Deuxième partie.
Le « travail » de gentrification du Bas Montreuil : une valorisation réciproque de l’espace et des habitants

La relation entre un espace urbain et ses habitants peut être vue comme une relation de socialisation réciproque. L’espace socialise les habitants : il leur impose son cadre bâti, sa population, ses normes d’action et de pensée, son image269. Réciproquement les habitants socialisent l’espace urbain, ils le modèlent, lui confèrent une identité, y impriment leur marque, y imposent leurs normes de pratiques270. La reproduction de l’espace urbain à l’identique ne signifie pas pour autant l’absence de cette « interaction permanente entre deux formes du social, l’espace urbain et les agents » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1986, p. 56) : les travaux de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot ont bien montré dans le cas des espaces de la grande bourgeoisie comment leur conservation faisait l’objet d’un travail quotidien et d’intenses mobilisations de la part de leurs habitants (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2007). Les phénomènes de gentrification peuvent être vus comme une mise en mouvement de cet édifice, une relation dynamique. Au lieu de travailler à la conservation de leur environnement urbain et social, des habitants contribuent à sa transformation ; le quartier ainsi transformé, avec son parc immobilier renouvelé, son peuplement modifié, son image changée, attire à son tour des habitants différents, qui le transformeront jusqu’à ce que les agents se mettent à travailler à sa reproduction à l’identique plutôt qu’à sa transformation.

Les Pentes de la Croix-Rousse des années 2000 nous sont apparues comme un espace parvenu à cette nouvelle stabilité, où les agents (habitants, mais aussi pouvoirs publics) travaillent désormais majoritairement à reproduire le bâti, les normes de sociabilité et l’image du quartier à l’identique271. Ceux qui viennent y vivre savent quel type d’espace physique et social ils vont trouver et à leur tour travaillent à sa reproduction ; il y a dans leur choix résidentiel un enjeu d’identification à un espace qui offre une position socio-spatiale connue. A la même époque, le Bas Montreuil est en pleine mutation. Les profits de localisation, de position, d’occupation qu’il peut offrir sont incertains. Pour les gentrifieurs qui s’y installent, l’enjeu est celui de la transformation, de la conversion, du reclassement, comme dans les Pentes du début des années 1980. Cet enjeu est très vif et se manifeste dans de nombreux domaines – le logement, l’environnement social pour soi et pour ses enfants, l’image du lieu, etc. –, entraînant des mobilisations individuelles et collectives importantes. C’est cette « mise en mouvement » de l’équilibre entre espace et peuplement et toutes les mobilisations qui participent au changement urbain qui nous intéressent ; nous avons donc choisi d’y consacrer une partie de la thèse à partir du cas du Bas Montreuil. Une telle démarche ayant été menée dans le cas des Pentes au tournant des années 1980 (Bensoussan et Bonniel, 1979a ; 1979b ; Benoussan, 1982), comme d’ailleurs à Daguerre (Chalvon-Demersay, 1984) et à Aligre (Bidou, 1984), à SoHo (Bordreuil, 1994), à Saint-Georges (Authier, 1993) ou plus récemment à Sainte-Marthe (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2006), nous avions là l’occasion d’observer les formes contemporaines du travail gentrification, mené par des gentrifieurs aux profils nouveaux (les fractions des nouvelles « nouvelles classes moyennes » présentés au chapitre 3) et dans un contexte urbain nouveau (celui de la banlieue).

Dans la relation dynamique entre espace et habitants, les analystes (en particulier dans les travaux sur la gentrification) se placent souvent du côté de l’espace, observant quels habitants il attire et comment en retour ceux-ci le transforment. Nous avons écrit ces trois chapitres en prenant la relation par l’autre bout : en nous plaçant du point de vue des gentrifieurs, en observant comment ils ont pu être attirés par cet espace urbain, comment ils contribuent à sa transformation et ce que cela leur fait. Nous faisons en effet l’hypothèse que le « travail de gentrification » (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008) affecte autant les gentrifieurs que les espaces gentrifiés : en qualifiant l’espace, ils se qualifient eux-mêmes. Si l’espace se transforme, c’est en effet que les gentrifieurs sont conduits (sous la contrainte économique) à y mettre en jeu certaines de leurs ressources ou de leurs attributs – capital économique, identité professionnelle ou sociale, socialisation des enfants, etc. – et qu’ils travaillent ensuite à ce que ces ressources ou ces attributs n’en soient pas dévalorisés : que l’argent investi dans la maison ne soit pas perdu, que l’identité sociale mise en jeu à aller habiter en banlieue ne soit pas écornée, que la scolarité des enfants ne soit pas sacrifiée. Ils travaillent ainsi à un rétablissement de leur position sociale – fragilisée, on l’a vu, par l’écart entre leur capital culturel et leur capital économique – et participent du même coup au reclassement de leur espace résidentiel (son parc de logements, son image, la fréquentation et le niveau de ses écoles, pour reprendre nos trois exemples). C’est ce travail de reclassement à la fois spatial et social, qui nous semble être au principe de la gentrification, qui nous intéresse dans cette partie. Il n’est pas question pour autant de minimiser les effets des forces du marché et des politiques publiques, comme on va le voir dans les chapitres qui suivent ; mais nous voulons montrer comment ces effets passent (notamment) par les gentrifieurs qui s’y soumettent, les contournent ou les font évoluer (en fonction de leurs ressources). C’est donc à un travail de gentrification complètement pris dans les structures sociales à la fois locales et globales que nous nous intéresserons.

Dans un premier temps, nous analyserons les facteurs de la « mise en mouvement » du Bas Montreuil évoquée ci-dessus, c'est-à-dire les conditions qui ont fait que certains ménages chassés de Paris par les prix (ou par l’ambition de leur projet résidentiel) s’y sont dirigés à partir du milieu des années 1980. Comment un territoire devient-il « gentrifiable » et par qui ? En observant les caractéristiques matérielles et économiques du marché immobilier local, les conditions sociales d’entrée sur ce marché ainsi que le contexte politique et idéologique local des années 1980 aux années 2000, on se donnera la possibilité de saisir non seulement qui était en mesure de gentrifier au début et à la fin de la période mais encore sous quelle forme. On éclairera en même temps certains des mécanismes ayant favorisé ou au contraire freiné la gentrification de l’ancienne banlieue rouge (chapitre 5).

Puis nous nous intéresserons au travail de conversion des « rebuts du marché » (Chalvon-Demersay, 1984, p. 27) en logements socialement et économiquement valorisés (lofts, maisons transformées). Pourquoi et comment achète-t-on un bien immobilier très dégradé pour le transformer en loft ? Nous montrerons que ce choix peut prendre un sens très différent selon les trajectoires et qu’il suppose la mobilisation d’importantes ressources non financières, inégalement réparties entre les gentrifieurs eux-mêmes, qui conditionnent la qualité et la pérennité de leur opération. Comprendre les conditions de possibilité et le sens de ces opérations permettra de revenir sur la problématique plus large du déplacement de la frontière du marché, au cœur des analyses marxistes de la gentrification (Smith, 1979 ; Zukin, 1982). Après avoir montré les caractéristiques matérielles, économiques, mais aussi sociales et politiques de l’offre résidentielle du Bas Montreuil, nous explorerons en effet à travers les récits des enquêtés les conditions et les modalités concrètes de la rencontre entre cette offre et des demandeurs. Alors que les analyses marxistes supposent souvent la question résolue d’avance par la « logique du marché », nous montrerons que la mise en place de celui-ci est en fait une construction sociale complexe, à laquelle les gentrifieurs sont indispensables (chapitre 6).

Après avoir ainsi analysé les modalités du travail matériel et économique, nous consacrerons un dernier chapitre au travail social et symbolique dans et sur le logement, le quartier et la ville. Nous mettrons d’abord en évidence un travail qui nous semble rarement décrit en tant que tel : celui de la production symbolique, c'est-à-dire à la fois de l’« appropriation psychosociologique » de l’environnement (Chombart de Lauwe, 1979) par les nouveaux habitants, de la production et de la diffusion de nouvelles représentations du quartier, et enfin de la construction d’un nouveau goût, dans un travail d’ajustement entre social incorporé et social objectivé. Nous serons également attentive aux trajectoires sociales des gentrifieurs dans l’analyse de leurs mobilisations dans l’espace public : dans quelle mesure leurs investissements dans la localité s’articulent-ils avec leurs trajectoires sociales, familiales et professionnelles ? Nous observerons en même temps l’évolution des objets et des formes de mobilisation collective d’une génération à l’autre, des membres des « nouvelles classes moyennes » à leurs successeurs indépendants et intermittents des professions culturelles (chapitre 7).

Notes
269.

« Les sourdes injonctions et les rappels à l'ordre silencieux des structures de l'espace physique approprié sont une des médiations à travers lesquelles les structures sociales se convertissent progressivement en structures mentales et en systèmes de préférences » (Bourdieu, 1993, p. 163)

270.

« Il s’agit de considérer l’espace urbain comme du social objectivé – c'est-à-dire inscrit dans des formes concrètes, bâtiments ou équipements, dans des rapports sociaux codifiés, par exemple entre propriétaires et locataires, ou encore dans des hiérarchies mesurables, comme celle des prix immobiliers – et les agents sociaux comme du social incorporé – c'est-à-dire comme l’intériorisation d’une histoire et d’expériences sociales génératrices de dispositions durables et transposables. Ou, pour être plus précis, puisque le social objectivé dans les choses et le social objectivé dans les agents supposent la durée, comme de l’histoire réifiée et de l’histoire incorporée » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1986, p. 56).

271.

Ce n’est pas le cas de tous les habitants ou de tous les agents, et nous simplifions ici un peu le propos ; néanmoins, les agents de la conservation apparaissent aujourd'hui plus nombreux et plus puissants que les agents du changement.