-Germain-en-Laye :

Mais tu as souvenir de choses précises qui te plaisaient pas ?
Par rapport à Saint-Germain et tout ça ? Les mentalités en général, quoi. Les mentalités des gens en général. […] C’est difficile à dire. Voilà, je ne dis pas que j’ai été malheureux, hein, c’est pas ça, mais… tu sais comment c’est, t’as des affinités, plus ou moins, tu vas dans un quartier, c’est impalpable, je veux dire… c’est difficile à expliquer. […] J’avais pas… pas d’affinités particulières avec les gens. (Rémi, chef-opérateur intermittent, arrivé en 2002, propriétaire)’

Leur choix résidentiel nous paraît, pour les enquêtés en trajectoire descendante au moins, relever de l’ajustement au milieu socioprofessionnel qu’ils ont choisi et au niveau de revenus qu’il entraîne, ainsi que de la distanciation à l’égard de leur milieu d’origine.

Les autres enquêtés, qui n’ont jamais habité la banlieue Ouest, la rejettent unanimement en la désignant toujours par ses villes les plus « typiques » de son peuplement bourgeois (Versailles, Neuilly, Boulogne…). Issy-les-Moulineaux, commune de la banlieue Ouest qui fut ouvrière et industrielle en même temps que Montreuil mais a suivi une autre voie de changement (démolition des usines, construction d’immeubles « de standing » en accession privée à la propriété ou en logement social intermédiaire et attraction de sièges sociaux notamment dans le domaine des média), a l’image d’une ville « petite bourgeoise », de « nouveaux riches ». Ils sont plus partagés sur la banlieue Sud, dont l’identité sociale est, de fait, beaucoup moins claire et moins homogène ; les seules communes de la banlieue Sud qui sont citées – cette fois de façon plutôt positive – sont Malakoff et Ivry, deux communes ayant connu un début de gentrification à la même période que Montreuil (ou légèrement avant) et dans lesquelles ils ont des amis qui se sont installés « dans des endroits supers » (des usines reconverties en lofts). Cela souligne avant tout leur ignorance de la banlieue en général (sur laquelle nous allons revenir au point 3.2) et leur réceptivité aux réputations et aux images en ce qui concerne ces territoires méconnus.

A des expériences résidentielles différentes répond donc une homogénéité dans les jugements, qui convergent vers l’appréciation de quartiers populaires mais déjà en cours de gentrification. Si l’on trouve un rejet à peu près unanime des quartiers « chics »252, les enquêtés ne sont pas complètement enthousiastes à l’égard des quartiers encore « vraiment populaires » (Rémi), c'est-à-dire d’une part les quartiers anciens encore peuplés de personnes âgées et d’autre part ceux largement peuplés de ménages étrangers et qui accueillent des pratiques déviantes comme la Goutte d’or ou Stalingrad. Ce sont les quartiers en cours de gentrification qui leur plaisent. Le parcours résidentiel de Luc et les jugements qu’il porte sur les différents quartiers où il a vécu sont finalement un concentré des expériences et des goûts de nos enquêtés : Montmartre-Place Clichy, qu’il commente peu ; puis Bastille au début des années 1980, qu’il « adore » ; Gobelins-Mouffetard, jugé agréable mais « mou » ; Ménilmontant, « génial » ; la mairie du 18ème, puis les Batignolles, qu’il aurait voulu ne jamais quitter ; enfin un immeuble moderne à la porte d’Asnières, dans le nord-ouest de la capitale, le fait fuir vers Montreuil. Luc a circulé de quartier en gentrification en quartier en gentrification, passant d’un appartement à l’autre uniquement via son réseau d’interconnaissance, sans jamais recourir à des intermédiaires institutionnels. L’extrait d’entretien, trop long pour être inséré ici, a été placé en annexe (annexe 4). Il est extrêmement explicite également en ce qui concerne les catégories d’appréciation de ces quartiers, largement partagées par les autres gentrifieurs : la proximité sociale avec les voisins, l’« ambiance village », la « vie de quartier », l’animation, l’équilibre entre « nouveaux » et « anciens » (résidents, cafés), entre la bourgeoisie et la zone, le « vieux Paris » avec ses « figures », les « bonnes ondes » des appartements anciens, etc., qui s’opposent à l’immeuble « moderne », « impersonnel » (Porte d’Asnières) et au quartier bourgeois (les Gobelins), « mou, chiant »… On retrouve les mêmes catégories que dans la bouche des « jeunes croix-roussiens ».

Leur référentiel est donc avant tout constitué de ces images répulsives de quartiers bourgeois et, à l’opposé, d’une attirance pour les quartiers gentrifiés ou en cours de gentrification, avec des sentiments plus mitigés à l’égard des quartiers « vraiment populaires ». Cela les conduit à privilégier l’Est de Paris, une polarité est redoublée par leur géographie professionnelle.

Notes
249.

Un certain nombre d’enquêtés ont habité ou souhaité habiter les quartiers qui ont déjà fait l’objet de travaux scientifiques sur la gentrification (Daguerre et Aligre pour les plus âgés, mais aussi Belleville (Simon, 1994), Oberkampf/Ménilmontant (Clerval, 2008), la Goutte d’Or (Fijalkow, Carriou, 2006)) ou que nous avions envisagés comme terrains d’enquête (quartier de la Réunion). Citons seulement cet extrait d’entretien : « Le 20 ème , c’était pas possible, parce que [c’était] cher, même à l’époque, tu vois ! Donc bon, c’était même pas la peine de chercher à Paris, à moins de trouver un truc dingue ! mais … tu vois, Ménilmontant avait déjà commencé, il y avait la rue Oberkampf qui était en plein, qui battait son plein, donc c’était hors de question de… Ou alors c’est la rue de la Réunion, tu vois ! » (Julie, graphiste indépendante, arrivée en 1999, propriétaire). Pour se faire une idée générale des quartiers en gentrification ou gentrifiés dans Paris, cf. Clerval, 2008.

250.

C’est clairement le cas du Marais ; dans le cas de Saint-Germain des Près, la transformation correspond moins précisément à la gentrification mais en a tout de même quelques traits, comme le remplacement des commerces et des lieux « intellectuels » (librairies, cafés historiques) par des grandes enseignes de la mode ou du luxe ; Lilas évoque ainsi son ancien quartier : « Ca c’était la période en plus où le 6ème a commencé à changer, tu vois. A l’époque je pense que c’était un quartier sympa ; mais c’était, tu sais, c’est quand Cartier a racheté, que toute la fringue s’est installée ; on est arrivés au moment où la fringue s’installait dans le 6ème ».

251.

La Butte aux Cailles, les Buttes Chaumont, Ménilmontant qu’elle évoque plus loin (« là, j’étais très à l’aise ») sont tous trois des quartiers anciens et anciennement populaires marqués par un phénomène de gentrification.

252.

Rejet conscient et revendiqué, comme en témoigne cette réaction écrite de l’un des enquêtés aux travaux sociologiques en général et à mon article paru dans Espaces et Sociétés (Collet, 2008) « Il y a un postulat (pas de vous, très général) sur lequel on passe toujours un peu vite, celui de l'aspiration réputée automatique à s'installer dans "un quartier mieux coté", c'est à dire cher, au milieu de gens forcément riches et triés sur le volet. Nous savions déjà que c'étaient les pires quartiers où habiter et notre envie d'un coin comme Montreuil était réelle, consciente. Il y a quand même quelque avantage à être jeune et fauché ! »