4.2.2 Les « convertisseurs » : la prépondérance des visées esthétiques

C’est à partir du milieu des années 1990 que l’usine à reconvertir (puis reconvertie) devient un bien immobilier recherché non plus pour des raisons pratiques et idéologiques, mais pour des raisons esthétiques et symboliques. Les « convertisseurs » puis les « suiveurs » (les nouveaux montreuillois du milieu des années 2000) sont nombreux à vouloir habiter dans ce type de bâtiment alors même qu’ils n’en ont matériellement pas besoin pour déployer leur activité. Hugo et Julie, graphistes, travaillent seuls et n’ont pas besoin d’un local très vaste ; Rémi, chef-opérateur, Noémie, enseignante, et Tiphaine, urbaniste, n’ont pas d’autre projet que celui de la vie de famille. Inversement, ceux qui souhaitent pouvoir vivre et travailler au même endroit ne cherchent pas systématiquement d’anciens locaux d’activité : Jean, producteur, Martine, sculptrice, Lilas et Loïc, photographes, se dirigent plutôt vers des maisons à rénover. Dans leurs projets résidentiels, la dimension collective et l’ouverture au public ont disparu pour laisser place à des espaces domestiques classiques, centrés autour de la famille nucléaire.

Ce choix résidentiel n’est donc plus lié ni à des besoins pratiques ni à la volonté de mettre en œuvre dans la vie quotidienne des convictions idéologiques. Il relève d’une attirance pour des images et des symboles, que les projets de leurs aînés ont nourries. Ils sont plusieurs à connaître les lieux de Marc et d’Edith mais en ont une image déformée : l’usine d’Edith nous est présentée par des gentrifieurs plus jeunes comme un squat (et non pas comme un lieu occupé légalement) dédié uniquement au travail artistique (et non à l’habitation) ; l’habitat groupé de Marc est surtout connu comme l’une des premières usines du Bas Montreuil à avoir été transformée en logements avec l’aval de la mairie, la dimension communautaire et militante ayant quelque peu disparu dans cette réputation. Ces deux lieux symbolisent bien plus les possibilités immobilières offertes pendant un temps par le Bas Montreuil que les revendications idéologiques de leurs fondateurs. Nul ne fait référence aux idées d’autogestion, de communauté, de refus des cadres bourgeois de la famille ou du travail – sauf, parfois, pour indiquer en quoi leur démarche s’en écarte, comme Rémi qui s’est installé avec deux autres couples ayant de jeunes enfants dans un ancien garage transformé en trois lofts :

‘Il y a eu des heurts, parce que la voisine, Camille, en fait j’ai compris après que elle, elle avait une vision vachement idéalisée de la copropriété, où ça serait comme une espèce de communauté, un peu du genre où chacun soit tout le temps chez l’autre… Elle aurait voulu un truc comme ça… un peu comme on voyait les communautés dans les années 70. Je pense qu’elle a vu ça comme ça. Elle s’est dit « ça va être comme ça, ça va être génial » et… elle est un peu redescendue, elle est un peu retombée, par rapport à ça. Parce que effectivement, on a tous besoin de notre intimité et moi je ne considère pas – si tu veux, voilà, j’ai pas mis de poignée à ma porte parce que j’ai pas envie que n’importe qui rentre comme ça, même si c’est des gens que je connais… (Rémi, chef-opérateur intermittent, arrivé en 2002, propriétaire)’

Peu importe que dans l’habitat groupé de Marc les gens frappent avant d’entrer, la référence à ces expériences communautaires effraie Rémi. La gestion des espaces communs reflète aussi cette absence de projet collectif : chacun ayant essayé, sans succès, d’annexer à sa partie la cour commune, celle-ci reste désormais vide et très peu utilisée. Cela contraste avec la richesse des usages des espaces communs et leur gestion concertée dans l’habitat groupé de Marc.

‘D’ailleurs c’est pas une mauvaise idée, hein ! Nous on y a pensé, de faire une espèce de – dans la partie commune, de créer une pièce où on mettrait les machines, au lieu d’avoir chacun sa machine à laver, on mettrait une seule machine. On y a pensé un instant. Mais, bon je ne sais pas pourquoi, est-ce qu’on est trop égoïstes, est-ce qu’on est trop individualistes, je ne sais pas, mais on n’a pas… on n’a pas… on n’a pas continué dans cette direction. (Rémi)’

La proximité permet de s’entraider, par exemple pour les gardes d’enfants, mais à la manière de voisins : il n’y a pas de projet éducatif particulier associé à cette forme d’habitat. Enfin les trois couples ne donnent aucune portée politique à leur choix résidentiel et n’ont pas de projet vis-à-vis du quartier ; ils tiennent d’ailleurs à leur discrétion dans un quartier où les cambriolages leur semblent fréquents.

L’absence de dimension collective et idéologique n’ôte pas pour autant son sens au fait d’acheter et de transformer un ancien bâtiment industriel : le bâtiment et sa transformation valent pour leurs dimensions esthétique et symbolique. Rémi raconte l’histoire du lieu265 (contrairement à Marc ou Edith) et accorde de l’importance à son ancienneté ; si l’ensemble a été acheté avant tout « parce que c’était une bonne opportunité, un rapport prix/grandeur hyper intéressant par rapport à Paris », il n’était pas question d’en démolir tout ou partie pour construire du neuf (ce qui aurait probablement pourtant réduit les coûts) :

‘Ah non, non ! Personne n’a envisagé ça, jamais ! Parce que t’as vu, il y a quand même un certain cachet ! Je veux dire, on est quand même dans de l’ancien, ici ! Moi le charme de l’ancien, c’est un truc auquel je suis sensible, effectivement. (Rémi)’

L’aménagement intérieur très soigné, fruit d’un important investissement personnel, traduit l’importance de la dimension esthétique, absente chez Marc, Yves, Valérie ou Edith : prédominance du blanc, lignes épurées, jeux de niveaux, matériaux bruts, originalité des objets et de leur disposition (objets de récupération, mobilier signé des années 1950) ; l’aménagement et la décoration renvoient à l’idéal-type du loft incarné par SoHo (Biau, 1988). Mais alors que l’éclairage zénithal, les murs blancs ou les vastes proportions avaient à SoHo comme chez Edith une fonction pratique, ici leur fonction est purement symbolique : ils permettent à Rémi d’exprimer une identification avec ces artistes et leur mode de vie, c'est-à-dire de citer, via un dispositif matériel, la « critique artiste » (Boltanski, Chiapello, 1999) sans pour autant la mettre en œuvre (le loft sert uniquement de logement familial). La critique est toutefois vidée de sa substance, dans la mesure où le loft est devenu un bien de consommation valorisé : Rémi retire à la fois des « bénéfices de distinction » (Bourdieu, 1979) et des bénéfices économiques potentiels de cette forme architecturale.

Les « convertisseurs », qui arrivent entre 1993 et 2003, sont en fait mus par des raisons à la fois économiques, pratiques, symboliques et éthiques que nous explorerons en détail au chapitre 6. En effet, leurs acquisitions266 – d’anciennes usines, mais aussi des maisons de ville « pourries » – prennent sens dans leurs trajectoires. S’y mêlent une logique de consommation et une logique de coproduction qui méritent d’être davantage expliquées. Tous, en tous cas, transforment leur bien immobilier selon une esthétique composite où se mêlent le goût pour l’ancien (Remy, 1983 ; Bourdin, 1984) et l’esthétique du loft (Zukin, 1982 ; Podmore, 1998).

Leurs réalisations, la médiatisation de ces « opportunités » immobilières et de ces nouveaux types de biens attirent à leur tour une population encore plus large de domestic tenants dans un rapport cette fois tout à fait « consumériste » (Podmore, 1998). Encore peu nombreux au moment de notre enquête, ces enseignants, cadres et autres professions culturelles plus fortunées n’acceptent de franchir le périphérique qu’à la condition de pouvoir se loger dans ces « biens atypiques » désormais vendus en agence et parfois même produits par des promoteurs ; ils sont prêts pour cela à débourser bien plus que les « convertisseurs »267. C’est le cas d’Alice, qui après avoir déjà vécu dans un loft dans le 20ème arrondissement, déménage pour une maison du Bas Montreuil que revend un « convertisseur » en rupture conjugale, après l’avoir rénovée selon les canons à la fois du loft et de l’ancien (parquets bruts, murs de pierres apparentes, cuisine ouverte sur une vaste pièce principale aux cloisons abattues). C’est aussi le cas de Tiphaine, urbaniste, et de son mari consultant financier, qui acceptent l’idée de venir habiter à Montreuil parce qu’ils ont l’opportunité d’acheter un loft qui doit être aménagé par un promoteur. On verra toutefois que ces biens ne sont pas encore suffisamment nombreux et standardisés pour que les transactions se passent toujours bien ; ainsi Tihpaine et son mari devront renoncer au loft et se « rabattre » sur une maison ancienne. Au milieu des années 2000, les filières de production ne sont pas encore suffisamment rodées pour permettre à des « jeunes gentrifieurs » comme ceux des Pentes de venir et d’acheter facilement ces biens valorisés dans les magazines.

Comment, à partir de biens immobiliers désaffectés, délabrés, dépréciés, est-on passé à cette logique de produit, identique à celle qui a fait des anciens appartements des canuts un type de bien immobilier valorisé sur le marché lyonnais ? La diffusion d’une image idéal-typique du loft dans les média ne nous semble pas suffisante pour expliquer ce phénomène. Il nous semble que le travail de conversion et de reclassement effectué par les convertisseurs a contribué à l’émergence de ce marché de lofts et de maisons rénovées qui s’est développé à Montreuil, Malakoff et Ivry et s’étend aujourd'hui à Pantin, Aubervilliers ou Gentilly. Nous étudierons en détail les ressorts et les modalités de ce travail au chapitre 6, en ayant au préalable souligné les effets d’un contexte particulièrement favorable (chapitre 5).

Figure 4-8 : Un bâtiment industriel converti en habitation (août 2009)
Figure 4-8 : Un bâtiment industriel converti en habitation (août 2009)
Figure 4-9 : Des locaux d’activité et des maisons de ville rénovés (mai 2008)
Figure 4-9 : Des locaux d’activité et des maisons de ville rénovés (mai 2008)
Notes
265.

L’histoire racontée est d’ailleurs sélective, comme dans tout processus de « patrimonialisation » : Rémi évoque un inventeur et aventurier qui aurait vécu là mais ne dit rien de la vie du garagiste qui lui a succédé.

266.

Notons que les « pionniers » ne souhaitaient pas tous acheter : Luc et Francine par exemple sont locataires.

267.

Alice achète 400 000 euros sa maison de 180 m2 en 2004 ; en 2008, Tiphaine paie 520 000 euros pour une maison de 150 m2. Les « convertisseurs » ont dépensé de 100 000 à 300 000 euros (souvent autour de 150 000), travaux compris, pour des surfaces parfois plus importantes.