Chapitre 5. Le Bas Montreuil, un quartier « gentrifiable » : contexte morphologique, économique, idéologique et politique

Les travaux sur la gentrification accordent une importance croissante aux logiques politiques qui peuvent venir soutenir ou encourager la gentrification (Smith, 2003 ; Atkinson, Bridge, 2005 ; Sociétés contemporaines, 2006 ; Rousseau, 2008 ; Urban Studies, 2008 ; Clerval, Fleury, 2009). L’exemple new-yorkais (Smith, 2003) est paradigmatique de cette alliance entre pouvoir politique et pouvoir économique qui a pris la forme d’une « stratégie urbaine concertée » (ibid., p. 59) et que l’on retrouve dans de nombreuses villes états-uniennes, mais aussi dans des villes européennes, notamment en Angleterre (Colomb, 2006). Cette alliance peut s’expliquer, en termes régulationnistes, par le passage au post-fordisme qui entraîne, dans le domaine des politiques urbaines, l’abandon du « managérialisme » au profit de l’« entrepreneurialisme » (Rousseau, 2008) : alors que l’objectif était, dans la première perspective, de « reproduire la force de travail par le biais d’investissements publics dans le logement, les transports, les services sociaux », la seconde « se caractérise par la primauté du développement économique local et la recherche d’alliances avec le secteur privé » (Rousseau, 2008, p. 76). Elle conduit les pouvoirs municipaux à prendre davantage de risques et à se lancer dans une compétition avec les autres villes. Or, des travaux récents ont montré que cette stratégie n’était pas uniquement le fait des « villes globales » façonnées par la dynamique du capitalisme mondialisé (Sassen, 1991), mais pouvait également être adoptée par des « villes perdantes » comme politiques de « sortie de crise ». Celles-ci mettent alors en œuvre un marketing territorial et des politiques culturelles destinées à attirer les classes moyennes (Rousseau, 2008).

Si la ville de Montreuil ne fait à l’évidence pas partie des « villes globales » à la pointe de la concurrence mondiale, elle ne semble pas non plus, au premier regard, avoir mis en œuvre ce type de politique ouvertement favorable à la gentrification, que l’on peut rencontrer dans d’anciennes villes industrielles comme Glasgow ou Bilbao. Ni livré aux libres forces du marché, ni lancé par les autorités politiques dans la compétition urbaine internationale, le territoire montreuillois est resté longtemps administré par une équipe communiste plus préoccupée de maintenir des activités et des emplois sur son territoire. Certains travaux, toutefois, suggèrent que les politiques mises en œuvre dans la ville au cours des vingt dernières années sont plus ambivalentes qu’il n’y paraît (Lévy, 1992 ; Bacqué, Fol, Lévy, 1998 ; Tissot, 2002, 2007). De fait, la gentrification s’est développée dans le Bas Montreuil à partir du milieu des années 1980 et s’est diffusée au cours des années 2000 à plusieurs autres secteurs de la ville (cf. chapitre 2). Peut-on identifier dans le Bas Montreuil des années 1980 et 1990 une configuration propice à la gentrification ? Quels sont les caractères qu’il réunissait et qui l’ont rendu disponible et attractif pour des « gentrifieurs potentiels » ? Et comment ce contexte local explique les traits caractéristiques des gentrifieurs qui s’y sont installés et de leurs rapports résidentiels ? Il s’agit ici de rendre palpable le contexte local morphologique, économique mais aussi social et politique dans lequel les gentrifieurs ont pris place aux différents moments de la période. Ce contexte n’est en effet pas qu’une toile de fond : il attire des gentrifieurs aux profils et aux projets résidentiels spécifiques qui contribuent ensuite à le faire évoluer.

La perspective historique permet de dégager des éléments ayant joué un rôle important dans le processus de gentrification qu’a connu le quartier à partir du milieu des années 1980 : des formes urbaines spécifiques héritées du passé, des mutations socio-économiques plus ou moins subies mais aussi des interventions municipales dans un contexte politique et idéologique particulier. On y retrouve certains des « ingrédients » pointés par les travaux mentionnés ci-dessus : la volonté d’attirer des activités tertiaires, le retour en grâce du bâti ancien, l’usage de politiques de « mixité sociale », la mise en place d’une certaine forme de démocratie participative ou encore le recours à la « culture » ; mais ceux-ci ont plus à voir, semble-t-il, avec les problématiques liées à la désindustrialisation, au développement de la thématique des « quartiers sensibles » et à la crise du communisme qu’avec la compétition urbaine internationale ou le développement du capitalisme mondialisé. La gentrification interroge ainsi le lien entre ces deux faces du passage au post-fordisme.

À partir de documents et de sources variés (études et documents d’urbanisme, entretiens avec des employés municipaux, travaux universitaires, revue de presse), nous présenterons de façon chronologique les éléments du contexte immobilier d’une part (section 1), idéologique et politique d’autre part (section 2), qui ont selon nous contribué à l’émergence de la gentrification du Bas Montreuil. Ils s’agira à la fois de saisir au plus près les conditions matérielles, économiques, sociales et politiques de l’arrivée des gentrifieurs et de voir de façon beaucoup plus large en quoi les gentrifieurs et la gentrification sont pris dans des histoires qui les dépassent. En observant de très près tout ce qui a contribué à faire du Bas Montreuil un quartier « gentrifiable », on se donnera des éléments précieux pour comprendre comment et par qui il l’était.