4.1.2 Les années 1990-2000 : la fabrication et la valorisation du « canut » comme bien immobilier

Parmi nos enquêtés, un tournant apparaît clairement au début des années 1990. A partir de cette date, tous racontent leur recherche de logement en spécifiant d’abord leur exigence d’un appartement ancien. Qu’ils en soient les « diffuseurs » ou les héritiers, tous partagent les « valeurs nouvelles » mises en évidence par J. Remy (1983) et A. Bourdin (1984) et déjà évoquées à propos du choix du quartier (rejet de la rationalité, du confort et de la standardisation, affirmation de la logique de la signification contre celle de l’utilité, valorisation de ce qui a traversé le temps, qui prouve ainsi sa solidité et sa résistance aux agressions de la modernité, recherche de « naturalité ») :

‘J’ai habité que des apparts anciens. Parce que j’aime pas les… j’aime pas les immeubles modernes tout carrés, bas de plafond, tout rectangle et tout ; j’aime bien quand c’est un peu tordu, pas complètement rationnel et tout ça… (Damien, ingénieur environnement secteur associatif, arrivé en 2004, propriétaire)
Je ne suis pas adepte du… du récent, ou des années soixante, quoi, j’aime autant... J’aime bien rechercher – j’aime bien, c’est vrai, tout le côté familial, les maisons familiales, retrouver le côté un peu rustique, pas forcément nickel-carré d’un appartement neuf aux normes, et au confort… aux normes actuelles, quoi. (Laurent, ingénieur, arrivé en 2003, propriétaire)
Mais je crois qu’on est assez attachés au cachet, au détriment de la fonctionnalité. (Fabien, cadre à la protection judiciaire de la jeunesse, arrivé en 2004, propriétaire)
Ma vie idéale, tu vois, plus tard, en famille, c’est dans une maison en pierres, vieille. Parce que les maisons neuves c’est trop moche et sans charme, tellement sans charme que j’aurais peur de ne jamais sentir de charme à l’intérieur. Donc en pierre ou en bois, mais vieux. Avec un potager. (Emilie, cadre B affaires sanitaires et sociales, arrivée en 2005, locataire)
[Le moderne] ça fait faux logement ; ça fait carton, ça fait pas durable, quoi. (Antoine, chargé de communisation secteur associatif, arrivé en 2004, propriétaire)’

Parmi les « jeunes croix-roussiens » qui héritent de ces valeurs, ce goût pour l’ancien renvoie à des images légèrement différentes selon la trajectoire sociale. On retrouve la distinction entre, d’une part, les descendants généalogiques de membres des « nouvelles classes moyennes », qui cherchent à reproduire dans leur logement les sensations associées aux expériences enfantines ; leurs références sont souvent de grandes maisons anciennes réhabilitées par leurs parents. D’autre part, pour les gentrifieurs aux origines plus modestes, accéder à un logement ancien semble entériner l’ascension sociale. Aux logements modernes sont associés « des matériaux de mauvaise qualité, des cloisons trop fines, des façades en carrelage » (Fabien) ; leurs logements anciens de référence sont les immeubles haussmanniens parisiens (Fabien) et marseillais (Nathalie).

Lorsqu’ils arrivent à Lyon, les gentrifieurs des années 1990, qui ont souvent habité dans des quartiers anciens à Paris (le Marais notamment), identifient à la Croix-Rousse une architecture historique spécifique, qu’ils intègrent à ce mouvement général de mise en valeur de l’ancien et du patrimoine :

‘On avait trouvé ça très original en fait ; parce que c’est vrai que les appartements de canuts c’est vraiment très spécifique et venant de Paris on n’avait jamais vu des appartements comme ça, très hauts de plafond… (Corinne, assistante sociale, arrivée en 1991, propriétaire)’

C’est dans ces entretiens avec d’anciens parisiens que le terme « canut » désigne pour la première fois un type de bien immobilier, immeuble ou appartement :

‘Alors pour le coup c’était un vrai canut, […] un vieil immeuble canut, classé Bâtiment de France ; en fait il y avait deux immeubles et il y avait une cour pavée au milieu qui était classée aussi. Donc c’était un très bel ensemble, avec des escaliers en pierre – bon, comme beaucoup de canuts d’ailleurs, hein. (Corinne)
Il était typiquement canut, avec une grande pièce à vivre et une cuisine aménagée dans un coin, une chambre séparée et puis une chambre d’amis en mezzanine, des murs en pierres apparents, très haut de plafond… avec un plafond à la française. Par contre c’était pas du parquet, c’était du carrelage. (Mathilde, femme au foyer, arrivée en 1996, propriétaire)’

Le terme « canut » ne désigne plus les ouvriers de la soie, il désigne le logement ancien lyonnais typique, un « produit » immobilier local, comme l’explique Damien, qui a dû spécifier ce critère sur le site Internet où il a fait sa recherche :

‘C’est une autre possibilité que tu peux mettre comme critère, sur le quartier, c’est de dire je veux du style canut, ou je veux du style bourgeois, ou je veux du style moderne. En gros dans le bas des Pentes tu trouves du style bourgeois, avec des moulures au plafond et des choses comme ça, et dès que tu montes un peu tu trouves beaucoup plus de style canut, avec ces plafonds là, des grosses poutres carrées et des plafonds à la française, qu’on voit ou qu’on voit pas. (Damien, ingénieur environnement secteur associatif, arrivé en 2004, propriétaire)’

Bien valorisé symboliquement et économiquement, les canuts deviennent à la fois un habitat classant et un placement sûr, ce qui explique le développement d’une logique d’investissement262. Les gentrifieurs des années 2000 ont de plus en plus de mal à en trouver sur le marché immobilier. Ce qui est recherché, ce n’est pas l’originalité ni la singularité mais au contraire le « canut-type ». Les enquêtés sont d’ailleurs conscients que cet habitat a été produit de manière standardisée.

‘Les canuts, c’est du standardisé ; ils sont tous pareils, quoi. Ils font tous à peu près la même profondeur, ils ont tous le même diamètre de poutre, ils ont tous les même hauteur de fenêtre, ils ont tous été construits à la même époque, ils ont tous le même sol, enfin ils sont tous pareil, quoi. […] C’est du HLM de 1830 ! (Damien)’

Ils sont également conscient du caractère standardisé des rénovations qui y sont faites ou qu’ils entreprennent eux-mêmes (cloisons intérieures abattues, poutres mises à nu, boiseries sablées, parquets ou tomettes rénovées, murs en pierres apparentes, mezzanine en bois) qui participent bien à la normalisation et à l’homogénéisation qui accompagnent « l’invention » de ce patrimoine (Bourdin, 1984). Le « canut » devient « ce produit [caractérisé] par une coque et un environnement anciens associés à une cellule qui ne se distingue de celles que l’on produit actuellement que par quelques signes d’ancienneté » (Bourdin, 1979, p. 21). Les rénovations, qui doivent mettre en valeur ces signes d’ancienneté, représentent un enjeu d’autant plus important ; c’est sur ce point que les habitants de « canuts » vont se distinguer les uns des autres.

Les gentrifieurs des années 2000, qui achètent ou louent le plus souvent des biens déjà rénovés, sont souvent critiques à l’égard de leur logement. Sont incriminés les particuliers, gentrifieurs des générations précédentes, qui ont parfois fait passer le confort avant l’esthétique (comme Corinne, arrivée au début des années 1990, qui par-dessus les anciennes tomettes a fait un ré-agréage en béton recouvert de coco) et surtout les investisseurs et les propriétaires bailleurs, qui ont rapidement rénové ces logements avant de les revendre ou des les louer : ils en ont amélioré le confort mais n’ont pas mis en valeur les éléments les plus anciens comme les poutres (le sablage étant une opération lourde et coûteuse). On rencontre souvent ce type de jugement, empreint de contradictions (mettre a nu les poutres diminue l’insonorisation, comme de nombreux gentrifeurs en font la découverte après coup) :

‘Ce qui me plaît, c’est que […] c’est très bien insonorisé – pas par rapport à la rue parce que c’est pas du double vitrage, mais la rue est plutôt calme – mais c’est bien insonorisé par rapport aux voisins, ce que j’apprécie vraiment beaucoup, vu que je ne dors pas bien, c’est précieux. Ce qui est bien aussi c’est que la propriétaire nous a laissé la cuisine équipée, donc elle est fonctionnelle. Je déteste la chambre sans fenêtre… et le prix.
Et sinon, au niveau de l’aménagement, de la déco… c’était déjà comme ça ? où vous avez changé des choses ? les murs…
C’était déjà tout comme ça, en fait la propriétaire a fait des travaux pour refaire tout l’appart avant de le louer. Donc ben, les murs… en fait, comme j’ai habité dans une maison vieille et toute de guingois, je trouve que ça manque de charme. J’aimerais mieux qu’il y ait des poutres au plafond, des vieilles pierres… J’aurais préféré un vieil appart. J’aime bien les mezzanines – à vivre, pas juste pour dormir. J’aime bien les apparts du quartier avec des poutres. Bien sûr, j’aurais bien aimé ça. ici je trouve ça trop neuf. (Emilie, cadre B affaires sanitaires et sociales, arrivée en 2005, locataire d’un appartement ancien rénové)’

Les acquéreurs vont donc le plus souvent refaire des travaux pour améliorer certains points. Les plus exigeants préfèrent trouver un logement qui n’a pas encore été rénové (ce qui devient rare dans les années 2000) et le refaire entièrement eux-mêmes. Les récits d’une enquêtée montre bien en quoi la réhabilitation est re-création d’un « nouveau logement ancien ». Brigitte a acheté en 1994 un appartement ancien en haut des Pentes, partageant les critères de jugement des autres enquêtés :

‘Je ne voulais pas de neuf, non. Parce que j’avais envie d’un logement avec une âme, quoi. Je trouvais que les logements neufs n’avaient pas d’âme, et je le trouve encore, d’ailleurs, hein, c’est mon goût. Et au niveau du confort, du bien-être intérieur, je préfère vivre dans de l’ancien que dans du neuf. Les matériaux de construction ne sont pas les mêmes… (Brigitte, professeure de technologie, arrivée en 1990, propriétaire)’

Mais le logement est entièrement vidé, les cloisons démolies, les murs et les plafonds mis à nu :

‘Il ne restait plus rien que les murs et les fenêtres. Il ne restait vraiment plus rien. […] On se retrouvait avec un plateau : « qu’est-ce qu’on va en faire ? ». C’est pas évident.’

Finalement seules les poutres sont laissées à nu. Les murs en pierre sont isolés, enduits, peints. Les sols sont refaits en « nouveau parquet ancien » : le plancher en chêne du salon est décloué planche par planche, poncé, recoupé, taillé pour le mettre dans le couloir et les chambres où les tomettes s’avèrent irrécupérables ; dans le salon, une chape de béton est coulée, un nouveau plancher est réalisé à l’aide de planches de chênes récupérées ailleurs. Pour ceux qui achètent et rénovent dans les années 2000, les matériaux utilisés ont une importance capitale : vraies tomettes, parquet de chêne… Ils vont les récupérer ailleurs, les déplacent d’une pièce à l’autre etc ; il s’agit de réaliser « un compromis entre confort et esthétique », comme le dit Brigitte, et non de retrouver le « véritable » appartement ancien, qui au demeurant n’existe pas (est-ce celui des précédents occupants, même très âgés ? il est souvent bricolé à l’aide de matériaux de mauvaise qualité, comme ces couches de papier journal que Marianne retrouve dans l’épaisseur du mur). Les travaux plus ou moins importants réalisés par les enquêtés produisent deux types de logements, au style plutôt bourgeois moderne ou plutôt rustique (cf. photos figures 5-3 à 5-5), selon les modèles de logements anciens de référence (maison ancienne à la campagne, appartement parisien). Les travaux sont aussi l’occasion pour les militants écologistes de mettre en œuvre les solutions énergétiques qu’ils prônent dans leur travail ; Damien et Antoine se lancent ainsi dans des travaux de très grande envergure, où le respect de l’esthétique ancienne se double d’une exaltation des matériaux naturels et cache des dispositifs de chauffage ou d’isolation très innovants.

Figure 4-3 : Des appartements canuts rénovés (1)
Figure 4-3 : Des appartements canuts rénovés (1)
Figure 4-4 : Des appartements canuts rénovés (2)
Figure 4-4 : Des appartements canuts rénovés (2)
Figure 4-5 : La réunion d’anciens ateliers de canuts en un seul appartement : abattre les cloisons, mettre à nu les poutres, les tomettes et les pierres murales
Figure 4-5 : La réunion d’anciens ateliers de canuts en un seul appartement : abattre les cloisons, mettre à nu les poutres, les tomettes et les pierres murales
Notes
262.

Pour certains « pionniers », cette valorisation est une aubaine. Ainsi Véronique et Michel ont pu acheter en 1987 l’appartement qu’ils louaient pour « une bouchée de pain » (80 000 F) (la propriétaire âgée souhaitait se débarrasser de bien qui ne lui rapportait rien) ; ils le revendent en 1990 pour 250 000 F, ce qui leur permet de racheter un logement plus grand dans les Pentes, qu’ils rénovent eux-mêmes.