3.4 De l’espace appropriable à l’espace approprié

C’est finalement cette caractéristique qui nous semble commune aux représentations qu’ont du Bas Montreuil tous les gentrifieurs arrivés avant le milieu des années 2000 : un espace à l’identité sociale faible, qui paraît (de façon non consciente) relativement « appropriable ». Aucun des enquêtés ne perçoit le Bas Montreuil comme un « quartier-village » avant de s’y installer. Les qualificatifs positifs sur le quartier sont peu nombreux et ne convergent pas. Certains apprécient la présence visible d’une population d’origine étrangère (surtout parmi ceux arrivés à la fin des années 1980) ; ils aiment également l’animation de la rue de Paris. D’autres apprécient plutôt le calme des petites rues, la faible densité du bâti, la verdure. En revanche la présence résiduelle d’artisans n’est pas particulièrement valorisée – certains leur prêtent d’ailleurs des opinions politiques racistes ou « poujadistes ». De même, la présence de personnes âgées n’est jamais mentionnée comme un trait positif. Certains cherchent (et trouvent) des éléments d’identification au « quartier-village », mais l’impression de pauvreté et de saleté reprend vite le dessus :

‘La première fois qu’on est venus ici, on a été… on a été dans un bar qui s’appelle « Chez Paulette » qui est à 100 mètres d’ici et qui est vraiment, c’est une femme, c’est vraiment une figure de quartier, quoi. C’est un bar qui doit dater des années 1920 et qui n’a pas bougé, qui est vraiment dans son jus ; et voilà, ça nous a amusés, quoi. Ca nous a amusés. On a vu que c’était effectivement assez pauvre, assez sale – plus sale que ça ne l’est encore aujourd’hui. Bon, mais on était prêts à passer au-dessus de ça, quoi. […]Mais ça faisait beaucoup plus pauvre et plus sale que dans le 20ème, oui. Ca fait toujours plus pauvre et plus sale que dans le 20ème. (Rémi, chef-opérateur intermittent, arrivé en 2002, propriétaire)’

Nulle image de « village dans la ville » ne s’impose dans les appréciations portées sur le peuplement, nul enchantement pour le spectacle de la vie du quartier qui serait, comme Aligre dans les années 1970, un « petit théâtre du monde » (Bidou, 1984). Lorsque des perceptions de cette nature affleurent, elles s’accompagnent presque toujours de la sensation, au moins aussi importante, que ces cohabitations exigent de faire des efforts, de prendre sur soi. Il ne faut « pas être trop snob », comme le dit un enquêté, pour côtoyer au quotidien une population très différente et souvent très pauvre ; il faut être « prêt à accepter » un tel environnement social et ses reflets dans le paysage urbain (la saleté, le faible entretien des bâtiments, la pauvreté des constructions, la nature des commerces).

‘En tous cas, voilà, ce quartier il était – nous on était prêts à accepter ce quartier avec cette diversité culturelle, et son état aussi ! Parce que Montreuil, les maisons – bon la nôtre aussi – mais souvent les maisons elles ne sont pas entretenues, etc. Il y a tout ça, donc il fallait vouloir accepter tout ça, et euh… il fallait, voilà, accepter tout ça : l’état des maisons, et la diversité culturelle des gens, aussi. Et souvent aussi leur pauvreté, parce qu’il y avait une forme de pauvreté, c’est pas des gens hyper riches qui habitent dans le Bas Montreuil. […] En même temps, on… on l’aime cet environnement dégradé, je dirais ; c’est bizarre mais c’est comme ça. (Monique, dentiste dans un centre social, arrivée en 1986, propriétaire)’

Ce goût pour le quartier s’explique probablement en partie par l’impression qu’ils peuvent s’y faire une place. Cette « appropriabilité » du quartier est d’abord économique : les biens immobiliers leur sont accessibles d’un point de vue financier et les prix au mètre carré sont la première raison donnée par tous les enquêtés pour expliquer leur installation, des années 1980 aux années 2000260. La desserte en métro le rend également plus facilement accessible, matériellement et symboliquement. Comme ceux de Daguerre vingt ans plus tôt, les gentrifieurs du Bas Montreuil choisissent donc le quartier avant tout pour son offre immobilière et pour l’accès aisé qu’il permet aux espaces réellement appréciés mais financièrement inaccessibles. En outre, comme dans les Pentes des années 1970, aucun groupe social ne semble « donner le ton » : ni les personnes âgées, ni les artisans sur le déclin, ni les étrangers des foyers et des immeubles insalubres ne sont en mesure de leur imposer des normes d’occupation des espaces261. Si Rémi, Monique et les autres se sentent capables et disposés à cohabiter avec cet environnement, c’est aussi parce qu’ils perçoivent plus ou moins confusément que cette saleté, cette pauvreté, voire cette « diversité culturelle » ne sont pas destinées à s’amplifier, ou du moins qu’elles ne menaceront pas leur mode de vie comme la pauvreté, la saleté ou la diversité culturelle d’une « cité » auraient pu le faire. La connaissance diffuse des processus de gentrification – par l’observation des transformations urbaines autant que par la vulgarisation scientifique – joue bien plus que l’image du quartier-village, dans l’esprit de nos enquêtés, dans un sens favorable à leur installation dans le Bas Montreuil. En rejetant les espaces socialement trop marqués « banlieue » mais aussi les quartiers « vraiment populaires » comme la Goutte d’Or ou « vraiment bourgeois » comme Saint-Germain-en-Laye, et à défaut de pouvoir vivre dans les espaces déjà gentrifiés, les gentrifieurs semblent chercher un espace qui soit le moins possible marqué par une identité sociale autre que la leur. Le choix d’un espace urbain peu marqué socialement (ou marqué par une histoire populaire appartenant déjà au passé, qui ne représente donc pas une menace d’identification réelle) correspond à leur position socio-économique intermédiaire, mais aussi à leurs aspirations sociales (poursuivre la trajectoire ascendante, limiter le déclassement) : il offre en effet l’opportunité de mener un travail de revalorisation des lieux qui les qualifiera en retour (c’est ce travail qui fait l’objet de la deuxième partie de cette thèse).

On voit se diffuser à la fin de la période une image nouvelle associée au quartier : approprié, socialement marqué, il (re)prend place dans la géographie sociale parisienne avec une identité sociale renouvelée. Les enquêtés arrivés tardivement mentionnent de moins en moins les opportunités immobilières et de plus en plus l’image du quartier et l’idée qu’on y trouvera de nombreux semblables. L’image des lofts que les premiers gentrifieurs se sont aménagés n’est pas étrangère à cette nouvelle attractivité, comme celle des appartements canuts dans les Pentes.

Notes
260.

On verra que d’autres ressources sont nécessaires pour s’approprier certains de ces biens, ce qui joue un rôle de filtre au sein de la population potentiellement gentrifieuse (cf. chapitre 6).

261.

Précisons que cette caractéristique ne nous semble pas du tout commune à tous les quartiers anciens populaires : le Panier à Marseille semble resté pendant longtemps peu appropriable par des gentrifieurs du fait de la présence d’une population mobilisée et active dans l’occupation des espaces publics et privés (on pense par exemple à la gestion des stocks de logements par des réseaux professionnels locaux).