3.2 Le centre, c’est l’Est : l’homologie des positions professionnelles et géographiques

Les principaux secteurs d’emploi de nos enquêtés montreuillois – journalisme et édition, audiovisuel, arts plastiques, arts vivants – sont des secteurs particulièrement parisiens. Mais plus précisément, il apparaît que leur géographie professionnelle, c'est-à-dire la localisation de leur lieu de travail ou de leurs clients, commanditaires ou associés, est centrée sur l’Est de Paris. Pourtant, les maisons d’édition sont concentrées rive gauche, les télévisions comme les agences de publicité sont à l’Ouest et les institutions culturelles dans l’hypercentre. Ce décalage géographique renvoie en fait à la position « off » qu’ils occupent dans leurs secteurs d’activité (Vivant, 2006), comme nous allons le voir avec l’exemple des professionnels de l’audiovisuel.

Dans le cadre de leur travail, Jean, Rémi, Francine et Vincent ou Luc ont à faire aux télévisions, dont les locaux (bureaux, plateaux) sont situés massivement dans l’Ouest de Paris (Issy-les-Moulineaux, Boulogne, Neuilly, le 16ème arrondissement). Dans cet ensemble de secteurs, Issy-les-Moulineaux est celui où l’immobilier est le plus abordable. La ville apparaît à plusieurs reprises dans les entretiens comme un exemple de choix résidentiel qui n’a pas été fait : la ville est considérée comme trop « excentrée » par rapport à Paris, en comparaison de Montreuil – or les deux communes occupent des positions identiques du point de vue de la distance au « centre » géographique de Paris. Mais Jean ne travaille pas directement pour les chaînes de télévision ou pour les agences de publicité : celles-ci passent commande à des sociétés de production qui font elles-mêmes appel à des intermittents comme lui pour la direction de production. Les locaux de ces sociétés de production, moins « riches » que les chaînes de télévision ou que les agences de publicité, sont généralement situés à l’Est ; quant aux intermittents qui travaillent pour elles, encore plus précaires, ils sont comme repoussés plus loin encore vers l’Est. Cette différenciation spatiale ne doit pas être lue uniquement en termes hiérarchiques et économiques ; elle correspond également à des spécialisations différentes. Ainsi Francine et Vincent, en installant leurs locaux (et leur logement du même coup) dans le Bas Montreuil, vont entériner leur spécialisation dans les activités de production (de films documentaires et de reportages principalement) et l’abandon des activités de prestation (location de la salle de montage, réalisation de services tels que montage ou post-production), spécialisation déjà réalisée de facto lorsqu’ils étaient dans le 20ème en raison de l’éloignement des chaînes de télévision.

‘Au niveau professionnel, peut-être que ça nous a permis de trancher certains dilemmes. Par exemple, toute l’activité prestation, on l’a laissée tomber. Enfin, on a plus investi dans notre activité de production que dans celle de prestation. […]
D’accord. Finalement ça a eu un effet sur, oui, le type d’activité euh… que vous avez mené.
Non. Non, ça coïncidait, si tu veux. On n’aurait pas fait le choix de s’installer à Montreuil si on avait décidé d’investir dans la prestation de service. Là, effectivement, on aurait cherché quelque chose plus proche de l’Ouest que Montreuil.
(Francine, chef-monteuse et productrice, arrivée en 1991, locataire)’

La prise de distance géographique à l’égard des télévisions va de pair avec une prise de distance professionnelle, vers plus d’indépendance (aider des réalisateurs à faire des documentaires et des reportages) et moins de prestation de services (travailler directement pour les grands groupes audiovisuels). Le fait que pour nos enquêtés le centre soit à l’Est (vers la place de la République, en général) correspond donc dans une certaine mesure à la position qu’ils occupent (position hiérarchique, fonction et spécialisation) dans leur champ professionnel : producteur intermittent plutôt que société de production ayant pignon sur rue (Jean), producteurs de documentaires plutôt que prestataires de services (Francine et Vincent) et, de façon générale, fonctions artistiques et techniques plus que fonctions commerciales, et spécialisation dans le cinéma d’auteur plus que dans le cinéma commercial. Apparaît donc une homologie entre leurs positions « off » dans le travail et dans l’espace socio-géographique parisien, comparable à l’homologie mise en évidence par Pierre Bourdieu entre la position occupée par les créateurs de la haute couture dans leur champ professionnel et celle qu’ils occupent dans l’espace géographique parisien (Bourdieu, 1984). Dans la même optique, Hatzfeld et al. (1998) parlent à propos du Bas Montreuil d’un « un espace de production intermédiaire », choisi par de jeunes professionnels qualifiés dans une double opposition à « Boulogne » et à « Taïwan »253.

L’exemple de l’audiovisuel est très clair, mais on pourrait mener le même raisonnement avec le secteur de l’édition (les enquêtés concernés ne travaillant pas pour des maisons d’édition anciennes et classiques du faubourg Saint Germain, mais pour des éditions en ligne, « alternatives » ou scientifiques), du graphisme (on a vu la spécialisation d’Hugo et de Julie, qui revendiquent leur indépendance et cherchent avant tout à travailler pour des projets artistiques et culturels), de la culture (Bérengère travaille à la Cité des Sciences de la Villette, à l’Est, plutôt qu’au Musée d’Histoire Naturelle dans le 5ème arrondissement) voire de l’enseignement (les enseignants que nous avons rencontrés ont choisi d’enseigner en Seine-Saint-Denis plutôt que dans les Hauts-de-Seine, en dépit de la différence de familiarité des élèves avec la culture scolaire à laquelle ils peuvent s’attendre). Pour résumer, la polarité des espaces valorisés est en quelque sorte inversée en même temps que les critères de valorisation du travail.

Un autre point intéressant dans le rapport entre localisation géographique et situation professionnelle concerne le rapport à la centralité : pourquoi les enquêtés tiennent-ils autant à habiter près du centre de Paris, et ce en dépit de leurs petits budgets, alors même que leurs activités ne les y obligent pas ? Précisons d’abord ce dernier point. Dans les explications courantes de la gentrification, le choix de la centralité est souvent expliqué par la bi-activité des jeunes ménages de classes moyennes et supérieures, qui souhaitent concilier au mieux activité féminine et vie de famille (Rose, 1984 ; Karsten, 2003). Or si dans notre échantillon la bi-activité est en effet la règle, elle n’explique pas à elle seule la volonté d’habiter près du centre : nous avons vu que, hormis les couples d’enseignants, beaucoup de ménages de jeunes parents sont composés d’au moins un artiste, artisan ou indépendant qui n’est pas obligé de voir chaque jour ses clients, commanditaires ou associés et travaille fréquemment à domicile. Alors qu’une installation en banlieue plus lointaine leur permettrait d’avoir un logement beaucoup plus vaste, le RER assurant les navettes quotidiennes du membre salarié du ménage, cette option est catégoriquement rejetée. Tous veillent à ne pas s’éloigner de Paris intra-muros et le terminus du métro doit être accessible à pieds. Cette exigence peut s’expliquer si l’on considère que le choix résidentiel n’est guidé ni par des exigences purement pratiques ni même par des considérations purement résidentielles. En l’occurrence, le choix de la centralité engage l’intégration à des réseaux professionnels et à des aires de pratiques, ainsi que l’image que l’on a de sa propre position sociale.

En restant « à portée de métro » du centre de Paris, il s’agit d’abord de conserver un accès privilégié au foyer culturel que la capitale constitue à travers ses productions culturelles, ses lieux de diffusion et ses réseaux plus ou moins institutionnalisés d’acteurs exerçant un pouvoir de décision et de prescription dans le monde de la culture. La proximité du centre permet de continuer à fréquenter les expositions, les galeries, les spectacles, de se rendre à des vernissages, de se tenir au courant des dernières productions artistiques et de l’accueil qu’elles reçoivent… activités nécessaires non seulement à l’entretien des réseaux professionnels d’un certain nombre de nos enquêtés, mais aussi, beaucoup plus largement et au-delà des seuls professionnels de la culture, à l’entretien des capitaux culturels et sociaux qui constituent l’essentiel de leurs ressources. En plus de l’image « familiale » de la banlieue (vie centrée sur la cellule familiale) qui ne leur plait guère, son identité sociale de « classes moyennes » ne leur permet pas de valoriser leurs ressources culturelles et sociales et ne fait que matérialiser et souligner la faiblesse de leurs ressources économiques. La volonté de rester près du centre de Paris semble s’expliquer à la fois par un mécanisme d’identification et par une forme de compensation entre position socio-professionnelle et position socio-géographique, la proximité géographique des lieux du pouvoir et de la richesse compensant d’une certaine façon la distance sociale à ce pouvoir et à cette richesse.

Une deuxième remarque s’impose à ce sujet. Malgré l’importance des ressources offertes par Paris, certains ont à un moment envisagé de profiter de la souplesse de leurs emplois pour s’éloigner de la capitale afin de mieux se loger. Ils s’étaient alors imaginés partir pour la campagne, voire pour une ville de province quand leur travail le leur permettait, mais jamais pour une banlieue plus lointaine. On retrouve chez eux l’alternative « ou bien la campagne, ou bien le centre-ville, mais pas l’entre-deux » énoncée par les croix-roussiens, à cette différence près que nos enquêtés montreuillois, ayant des enfants, n’ont pas les moyens d’habiter dans Paris et doivent se rabattre sur cet « entre-deux » a priori écarté, la banlieue, jamais désignée comme telle :

‘Restait la possibilité d’acheter en-dehors ; parce qu’à l’époque je n’avais pas vraiment l’argent, parce que les prix commençaient à monter vraiment, et j’avais envie quand même d’acheter grand. Donc moi c’était ou la campagne, ou, effectivement, ce genre de quartier. Et voilà, il s’est trouvé que j’ai eu l’opportunité d’acheter ici, donc j’ai acheté ici.
Quand tu dis acheter en-dehors de Paris, oui, ça aurait été vraiment à la campagne ? C’était pas dans une ville de province, ou une ville –
C’aurait pu être une petite ville de province, mais en tous cas, ça aurait été un endroit où il y a de l’air. Où il y a de l’air, où il y a un peu plus d’air qu’à Paris […] et je suis vraiment content parce que j’ai trouvé finalement l’entre-deux. C'est-à-dire qu’ici, on se retrouve, finalement, je suis à 500 mètres de la porte de Bagnolet, et malgré tout, je me retrouve quand même dans un endroit où, où… comme dans une ville de province, d’une certaine façon, c'est-à-dire qu’il y a un certain calme et une certaine – il y a aussi quelque chose qui se passe entre les habitants, ici. Il y a des rencontres qui se font. (Rémi, chef-opérateur intermittent, arrivé en 2002, propriétaire)’

Par l’expression « ce genre de quartier », Rémi rapproche le Bas Montreuil des quartiers parisiens en gentrification où il espérait pouvoir se loger. C’est pourtant bien en banlieue qu’il s’est installé – cet « entre-deux », à la fois près de Paris et plus calme – et il en est très content ; mais il ne perçoit pas sa situation résidentielle à travers cette catégorie. L’installation à Montreuil suppose en effet de la part des gentrifieurs un travail de mise à distance du stigmate de la banlieue, travail dont la nature et l’ampleur varie selon la période à laquelle ils viennent s’installer ; les années 1985-1995 sont en effet les années de cristallisation du « problème des banlieues ».

Notes
253.

« Ce qui est refusé, c’est à la fois une place dans la production, une façon de travailler et un lieu, qui sont étroitement associés dans les représentations : une place réduite à l’exécution sur ordres, sans véritable possibilité de création, un travail de qualité médiocre ou nulle (« produire des Dorothée, ça ne m’intéresse pas »), un lieu de prestige (l’ouest parisien, Boulogne). […] C’est cette double opposition qui définit le Bas Montreuil comme un espace de production intermédiaire. Nous entendons par là un espace qui trouve sa valeur en se distinguant à la fois des espaces centraux où se produit l’image à consommer, où s’autocélèbre le monde du spectacle, tel Boulogne ; et des espaces où se fabriquent et se dupliquent toutes les productions, notamment cassettes et vidéos en série, pour le Tiers Monde. Ce double refus, « ni Boulogne ni Taïwan », se fonde sur la volonté de produire des objets de qualité et de garder une part d’autonomie. » (Hatzfeld, Hatzfeld et Ringart, 1998, p. 68-69)