1.1 La morphologie du quartier au début des années 1980 : le double héritage de l’urbanisation faubourienne et du communisme municipal

Le quartier présente au début des années 1980 une morphologie urbaine particulière, qui le distingue du reste de la ville et présente pour des « gentrifieurs » potentiels quelques caractéristiques intéressantes. Comme nous l’avons vu, il fut en effet urbanisé dès le XIXe siècle, accueillant petit à petit l’activité artisanale et industrielle chassée de Paris par les rénovations haussmanniennes (cf. chapitre 2). Cette urbanisation de faubourg est caractérisée par trois éléments. Tout d’abord, les locaux d’activité y sont de petite taille, comparativement à ceux que l’on peut trouver à Aubervilliers, Saint-Denis ou Boulogne-Billancourt. Les établissements industriels étaient modestes et l’artisanat très présent, notamment dans des ateliers en fond de cour. Le deuxième élément concerne les logements : relativement anciens, ils sont de faible qualité et sont surtout très hétéroclites, en raison, entre autres, de la part d’autoconstruction. Des petites maisons voisinent ainsi avec des immeubles de rapport et quelques immeubles de plus grande envergure aux angles des rues. Au tout début des années 1980, l’habitat social est quasiment absent du Bas Montreuil. Enfin, la dernière caractéristique et sans doute la plus importante est la forte imbrication entre habitat et activités productives, « donnée morphologique de base » dans les quartiers de l’Est parisien et dans leur prolongement en plaine (Toubon et al., 1990). Comme Hélène Hatzfeld et al. l’expliquent, « jusqu’au milieu du siècle, cette superposition est la trace d’un mode de production artisanal qui demande à la fois la proximité de l’habitat et du lieu de travail, et des connexions entre corps de métier complémentaires » (1998, p. 27). Cet entremêlement des espaces de logement et de travail, antithèse de la ville hygiéniste et fonctionnelle rêvée par les urbanistes de l’école moderne, est le produit d’une accumulation d’initiatives privées en grande partie antérieures à l’arrivée des communistes à la mairie. Ces derniers, pourtant en partie séduits par l’urbanisme corbuséen273, ont contribué à la préservation de cette mixité du tissu urbain en intervenant peu dans le Bas Montreuil.

En effet, comme nous l’avons vu, de la fin de la seconde Guerre Mondiale au début des années 1980, c’est le plateau qui concentre tous les efforts de construction, qu’ils soient privés ou (surtout) publics, avec le lotissement de secteurs pavillonnaires et la sortie de terre des quartiers d’habitat social. En 1952, l’équipe de Paul-Henry Chombart de Lauwe constate encore à Montreuil « l’opposition entre deux espaces nettement délimités : l’espace rural et l’espace industriel » (in Chombart de Lauwe, 1952, p. 217). Sur les « autres espaces non urbains » qu’elle identifie (cf. cartes 6-1 et 6-2 page suivante), se dressent en quelques années les grands ensembles du Bel-Air (1956-1968, 1250 logements), de la Noue (1958-1973, plus de 1400 logements), du Morillon (1965-1975), de la Boissière (1974-1975, 400 logements), des Grands Pêchers (1975-1976, environ 500 logements). L’aménagement de la ville et la construction de HLM constituent en effet, avec la politique culturelle, sanitaire et sociale, les fleurons d’une municipalité qui incarne bien l’esprit de la « ceinture rouge » (Tissot, 2002). Le Bas Montreuil est pendant ce temps resté livré à son développement spontané : hormis un ensemble important situé au-dessus de la Croix de Chavaux, en limite du quartier (environ 830 logements construits entre 1966 et 1968), on ne compte dans le quartier que trois opérations de logement social antérieures aux années 1980, dont deux datent de 1928 et 1934274. Le quartier est ainsi assez peu touché par les constructions des années 1950-1970, et presque vierge des formes urbaines diffusées à cette période – les pavillons standardisés et grands ensembles auxquels font référence nos enquêtés. Or avec la construction sociale du « problème des banlieues » et l’adoption collective des catégories qui sous-tendent la politique de la ville, la valeur symbolique associée à ces formes urbaines va se renforcer et se structurer autour de deux pôles : d’un côté, les grands ensembles « de tours et de barres », enclavés et « exclus » de la ville, avec leur lot de problèmes associés aux catégories de populations « jeunes » et « immigrées » (Tissot, 2002, 2007) ; de l’autre, les « quartiers anciens » ou « quartiers villages » (de centre-ville), bien connectés, mixtes, conviviaux, pacifiques (Fijalkow, 2006). Les connotations positives ou négatives concernant le bâti (ancien et mélangé versus récent et homogène) structurent également, on l’a vu, la perception des populations et des rapports sociaux qui y sont attachés.

Carte 5-1 : « Population active salariée en 1950 » à Montreuil  (à gauche) ;
Carte 5-1 : « Population active salariée en 1950 » à Montreuil  (à gauche) ; « Montreuil rural » en 1950 (à droite)

Source : Chombart de Lauwe, 1952

Si le tissu urbain et industriel n’a guère changé au cours des trente glorieuses, il ne faut pas y voir un simple « assoupissement » du quartier qui aurait été purement et simplement délaissé par la mairie : celle-ci manifeste en fait la volonté très ferme d’en maintenir la vocation industrielle – au risque de le figer et d’en précipiter la dégradation. Le premier document d’urbanisme d’après-guerre, élaboré en 1961, classe ainsi l’ensemble du Bas Montreuil en « zone industrielle de fait » malgré ses 20 000 habitants (alors que d’autres secteurs sont définis comme « mixtes »). La fonction logement est clairement orientée vers les nouveaux quartiers d’habitat social du plateau. Avec la création du boulevard périphérique autour de Paris (dont la construction est entamée en 1958), la fonction industrielle est remise en cause dans le secteur de la Porte de Montreuil, où se trouvent alors des entrepôts, des industries insalubres, des locaux sous-utilisés et un habitat très dégradé. Décidée en 1963 (et achevée seulement en 1990), la rénovation de ce secteur275 n’est cependant considérée que comme une exception. Le reste du quartier demeure figé, en partie car il est concerné par des projets d’aménagement (une bretelle reliant le périphérique à l’autoroute A186 doit le traverser au sud ; ce projet est finalement abandonné au début des années 1980) mais surtout en raison de sa « vocation industrielle », réaffirmée par la mairie à plusieurs reprises ; il n’apparaît pas encore clairement à l’époque que la désindustrialisation du cœur de l’agglomération parisienne est un processus inéluctable276. Emmanuelle Pellegrini parle ainsi pour le Plan d’Occupation des Sols de 1976 d’un « POS bloqué », ayant pour but d’éviter tout investissement résidentiel (Pellegrini, 1992, p. 102)277 ; seule concession : la reproduction des volumes résidentiels existants est tolérée dans la moitié Nord du quartier. « Cette occultation de la composante résidentielle finira par se traduire logiquement en termes socio-urbains, faisant du Bas Montreuil l’espace d’une relégation sociale involontaire, aux caractéristiques semblables à celles des tissus centraux dégradés » (Toubon et al., 1990, p. 3).

La stratégie du gel des terrains industriels mène à la multiplication de friches dont la réaffectation ne suit pas : en effet, le Bas Montreuil est, comme tous les quartiers industriels, frappé de plein fouet par la crise des années 1970. Entre 1976 et 1982, la ville perd 50 % de ses emplois industriels, soit 6000 emplois dont 4000 localisés dans le Bas Montreuil (Toubon et al., 1990)278. Les quelques grandes entreprises de plus de cent salariés (Dufour, Kréma), mais aussi nombre des petites et moyennes entreprises qui forment l’essentiel du tissu industriel ferment leurs portes ; en même temps, les artisans vieillissent et disparaissent. Ces fermetures laissent place à de nombreuses friches industrielles, usines et ateliers vacants dont certains vont être rapidement squattés. La « réserve industrielle » se transforme progressivement en zone d’accueil pour les ménages les plus fragiles poussés hors de Paris par la hausse des prix de l’immobilier de la fin des années 1980 et pour ceux des étrangers n’ayant pas accès au logement social (Lévy, 1999, p. 25). En même temps, la politique de gel des terrains a entraîné la dégradation de l’habitat et la vacance d’une partie des logements, dont certains sont achetés à très bas prix et transformés en hôtels meublés par des « marchands de sommeil ». Ces friches industrielles, ces ateliers désaffectés, ces logements dégradés occupés par une population vieillissante vont intéresser particulièrement les gentrifieurs à la recherche de locaux vastes et peu onéreux.

L’histoire urbaine de cette portion de territoire jusqu’au début des années 1980 en fait ainsi un espace particulièrement adapté aux aspirations de jeunes professionnels à la recherche de locaux et de jeunes familles peu fortunées : un tissu ancien, faubourien, épargné par l’urbanisation des années 1970 ; une offre abondante de friches industrielles de taille modeste, d’ateliers vétustes et de logements anciens jamais réhabilités ; un peuplement qui fait cohabiter (non sans conflits) des habitants âgées appelées à disparaître, des artisans, des patrons et des ouvriers de PME qui tentent de résister à la crise et des populations étrangères de passage en situation précaire. Mais les friches et le tissu urbain en déréliction interpellent aussi la municipalité : « en 1975, le thème du dépérissement du Bas Montreuil279 occupe désormais une place importante dans les représentations ainsi que son corollaire nécessaire : la reconquête de l’image de marque de ce quartier » (Toubon et al., 1990, p. 6).

Notes
273.

Les influences des différentes « écoles » d’urbanisme sur la politique urbaine montreuilloise sont en réalité plus complexes qu’une simple adhésion au modernisme et renvoient à des jeux d’acteurs étudiés par Pellegrini (1992).

274.

Le premier, qui compte 95 logements, est situé rue Edouard Vaillant ; le second, de 96 logements, est rue de la Beaune. Le troisième, qui date de 1970, compte seulement une trentaine de logements (boulevard Chanzy).

275.

Réalisation de bureaux, de logements sociaux, d’un centre commercial et libération de plusieurs îlots pour le marché privé.

276.

 En témoigne la décision prise en 1966 de construire dans le Haut Montreuil une « zone industrielle verticale » destinée à accueillir les activités délogées de la Porte de Montreuil. Le projet, baptisé « Mozinor », est un énorme bâtiment en copropriété industrielle aménagé en plateaux superposés accessibles aux semi-remorques par des rampes hélicoïdales. Achevé en 1975, le bâtiment apparaît à la fois en avance sur son temps comme outil et en retard par rapport à la crise : la Ville doit s’en porter acquéreur en raison des difficultés de commercialisation, et le bâtiment restera toujours sous-occupé. Il abrite encore aujourd'hui plusieurs entreprises industrielles, mais aussi un certain nombre d’ateliers d’artistes gérés par la ville.

277.

« Le POS rend l’activité industrielle prioritaire, impose une action concertée avec la municipalité pour la construction de logements. Outre une volonté politique de ne pas bouleverser la sociologie locale, ces directives répondent à plusieurs nécessités : tout d’abord l’urgence de ré-industrialiser […], ensuite la volonté de poursuivre une action volontariste en matière de logement social. Ce POS « bloqué », s’il a pour but d’éviter l’investissement résidentiel, n’évitera pas une certaine valorisation sociale de la population montreuilloise ainsi que l’apparition d’opérations spéculatives » (Pellegrini, 1992, p.102).

278.

La commune perd à nouveau 28 % de ses emplois industriels entre 1982 et 1987 (- 19 % pour l’ensemble de la petite couronne, - 24 % pour la Seine-Saint-Denis), qui ne sont pas compensés par la croissance du secteur tertiaire.

279.

A l’exception du quartier Solidarité-Carnot qui, abritant moins d’activités, n’a pas connu le même sort lors de la fermeture des PME et PMI. Ce quartier où l’on trouve de nombreux pavillons de meulière et plusieurs immeubles de standing a toujours eu un peuplement relativement bourgeois.