3.3 La « banlieue » : face à une terra incognita, l’influence des représentations dominantes

Une bonne partie de nos enquêtés exprime une certaine crainte à l’idée de s’installer en banlieue. Si l’on regarde de plus près, il s’agit non pas des « pionniers » qui arrivent dans le quartier au tournant des années 1980-1990, comme on pourrait l’imaginer, mais au contraire des « convertisseurs » qui s’y installent à partir du milieu des années 1990 et jusqu’au début des années 2000. Leurs représentations de Montreuil se trouvent en effet marquées par l’image négative « des banlieues » qui est en train de se cristalliser, tandis que la gentrification du quartier, encore modérée, est invisible. Dans leur recherche de logement, ils sont ainsi particulièrement attentifs aux espaces et aux formes urbaines vers lesquels ils se dirigent. Une troisième phase semble avoir commencé au moment où nous réalisons l’enquête, en 2005 : dans les entretiens avec les gentrifieurs les plus récemment installés, la petite notoriété acquise par le Bas Montreuil le distingue du reste de la ville et le quartier échappe au stigmate de la banlieue pour apparaître de plus en plus comme un espace parisien.

Les gentrifieurs arrivés dans le Bas Montreuil au tournant des années 1980-1990 méconnaissent tous la banlieue parisienne254 ; mais l’idée de s’y installer ne leur pose pas de problème, ils n’ont « pas d’a priori » comme le dit Monique. Le quartier se définit avant tout par ses prix immobiliers peu élevés, par la présence du métro et par sa population mélangée, avec notamment la forte présence africaine qui est plutôt appréciée par ces quatre enquêtés. Le quartier se présente même comme plus « vivant » et mieux desservi que les quartiers parisiens où ils habitaient auparavant, ce qui le rend d’une certaine manière presque « plus parisien »255 :

Mais le fait d’aller en banlieue, par exemple, étant parisien, c’était… ?
Oui, ça ne me dérangeait pas du tout ; au contraire, on avait l’impression d’être… On avait l’impression d’améliorer nettement notre cadre de vie, vraiment, de l’améliorer beaucoup. Et on n’avait pas l’impression que le prix à payer, c’était de se retrouver à Montreuil.
C’était pas, oui, c’était pas un sacrifice à faire ?
Non mais même par rapport – ici, si vous voulez, c’est beaucoup plus parisien qu’au fin fond de la rue Cantagrèle dans le 13ème arrondissement, qui faisait faubourg paumé comme on peut pas imaginer à l’époque. […] [C’était vers Tolbiac] mais alors vraiment, presque à la limite des extérieurs, près des voies ferrées et tout, c’est… pas marrant, hein. A deux bornes du premier métro – là je suis à vingt mètres ! (Marc, ancien réalisateur au foyer, arrivé en 1987, propriétaire)’

Au sein de la proche banlieue Est et de Montreuil, le principal critère de différenciation entre diverses localisations possibles est la présence du métro et la proximité de Paris ; l’espace paraît sinon relativement indifférencié. Même si l’on peut imaginer qu’au-delà de l’argument de l’éloignement de Paris, par lequel Monique explique par exemple qu’elle n’ait pas voulu vivre à Bobigny, d’autres représentations sont à l’œuvre, celles-ci ne trouvent pas à s’exprimer, comme si les catégories n’existaient pas – ou pas encore. Pour Edith, qui découvre aussi la banlieue, ce sont les exigences quant au type de bâtiment qu’elle cherche (une usine vaste, donnant sur deux rues) et la proximité de Paris et du métro qui guident la recherche, sans a priori sur les différents secteurs de Montreuil ou sur la commune voisine de Rosny.

‘Alors moi je n’avais jamais mis les pieds dans une banlieue, donc je ne savais pas ce que c’était, je ne connaissais pas. J’étais sur le lieu, j’y ai connu des gens, je circulais, je voyais. J’ai cherché bêtement aux plus proches alentours. Je trouvais que c’était proche de Paris. Et puis alors ce qui m’a décidée à rester ici, c’était que l’école de cirque que voulait faire ma fille était à Rosny-sous-Bois. […]
Après, ça aurait pu être n’importe où dans Montreuil, par exemple, ou… ?
Alors, je voulais que ce soit proche du métro. Or Rosny, il y a pas de métro, il y a un train.
Ca, ça a été un critère important, donc ?
Ca a été un des critères principaux. […] L’espace, l’ouverture sur deux rues, la proximité du métro, et la proximité de Paris. (Edith, sculptrice, arrivée en 1990, propriétaire)’

Edith n’est pas pour autant indifférente à l’environnement bâti ou à l’ambiance ; elle rejette d’ailleurs dans la suite de l’entretien certains quartiers de Montreuil en raison de leur architecture ou de leur atmosphère. Mais il est intéressant de constater que ses catégories de perception de l’architecture ou de l’atmosphère « craignos » ne correspondent pas aux traits caractéristiques de la « cité » ou des « quartiers sensibles » qui vont se diffuser par la suite : le quartier qu’elle rejette en raison de son architecture « communiste sordide » est celui de la mairie, c'est-à-dire un quartier très central plutôt marqué par un tissu hétéroclite, au milieu duquel trône l’imposant bâtiment de la mairie, qui date des années 1930, et se dressent deux tours abritant alors des services de la mairie et de l’URSSAF. Le même quartier est jugé « vachement beau » un peu plus tard par d’autres enquêtés car il est le seul de Montreuil où l’on trouve quelques immeubles de type haussmannien. D’autre part, lorsque est évoquée la possibilité de s’installer « plus haut » dans Montreuil, Edith montre quelques réticences liées à l’environnement pour sa fille adolescente ; mais contrairement aux enquêtés qui arriveront plus tard, elle n’a pas en tête les grands ensembles du plateau. Elle pense aux « petites rues » autour de la mairie (des rues plutôt anciennes et centrales) et place sur le même plan le fait de ne pas laisser sa fille s’y déplacer seule le soir et le fait de venir la chercher quand elle est dans Paris la nuit. Les jugements portés par les premiers gentrifieurs sur Montreuil et sur la « banlieue » en général ne sont pas structurés par une représentation unifiée et péjorative comme celle que l’on va rencontrer dans les discours des enquêtés arrivés quelques années plus tard.

Les rapports à la banlieue diffèrent en effet significativement pour ceux qui s’y installent à partir du milieu des années 1990 : le terme « banlieue » et cette ville qu’ils ignorent les inquiètent davantage, ils se montrent plus attentifs et plus exigeants sur la localisation de leur futur logement. La fin des années 1980 et le début des années 1990 sont en effet marqués par la territorialisation de la question sociale, qui s’accélère à la suite des émeutes de 1990 à Vaulx-en-Velin (Tissot, 2007). Sylvie Tissot a montré comment se construit et se diffuse à cette période une représentation unifiante des banlieues qui assimile certaines populations jugées « à problèmes » et perçues à travers leur âge ou leur origine ethnique à certains espaces, désignés comme « quartiers sensibles » et appréhendés par leur architecture et leur époque de construction. Or, dans les récits de recherches de logement effectuées à cette période, nous voyons apparaître cette grille de lecture des espaces urbains : les enquêtés repèrent certaines formes architecturales (les tours et les barres de logements), les désignent par la catégorie de « cités » (qui, au pluriel, date de cette époque et renvoie à la « nouvelle question sociale » des banlieues ; Quadrio, 2005), à laquelle sont associées des catégories de populations (des hommes jeunes en général) et des images de violence ou de petite délinquance (« rodéos », vols). Le terme de « banlieue » synthétise désormais ces représentations et est utilisé pour caractériser certains espaces plutôt que d’autres, à travers des expressions comme « ça fait banlieue » :

‘On a tous des a priori par rapport à la banlieue. C’est vrai qu’il y a des banlieues qui craignent, c’est évident. Tu vas dans les cités… qui aurait envie d’aller – tu vois les gens si ils y sont, c’est qu’ils n’ont pas le choix ; qui aurait envie d’aller habiter là-bas ? (Rémi, chef-opérateur intermittent, arrivé en 2002, propriétaire)
Loïc : Non, et puis il y a un fait, aussi, qui – pourtant, moi je suis pas du tout parisien, je suis venu de province, mais […] la banlieue, j’y mettais jamais les pieds, tout ça. Et c’est vrai qu’il y a cet espèce de frein – la banlieue, déjà à l’époque on commençait à parler des banlieues, machin, plutôt en mal…
Bérengère : Et c’est vrai que dès que ça faisait trop banlieue, on…
Loïc : Et puis je sais pas, moi je trouvais, l’haussmannien, ça a quand même plus charme. (Bérengère et Loïc, conceptrice d’expositions salariée et photographe indépendant, arrivés en 1998, propriétaires)’

Ils évoquent a contrario le quartier de la mairie, qu’ils apprécient donc en raison des quelques immeubles haussmanniens de la rue Rouget de l’Isle, ainsi que le sud du Bas Montreuil qu’ils trouvent également « joli », dense et homogène. Leur quartier des Guilands leur convient aussi, mais ils ont du mal à s’adapter à son côté « brouillon » et « hétéroclite » lié à l’importance de l’autoconstruction : le bâti est clairement de moins bonne qualité que dans les deux autres secteurs et la faible densité inquiète un peu quant à l’urbanité du quartier. L’« environnement », comme critère de choix du logement, est de plus en plus perçu à travers la grille de lecture des « quartiers sensibles » : architecture, origine et âge des populations.

Bérengère et Loïc racontent ainsi une visite en bordure du quartier de la Noue : les tours et leurs parkings évoquent spontanément l’image « oppressante » de « mecs » roulant trop vite, comme dans les vidéos médiatisées des « rodéos ». Martine, qui arrive en 1999, associe quant à elle à ce quartier l’idée que « c’est un autre monde, quoi, un autre monde, de violence… » ; elle n’en connaît pourtant que quelques enfants, sectorisés à la maternelle de son quartier, où « ça se passe très bien, il n’y a pas de violence ». Julien, qui cherche aussi une maison en 1999, est également attentif à « l’environnement » :

‘On nous avait montré des baraques à la Boissière, qui étaient pas chères, mais qui étaient collées entre deux cités, donc ça, c’était pas question.
C'est-à-dire que tu voulais être dans un environnement…
Ben, je ne voulais pas me retrouver dans un environnement ultra-craignos, tu vois, pas question. (Julien, ferronnier d’art, arrivé en 1995, propriétaire)’

A nouveau, le quartier est jugé à partir de l’indicateur architectural. L’effet de la criminalisation de la forme urbaine « grands ensembles » se lit particulièrement bien dans cet entretien : Julien explique sa réticence à habiter là par une sensation vécue dans un autre quartier de grands ensembles :

‘Mais, tu sais, là, la Boissière […] tu rentres et t’en ressors, t’as plus tes baskets !
A ce point-là ?
Ah oui ! Oui, non, y a quand même des quartiers comme ça ici. Bon, il y a un quartier à Montreuil, où une fois ou deux je me suis paumé en bagnole, et je me suis dit – j’ai eu le même sentiment qu’à San Francisco de : « je m’arrête pas au feu rouge ».
A ce point-là, ah oui ?
Je m’arrête pas au feu rouge, parce que tout le monde te mate, tu te dis mais je fais pas partie de ce petit bout de ville-là, vraiment, il ne m’appartient pas. Et t’as peur, quoi, tu…
A quel endroit ?
Euh c’est à côté du parc… je confonds toujours Montreau et… Oui, c’est à côté du parc Montreau. […] Ben si tu veux, je t’emmène, hein ; mais on ne s’arrête pas ! [rit] (Julien)’

Julien tient donc à rester dans les quartiers plus anciens de Montreuil et préfère un environnement d’usines désaffectées et squattées plutôt que de grands ensembles. Il est intéressant de noter que ceux que nous avons appelés « gentrifieurs de l’intérieur » (des baby-boomers arrivés dans le Haut Montreuil dans les années 1980 et descendus dans le Bas Montreuil à la fin des années 1990) s’étaient initialement installés dans les quartiers évités par les « convertisseurs » (avec des revenus pourtant équivalents, deux salaires d’enseignant par exemple) ; il est notable aussi que ce mouvement de gentrification « de l’intérieur » se soit amorcé au cours des années 1990, alors que le discrédit est jeté sur les grands ensembles et que c’est le Bas Montreuil qui attire désormais l’attention et les soins des élus (cf. chapitre 5).

Les gentrifieurs des années 1993-2003 adhèrent donc à cette partition binaire entre grands ensembles et quartiers anciens ; mais ils découvrent progressivement qu’il existe en banlieue des quartiers anciens comme le Bas Montreuil ou le vieux Saint Denis256 :

‘Près de la Villette […] c’est vrai qu’il y avait La Courneuve, tout ça, mais ça faisait un peu loin ; et c’est vrai que ça a pas super bonne réputation, alors – [elle se reprend] mais bon, c’est des a priori débiles, parce que c’est pareil, Montreuil il y a des quartiers qui craignent et des quartiers sympas ; Saint Denis aussi, hein, le vieux Saint Denis c’est vachement mignon. (Bérengère, conceptrice d’expositions, arrivée en 1998, propriétaire)’

Peu d’enquêtés (pas même Bérengère) trouvent en fait le Bas Montreuil « mignon » ; son architecture très hétéroclite est souvent qualifiée de « moche » et n’a en tous cas aucune qualité particulière, si ce n’est la qualité majeure de ne pas ressembler à une « cité ». De ce mélange de constructions de la fin du 19ème, des années 1930 ou des années 1980, d’immeubles de rapport, d’ immeubles de HLM de taille moyenne, de maisons modestes ou plus bourgeoises et de bâtiments industriels, il sera possible de faire l’antithèse de l’uniformité des grands ensembles et, avec un peu de travail symbolique et physique, de mettre en avant l’ancienneté de la majorité des constructions (nous y reviendrons au chapitre 7). Au tournant des années 2000, alors que la crainte d’assimilation à la banlieue « dont on parle » est maximale, Montreuil inquiète mais le Bas Montreuil rassure. Les récits de visites montrent ainsi, encore plus clairement que dans les cas de gentrification de quartiers vraiment centraux comme les pentes de la Croix-Rousse, ce que l’attachement aux quartiers centraux et au bâti ancien doit à la volonté de mise à distance des espaces stigmatisés.

Donc oui, vous avez fait un petit tour, quand même, avant l’achat ?
Oui, bien sûr, bien sûr. Ben on n’est pas idiots, on sait très bien, enfin [baisse le ton] on sait très bien que, voilà, c’est un quartier populaire, avec des gens souvent précaires, point ! Au-delà de ça, voilà, je veux dire… c’est pas pour ça que c’est pas – que c’est moins sympathique ! C’est pas pour ça qu’on n’a pas des rapports avec les gens, c’est pas pour ça qu’on se fait agresser… On n’a jamais eu aucun problème. C’est des quartiers qui sont populaires et familiaux… Bon, là-haut c’est autre chose, tu vois ; on aurait été proches de tours et des cités, là, c’est sûr qu’on n’aurait pas acheté.
Oui ?
ça c’est évident. On reste dans des quartiers – c’est pour ça que le premier truc qu’on a fait c’est d’aller voir la mairie, pour savoir ce qu’ils projetaient dans ce quartier : justement, on voulait savoir s’ils allaient faire des tours ou quoi. Bon, ici, c’est pas du tout le cas, parce qu’ici c’est vraiment le vieux… […] c’est la vieille banlieue parisienne, quoi. (Rémi, chef-opérateur intermittent, arrivé en 2002, propriétaire)’

Notons que l’adjectif « populaire » est rattaché au quartier ancien « sympathique » et non pas aux « cités », illustrant en creux l’analyse de Sylvie Tissot (2007) qui souligne l’abandon des catégories sociales au profit des catégories d’âge et d’ethnicité pour décrire la population des grands ensembles.

Les enquêtés, qui se renseignent souvent sur les projets de construction dans le quartier, craignent surtout les tours, mais aussi les zones pavillonnaires :

‘Elle : Enfin, on s’était quand même renseignés, pour savoir, on avait vu que c’était pas constructible, quand même, rappelle-toi, on s’était renseignés. On avait vu que c’était une carrière, donc on ne savait pas ce que ça allait être, mais on était sûrs que ça n’allait pas être une grosse tour de 48 étages.
Lui : Oui, oui. Mais enfin, les zones pavillonnaires, ça se construit dans des carrières, hein.
Elle : Oui, non mais c’est sûr qu’on a eu vachement de chance. (Bérengère et Loïc, conceptrice d’expositions et photographe indépendant, arrivés en 1998, propriétaires)’

Insistons sur ce dernier point : ce sont les espaces et les formes urbaines stigmatisés, dépréciés, qui sont mis à distance, bien plus que les espaces populaires. Habiter à la Goutte d’Or n’est pas qu’un plaisir, on l’a vu, mais vaut bien mieux à leur yeux qu’habiter à la Noue ou à la Boissière. Les gentrifieurs partagent ou adoptent les représentations légitimes, celles des experts de l’urbain (des urbanistes et quelques sociologues et géographes), dans lesquelles le grand ensemble et le quartier pavillonnaire sont les deux maladies contemporaines de la ville. La doxa des urbanistes au tournant des années 2000 fonde l’urbanité sur la densité et la mixité et associe à ces deux propriétés une dimension morale257 : la densité et la mixité sont censées garantir le bon fonctionnement de la ville comme entité politique et les citadins, en cohabitant dans leur diversité, font preuve de citoyenneté258. Les grands ensembles, et peut-être plus encore le pavillonnaire puisqu’il a été choisi par les habitants, sont des formes urbaines accusées d’un déficit de citoyenneté. Luc, décrivant un quartier pavillonnaire de Montreuil, livre une version caricaturale de cette accusation

‘C’est un des seuls quartiers qui ne vote pas unanimement pour le maire [communiste], et où il y a le plus de gens qui votent pour Le Pen. Donc il y a forcément des beaufs ! Les petits pavillons, le côté… oui, pavillonnaire, quoi ! (Luc, acteur et réalisateur, arrivé en 1993, locataire)’

Julie reprend surtout à son compte l’idée de mixité et attribue aux habitants des « pavillons Phénix » la même uniformité que celle de leurs logements :

‘Il avait grandi, lui, dans des, tu sais, des zones pavillonnaires Phénix, là, tu vois ? les trucs où tout le monde est pareil ! (Julie, graphiste indépendante, arrivée en 1999, propriétaire)’

Les « convertisseurs » du Bas Montreuil partagent donc comme les « jeunes croix-roussiens » les valeurs et les normes de l’urbanité qui fondent la politique de la ville (la mixité, la convivialité, la citoyenneté, supposées garanties dans les quartiers anciens centraux) et qui résultent en partie de l’adoption par les « réformateurs sociaux » de la grille de lecture sociologique élaborée dans les années 1980 (celle-là même qui structurait les représentations des « gentrifieurs » rencontrés par Catherine Bidou et Sabine Chalvon-Demersay, notamment le rejet d’une lecture classiste de la société).

A la fin de la période, vers 2005, les choses ont encore changé : le Bas Montreuil semble s’être soustrait aux représentations concernant la « banlieue » à mesure qu’il intégrait le marché immobilier et l’espace des pratiques parisiens, dans les faits comme dans les représentations. Dans ces entretiens, le Bas Montreuil apparaît comme un espace d’entre-deux, à la fois pas tout à fait parisien et en même temps complètement dissocié du reste de Montreuil. Alice, parisienne d’origine arrivée en 2004, est étonnée et rassurée par la similitude entre l’environnement de la maison qu’elle va visiter et celui de l’appartement du 20e arrondissement qu’elle quitte, tous deux balisés par un Monoprix et le métro ; la seule différence consiste finalement dans quelques stations de métro supplémentaires pour se rendre dans ses espaces de pratiques habituels. Pour son compagnon qui a grandi en province – et qui semble finalement exprimer en toute naïveté ce que les parisiens « découvrent » – s’il y a le métro, c’est déjà Paris :

‘Et mon copain il venait de province, donc… du coup, c’était pas pareil, quoi, lui ça le gênait pas, il voyait pas la différence. Et en fait, il croyait que Montreuil ça faisait partie de Paris ! En fait il croyait – je me suis rendue compte qu’il croyait que partout où il y avait le métro, c’était Paris ! [rit] (Alice, auteure et correctrice, arrivée en 2004, propriétaire)’

Tous deux vont d’ailleurs vivre tournés vers Paris, ignorant jusqu’à la superficie et jusqu’aux limites de Montreuil :

Et tu connais, en fait, le reste de Montreuil, ou… ?
Non. Ah non, mais alors pas du tout, et je sais même pas… Cet hiver, [ma fille] a été malade deux fois de suite, on a dû aller aux urgences à l’hôpital, là, et on s’est rendu compte que c’était super grand ! On a mis – en plus c’était avec les pompiers qui roulaient super vite et avec la sirène, et on a mis quand même genre un quart d’heure pour aller à l’hôpital ! Donc j’ai déduit que ça avait l’air d’être quand même vachement grand, et que je regarderais un jour sur une carte, et… je l’ai jamais fait. Donc j’ai aucune idée… (Alice)’

La mise en place de la politique de la ville a semble-t-il contribué à durcir les frontières symboliques entre types d’espaces et de bâti259. La gentrification apparaît de ce point de vue également comme une lutte de classement : il s’agit d’échapper au stigmate, en tombant du bon côté de la frontière ou en parvenant à la déplacer par un « travail » de gentrification sur le bâti, sur le tissu social ou sur la réputation du quartier. Le choix résidentiel doit donc être celui d’un espace physique et social relativement malléable et « disponible » pour un reclassement, que les gentrifieurs devront s’approprier avant de le transformer.

Notes
254.

Hormis deux années passées à l’étranger, Marc a toujours vécu à Paris et se définit comme très parisien ; c’est aussi le cas de Monique, après qu’elle a quitté sa Normandie natale pour faire ses études ; Edith a davantage déménagé (Strasbourg, Perpignan) mais a toujours habité en centre-ville ; quant à Francine, lyonnaise d’origine, elle a habité à Vaise puis en Algérie avant de venir dans le 20ème arrondissement de Paris.

255.

Sans que ce jugement ait aucun lien avec la présence d’ancien parisiens « gentrifieurs » puisque la gentrification n’est alors qu’embryonnaire.

256.

Les deux quartiers sont justement ceux choisis par Fol, Bacqué et Lévy pour illustrer les effets des politiques de mixité sociale mises en œuvre dans les quartiers anciens suite à la condamnation des grands ensembles (Bacqué, Fol, Lévy, 1998).

257.

Nous n’employons pas ici le mot « politique » afin de ne pas créer de confusion, mais la morale dont il s’agit ici est une morale politique, elle concerne le citoyen et non l’individu dans sa sphère privée. Cette doxa est renforcée par la montée en puissance des préoccupations écologistes.

258.

Le géographe Jacques Lévy va dans ce sens lorsqu’il définit l’urbanité à partir du « modèle d’Amsterdam » (Lévy, 2004).

259.

Les effets de période que nous avons soulignés, qui conduisent les « convertisseurs » de la deuxième moitié des années 1990 à montrer davantage de méfiance que les « pionniers » à l’égard de la banlieue, pourraient également être liées aux légères différences sociologiques entre ces deux populations : alors que les « pionniers » appartiennent plutôt à une bourgeoisie intellectuelle aux origines aisées (mais ce n’est pas le cas de tous), les « convertisseurs » peuvent davantage être qualifiés de techniciens des arts et de la culture, et une partie plus importante d’entre eux est en ascension sociale (mais les trajectoires descendantes sont également nombreuses). Les effets de génération aidant, les positions sociales des seconds apparaissent moins assurées, ce qui pourrait expliquer aussi leur plus grande appréhension à l’égard des « cités », sous l’hypothèse de la « peur du déclassement » (Jaillet, 2004). Toutefois, nous n’avons pas remarqué de relation récurrente entre stabilité de la position socioprofessionnelle et jugements sur les espaces de la ville (par exemple, Bérengère ou Rémi, qui cumulent des origines aisées et un emploi plus stable et plus rémunérateur que d’autres enquêtés, sont parmi les plus loquaces sur ce thème des « banlieues » ; la relation inverse est également observée).