4.1.1 Les « pionniers » : un choix dicté par les contraintes économiques

Les pionniers croix-roussiens ont raconté en général en peu de mots leur « recherche » de logement : pour la plupart, le choix se résume à une opportunité, celle de se loger pour presque rien en centre-ville. A part Yves, qui a ce projet bien spécifique d’un habitat groupé autogéré et qui cherche une maison avec jardin (un type de bien rare sur les Pentes, qu’il trouve néanmoins), l’arrivée des enquêtés dans leur logement est guidé par la disponibilité et les prix des logements et par la proximité des réseaux amicaux. Les locataires, Dominique, Véronique et Michel, Valérie, Jacques n’ont pas réellement cherché leur premier logement dans les Pentes : ils ont saisi une proposition – rejoindre une colocation, remplacer des amis qui quittaient leur appartement. Jacques a pris la première chambre qu’on lui a fait visiter, qui n’avait qu’un robinet d’eau froide. L’ancienneté des logements est alors synonyme de vétusté et de mise au rebut du marché immobilier. Les propriétaires bailleurs se désintéressent de ces logements encore en « loyers de 48 » qui ne leur rapportent presque rien, de même que les héritiers des logements laissés vacantes par le décès de leurs occupants âgés. Les enquêtés, comme tous les jeunes croix-roussiens à l’époque (Benoussan, 1982 ; Pucciarelli, 1996), se saisissent de ces opportunités. Claudine décrit ainsi l’appartement de quarante mètres carrés qu’elle achète en 1970 avec son mari pour l’équivalent de 3000 euros aux héritiers d’une vieille dame morte là :

‘Ah c’était en mauvais état, hein. Oui c’était très ancien, tout sombre, il n’y avait pas eu de travaux depuis très longtemps. Il y avait des cheminées, il y en a une qu’on a fait démolir, c’est un peu dommage. Et il y avait le trou des WC, c’est tout hein ! C’était juste le plateau et le trou des WC comme à la campagne on peut voir encore. Donc il n’y avait pas d’hygiène vraiment, la salle de bain n’existait pas. Il y avait l’évier, mais la cuisine c’était d’un sommaire ! […] Je crois que c’est comme à la campagne, quand vous voyez des maisons d’après-guerre. On oublie. J’ai des amis qui connaissent bien la Pologne et qui me disent : c’est comme en France quand on était petits. C'est-à-dire y a pas de peinture, pas de décoration, que l’essentiel. (Claudine, enseignante d’arts appliqués, arrivée en 1970 comme propriétaire)’

En s’installant à plusieurs, les locataires se logent pour « des loyers dérisoires » (Valérie). Au début des années 1980, Véronique et son mari partagent avec un autre couple un loyer de 1500 F ; la plupart de leurs amis paient encore moins cher grâce aux loyers de 48 ou en squattant les appartements inoccupés.

‘Lui : Mais à l’époque le quartier était plein de jeunes, plein de squats, c’était des jeunes qui ouvraient des portes parce que c’était pas habité, et c’était insalubre ! Faut se souvenir que nous, dans notre appartement, on avait de la chance, parce qu’on avait les WC dedans, mais tous les copains, les WC étaient sur le palier !
Elle : Ben c’était des appartements pas chers, quoi ; parce que c’était insalubre, c’était en sale état, et donc c’était dans les moyens des jeunes. Et les jeunes y sont restés, en fait. En améliorant. Nous on est restés, et tous nos copains, ils sont quasiment tous restés ! Ils sont tous restés dans le coin, à 300 ou 400 mètres les uns des autres. […]
Lui : Quand moi je suis arrivé en 79, il n’y avait pas de salle de bain ; il y avait une sorte de bac. Il n’y avait pas d’eau chaude – enfin il y avait un truc bidouillé avec des bouteilles de gaz, donc les 13 kg à monter !
Elle : On se chauffait au charbon, aussi, au poêle à charbon. Donc l’hiver on consommait 15 kg de charbon, et comme bien sûr on n’avait pas de cave, on descendait à l’épicerie, chez Messaoud […], avec nos sacs à dos ! Après on a mis des radiateurs électriques, et on a truandé, comme tout les croix-roussiens – tous les jeunes croix-roussiens de notre génération, qui habitaient des appartements un peu pourris, ils ont tous bloqué leur compteur et mis des chauffages électriques – tous les copains ont fait ça, hein. (Michel, technicien, et Véronique, agent technique d’entretien, arrivés sur les Pentes en 1982 comme locataires)’

Les avantages ou inconvénients des logements – confort, esthétique – se résolvent alors dans cette seule variable économique ; l’allure du logement leur importe peu, pourvu que celui-ci soit abordable et au cœur de cette vie sociale locale. Pour ceux qui cherchent à acheter, les critères esthétiques et symboliques passent également bien après le prix et la centralité du quartier :

Et en fait, qu’est-ce que vous cherchiez ?
Euh ben on cherchait simplement à se loger, parce qu’on avait un atelier qu’on habitait, qui était en même temps une habitation, on a cherché simplement un minimum de confort. […]
Et quand vous avez précisé un peu ce que vous vouliez, votre budget…
Oui, on a dit qu’on n’avait pas d’argent, c’est aussi simple que ça. On avait très très peu de moyens, donc c’est ça qui nous a limités. C’est vrai que c’était dans les moins chers. […] Maintenant on l’a complètement transformé, mais au début c’était une pièce carrée qu’on a divisée. Là c’était une pièce atelier, et puis là il y avait un lit, on mangeait ici, et puis… voilà. C’était le minimum, mais pour nous c’était bien déjà ! Je veux dire, on ne concevait pas d’avoir le luxe. (Claudine, enseignante d’arts appliqués, arrivée en 1970 dans les Pentes, propriétaire) ’

Les travaux effectués visent davantage à obtenir « un minimum de confort » qu’à mettre en valeur l’ancienneté du lieu. Par exemple, Claudine et son mari coulent une chape de béton et posent de la moquette par-dessus les anciennes tomettes, que les jeunes croix-roussiens s’évertueront quelques années plus tard à faire réapparaître. Michel et Véronique, après avoir acheté l’appartement qu’ils louaient, refont les peintures, fabriquent des mezzanines et installent le chauffage central. S’il y a une dimension symbolique dans les travaux que ces acquéreurs effectuent, elle réside plus dans l’affirmation de goûts et de normes d’usage relativement novateurs, qui se démarquent à la fois des goûts populaires et du style bourgeois traditionnel : aménagement de la cuisine comme pièce de vie et rejet de la salle à manger, qui reflètent une remise en cause de la distribution sexuelle des tâches et des pièces afférentes ; rejet du luxe et du clinquant, matériaux solides et pas précieux… En même temps, quelques-uns apprécient l’historicité des lieux, les traces à la fois de la grande histoire et d’histoires individuelles :

‘C’est des vieux immeubles, hein, c’est tout un quartier des Chartreux, là, hein, donc c’était des couvents. Quand on va vers notre salle de bain, il y a encore des parties de murs, on sait que c’est une architecture ancienne qui est liée à l’architecture des Chartreux. La culture à Lyon elle est quand même très religieuse. De l’autre côté il y a Fourvière, il y a Saint Bruno, les Chartreux… oui c’est intéressant de savoir qu’il y a eu une vie un petit peu religieuse et puis ésotérique. Il y a quand même un mystère ! […] Oui, moi j’ai vraiment ressenti quelque chose de positif, ici. Et puis de savoir que quelqu'un a vécu toute sa vie là-dedans, c’est quelque chose de positif, un peu comme des ondes, hein, des choses qui nous traversent. Moi je suis assez réceptive à ça. Je rentre dans un lieu, je me sens bien ou pas bien. Et là ici je me suis sentie bien. (Claudine)’

Ils évoquent toutefois plus souvent cette histoire religieuse que l’histoire ouvrière, que seul Yves évoque (cf. supra) – mais il s’installe pour sa part dans une ancienne « villa » dont il met en valeur l’architecture bourgeoise. Ils sont donc déjà sensibles à l’historicité des lieux, mais pas spécialement au « style canut » qui n’existe pas encore. L’évocation des canuts se fait davantage à travers les discours que par l’architecture. C’est frappant dans le cas de Valérie et de ses amis militants libertaires : l’immeuble collectif qu’ils fondent prend le nom des ouvriers de la soie, mais l’aménagement des logements ne met pas particulièrement en avant l’ancienne occupation des lieux.