4.2 De l’usine reconvertie au loft : de nouveaux canons esthétiques dans l’ancienne banlieue rouge

Dans le Bas Montreuil, l’équivalent des appartements canuts commence à se dessiner au moment où nous entamons notre recherche : les « lofts » montreuillois font leur apparition dans les articles des magazines consacrés à l’immobilier de la petite couronne et commencent à se vendre cher dans les agences. Dans un article du Parisien de 2003 consacré aux parisiens qui s’installent en banlieue, les nouveaux Isséens habitent « typiquement » dans un appartement neuf et les nouveaux montreuillois dans une ancienne usine qu’ils ont eux-mêmes transformée. Autant le « canut » représente une forme locale du « logement ancien » comme nouveau produit immobilier, autant le loft est une forme urbaine qui s’est diffusée à une échelle nationale et internationale. Plusieurs auteurs ont souligné la transformation du rapport au loft qui a accompagné cette diffusion : d’abord utilitaire et « authentique », propre aux artistes puisqu’il répondait à leur revendication d’un espace unique de résidence et de travail, il serait devenu consumériste pour un ensemble plus large d’habitants à la recherche d’un « habitat distinguant » (Biau, 1988), d’un « espace domestique d’avant garde » (Podmore, 1998 ; Vivant, 2006, p. 260). Véronique Biau a montré comment, en France, la presse magazine a contribué au cours des années 1980 à faire de cet « espace architectural spécifique » un « bien classé », « présenté comme l’habitat spécifique des professions artistiques ou para-artistiques, intellectuelles éventuellement » (Biau, 1988, p. 152). Il nous semble que le début de la gentrification dans l’ancienne banlieue rouge (à Montreuil mais aussi à Malakoff et à Ivry) a donné un second souffle à la constitution du loft comme bien « classé, donc classant » (Bourdieu, 1979) et à sa diffusion comme produit immobilier valorisé. Une autre esthétique propre à ces nouveaux quartiers gentrifiés se mettrait donc en place, en parallèle du goût pour les appartements anciens, et toucherait non seulement les anciens locaux industriels mais aussi les maisons de ville, et toutes sortes de locaux pouvant être convertis en « surfaces atypiques ». Dans cette évolution, se mêlent des effets de génération (via la transformation des valeurs vue au chapitre 3) et de « générations de gentrifieurs » (via les effets des expériences résidentielles des premiers gentrifieurs sur le tissu urbain et sur les projets résidentiels de leurs successeurs). Ce processus est lisible dans les récits que font « pionniers », « convertisseurs » et « suiveurs » du choix de leur logement (qui est aussi parfois, on l’a vu, leur lieu de travail), de ce qu’ils en attendent et de ce qu’ils en font.