Pour les « pionniers », le détournement d’anciens locaux industriels répond à des objectifs à la fois pratiques et idéologiques. Ces vastes locaux doivent leur permettre de mettre en œuvre leurs projets résidentiels particuliers. Le mari de Monique est comédien et veut disposer d’une salle de répétition où accueillir sa compagnie ; à l’étroit dans Paris, il trouve dans le Bas Montreuil une ancienne maison transformée en local d’activité et agrandie d’un petit entrepôt par une société. Luc est également comédien et trouve avec un groupe de décorateurs une ancienne teinturerie où aménager des ateliers et une salle de répétition. Francine et son conjoint, producteurs et réalisateurs de films documentaires, sont chassés de Paris où ils louaient des locaux avec trois autres sociétés spécialisées dans l’audiovisuel ; ils ont besoin de 600 mètres carrés pour pouvoir continuer à travailler groupés, et trouvent une ancienne fabrique de pianos assez grande pour accueillir leurs bancs de montage, de mixage, leurs bureaux et un appartement. Marc et Agnès n’ont pas eu à chercher : comme Luc, ils prennent part à un groupe qui a déjà trouvé une ancienne usine. Dans leur cas, il s’agit d’un projet d’habitat groupé autogéré, regroupant une dizaine de ménages qui souhaitent rester près de Paris. Acheter une ancienne usine leur permet d’obtenir une parcelle importante en proche banlieue ; conserver les murs permet en outre d’économiser sur la construction du gros œuvre, tout en ayant la possibilité d’intervenir sur la conception des espaces263. Edith est plasticienne et souhaite avec deux amis artistes mettre en place un lieu de vie et de travail collectif, où d’autres artistes extérieurs seront bienvenus ; ils achètent à trois une ancienne fonderie de 750 mètres carrés.
Dans tous ces cas, le choix d’un local d’activité ne relève pas seulement de raisons pratiques et économiques. Il découle certes des contraintes liées à leurs choix professionnels (qui nécessitent de vastes espaces dont la location serait incompatible avec leurs faibles revenus), mais aussi de façons de travailler (et de vivre, pour Marc et Agnès) qui font une large place au collectif. Ces « lieux » sont tous semi-publics et accueillent régulièrement des personnes qui n’y vivent pas – pour travailler, se réunir, faire des fêtes, etc. A cette dimension collective, s’ajoute dans deux cas une dimension idéologique explicitement formulée par les enquêtés : leurs lieux sont au service d’un rôle politique qu’ils souhaitent jouer à l’égard de la société. Dans le cas de Marc, le projet est typique des démarches des « aventuriers du quotidien » puisqu’il s’agit de promouvoir par l’expérimentation quotidienne des rapports sociaux alternatifs au modèle dominant. Inscrit dans le cadre du MHGA, il en met en œuvre les principes : autogestion tout au long de la conception des opérations ; construction d’espaces communs pour développer une vie sociale commune ; ouverture vis à vis des sociétés locales ; culture valorisant la prise en compte des différences (Bonnin, 1983; Bacqué, Vermeersch, 2007). La dimension politique du projet se lit dans la publicité qui en est faite sur les murs de l’usine (cf. figure 5-4). L’habitat groupé permet aussi de mettre en œuvre certains principes éducatifs (la moitié environ des participants a un enfant l’année suivant l’emménagement) : faire grandir les enfants ensemble et les habituer tôt à la fois à la vie en collectivité et à une ouverture sur la société locale.
Source : archives privées de l’enquêté, photo reproduite avec son autorisation
Dans le cas d’Edith, le projet répond au triple choix « d’un mode de vie, d’une idéologie et d’un travail » qui sont selon elle intrinsèquement liés et constitutifs de la démarche artistique. Il s’agit tout d’abord de « vivre et travailler au même endroit ». Il s’agit aussi de promouvoir dans le travail les échanges transdisciplinaires, avec ses deux amis habitant le même lieu mais aussi avec de nombreux artistes invités à venir profiter de l’atelier. Il s’agit enfin de s’engager auprès de la communauté des artistes et notamment des plus jeunes, et de les aider dans le choix difficile qu’ils font, qui est selon elle celui d’une place spécifique dans la société, provoquant à la fois fascination et rejet :
‘Parce que la position artistique – que ce soit théâtre, musique, ou autre – l'artiste et la position artistique, c’est une zone extrêmement particulière dans une société. C'est l'acceptation de quelque chose entre l'ordre du sublime et de l'infâme, du Dieu et du moins que rien, qui exerce une fascination face à ceux qui ne le sont pas, parce que ce sont des registres qui jouent entre le côté pulsionnel de surgissement de tous les comportements humains et la capacité de les maîtriser (Edith).’Son « lieu » à la fois professionnel et résidentiel, public et privé, est le vecteur de ce projet à la fois personnel, professionnel et politique. Les espaces semi-privés de vie et de travail des trois amis sont disposés autour d’un jardin commun. Dans son atelier, Edith travaille la sculpture, la peinture et la céramique et accueille des musiciens et des artistes de cirque extérieurs qui viennent s’entraîner là, permettant une « communication de créativité », des échanges féconds et conviviaux. C’est aussi un espace de solidarité professionnelle qui dépasse les échanges artistiques : il sert de lieu de répétition, mais aussi de scène pour artistes débutants (des « soirées cabarets » ouvertes au public sont organisées et peuvent rassembler plus de 200 personnes), ainsi que de pied-à-terre pour un réseau de jeunes artistes en tournée et de lieu d’hébergement de plus longue durée ceux qui ont des difficultés de logement.
‘On leur demande la peau du cul pour l’entraînement, pour se loger aussi, et ils bougent tout le temps […]. Donc c’était un peu mon but, c’était un peu un truc promotionnel par rapport aux jeunes ; parce qu’ils me touchent, parce que leur travail me touche, parce que ça correspond à mes réflexions par rapport à… au but de mon existence, en gros, et puis voilà. [silence] Et à ce que j’ai envie de défendre. (Edith)’Ce lieu est enfin l’occasion, comme pour Marc et son groupe, de mettre en place un fonctionnement et des rapports sociaux qui traduisent quelques principes forts : le caractère non figé du découpage et de l’usage de l’espace et du temps, avec une relative séparation entre espaces privés et espaces publics mais une porosité totale entre travail et hors-travail ; le non-respect des normes de sécurité et des règles administratives et juridiques extérieures au lieu ; à l’intérieur, le respect de règles non écrites, avec un primat du dialogue sur la règle ; le désintérêt économique, la confiance et l’entraide au sein du réseau artistique fondé sur l’interconnaissance ou la recommandation ; le primat de l’activité artistique sur la recherche du confort matériel ; l’ouverture sur le quartier et l’accueil de publics locaux. Ces principes et règles de fonctionnement se transmettent au sein du réseau d’artistes qui y séjournent, tout comme les doubles des clés :
‘Je sais qu’il y a toute une série de clés qui sont en circulation, et qu’il n’y a jamais eu aucun problème. Et quand ils m’appellent : « bon tu sais, je crois que j’ai encore une clé ». « OK, bon ben écoute tu sais comment ça se passe, là il y a un panier, il y a des draps, des trucs »… Voilà. L’autre jour, le soir de la fête, moi je descends le matin il y en avait deux qui dormaient là. […] Ca fait partie de l’histoire, ça ne me gêne pas, ils sont au courant – ou mis au courant par les autres copains – du lieu ; donc ils dorment ici, ils savent où sont les couettes et les draps, bon et puis le matin on fait un café, ils repartent, et puis voilà. (Edith)’Même à propos de ces deux cas, nous pouvons parler d’un rapport utilitaire aux locaux industriels, dans la mesure où ces projets auraient pu se déployer dans d’autres espaces. Plus précisément, l’usine comme forme architecturale ne suscite pas d’intérêt particulier, pas plus que l’histoire de chacun de ces bâtiments, que les enquêtés n’hésitent pas à largement détruire quand c’est nécessaire264. Dans aucun de ces cas la transformation de l’ancienne usine n’était un objectif en soi et aucun de ces enquêtés ne semble dans son projet inspiré par l’image du loft qui se diffuse alors. La forme que prend leur logement traduit certes des façons de vivre et de travailler spécifiques et présente de ce fait une dimension symbolique ; c’est particulièrement clair pour les artistes (Luc, Edith) dont « le style de vie […] est toujours un défi lancé au style de vie bourgeois, dont il entend manifester l’irréalité voire l’absurdité, par une sorte de démonstration pratique de l’inconsistance et de la vanité des prestiges qu’il poursuit » (Bourdieu, 1979, p. 60). Mais ces styles de vie sont, comme le dit Edith, liés au choix d’une idéologie et d’un travail, pas d’un bâtiment qui n’en est que le reflet. Dans le lieu de Francine, le « style de vie » semble surtout organisé autour du travail : les bureaux et les bancs de montage et de mixage occupent l’essentiel du bâtiment, pas du tout décoré ; le logement est très simple et fonctionnel. Dans la cas de Marc et Agnès, ce n’est pas dans le logement, somme toute plutôt classique (chambres séparées, mobilier ancien, piano et bibliothèque), que ce style de vie s’incarne, mais dans les espaces collectifs (jardin, salle de réunion, halle de jeux).
Sources : archives personnelles de l’enquêté, photos reproduites avec son autorisation
A cette époque, la plupart des habitats groupés autogérés de la région parisienne ont choisi de construire des logements neufs, leurs habitants étant intéressés par la conception de leur habitat. La reconversion d’anciennes usines ne fait par partie d’une « esthétique MHGA ».
Marc et son groupe ne gardent de l’ancienne usine que les murs.