Désormais consciente du caractère inéluctable de la désindustrialisation, la mairie va employer tous les moyens disponibles pour maîtriser au maximum les transformations de l’espace et du peuplement qu’elle induit dans le Bas Montreuil. Cela se traduit d’abord, de façon générale, par un interventionnisme très actif : alors que pendant les années 1970 la politique urbaine consistait essentiellement dans le gel des terrains industriels via l’urbanisme réglementaire, la décennie 1980 voit la municipalité multiplier les dispositifs lui permettant d’intervenir directement sur le tissu urbain et sur le peuplement du Bas Montreuil. Cela se traduit par la création de différents services municipaux282, d’une S.E.M. dédiée au quartier (la SEMIMO.B, Société d’Economie Mixte Immobilière et d’aménagement de Montreuil et de Bagnolet, qui est à la fois une société d’aménagement qui intervient par exemple dans les ZAC et un organisme de construction et de gestion dans le secteur HLM) et par la mise en œuvre massive de procédures d’aménagement, de construction, de rénovation. La mairie affiche également une volonté de connaissance approfondie du tissu urbain et social du quartier : elle commande à des organismes de recherche extérieurs des études sur le quartier du Bas Montreuil (comme l’Enquête sur le Bas Montreuil réalisée en 1982 par l’IAURIF) ou sur l’ensemble de la commune (partenariat avec l’organisme ARTURBATEC en 1985, récit historique confié à Claude Willart et José Fort, étude confiée au Centre de Recherche sur l’Habitat et à Jean-Pierre Lévy en 1990, etc.). En 1983, un « projet de quartier » est élaboré pour le Bas Montreuil, dont les objectifs sont résumés en 1987 par M. Gauthier, maire-adjoint chargé de l’urbanisme, dans les Cahiers de l’ANAH 283 : « le développement de l’activité économique du quartier, marqué par la présence de centaines de petites entreprises artisanales ou industrielles ; l’amélioration de l’habitat ancien accompagnée de la création de logements neufs, d’équipements et d’espaces collectifs ; la revitalisation et la modernisation du quartier, sans toutefois le bouleverser ». S’ensuivent le lancement de plusieurs OPAH (Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat), qui couvrent progressivement la quasi-totalité du secteur et concernent quelques 3000 logements, ainsi que le classement en Z.A.C. (Zones d’aménagement Concerté) d’une partie importante du territoire. Jean-Pierre Lévy note qu’au début des années 1990, plus de 70 % des primes à la réhabilitation utilisées à Montreuil étaient localisées dans le Bas Montreuil et que s’y trouvaient sept des douze Z.A.C. en cours ou en projet dans la commune (Lévy, 1999, p. 25).
La tentative de maîtrise des transformations du quartier passe ensuite plus précisément par un contrôle étroit de l’occupation des sols. La municipalité a toujours eu le souci de ne laisser filer ni son électorat ni son capital urbain. À cette fin, des principes très clairs ont été formulés de longue date : d’une part la maîtrise de l’usage des sols, d’autre part « le maintien des valeurs foncières à un niveau compatible avec des fonctions « pauvres » (logement social ou production) » (Toubon et al., 1990, p. 4). Dès les années 1960 la mairie a constitué des réserves foncières inconstructibles, gelé des « zones d’aménagement différé » et même parfois engagé des interventions publiques afin d’occuper le terrain pour déjouer les pressions privées. Jean-Pierre Brard reprend cette tradition et utilise particulièrement l’urbanisme réglementaire, qui permet de définir les types d’urbanisation souhaités selon les zones grâce au Plan d’Occupation des Sols, et de fixer des Coefficients d’Occupation des Sols (COS résidentiel, industriel, etc.) qui régulent fortement la construction ; la fixation d’un COS résidentiel très bas (0,7) dans de nombreuses zones du Bas Montreuil doit ainsi ôter toute rentabilité à d’éventuelles opérations de logement privées.
Les opérateurs privés ne sont pas entièrement écartés, mais ils sont étroitement encadrés notamment grâce à la procédure des Zones d’Aménagement Concerté (ZAC). Dérogatoire au POS, elle permet encore plus que celui-ci à la mairie de contrôler les transformations du tissu urbain et va être largement utilisée. Appliquée aux friches industrielles, aux logements très dégradés et à tous les terrains recensés comme libres, elle permet d’y programmer des logements, des locaux d’activité et des bureaux, parfois des équipements et des commerces. La ville peut dès lors profiter du mouvement d’intérêt pour l’Est parisien qui se fait jour, en particulier dans l’immobilier d’entreprise284. Les ZAC apparaissent ainsi comme un outil de mixité fonctionnelle et d’ouverture très encadrée aux opérateurs privés.285
La résistance à la pression immobilière passe enfin par l’usage important du droit de préemption : « arme antispéculative », ce droit « permet, avant tout, de peser sur l’évolution des prix fonciers » en autorisant la collectivité à « intervenir lorsque la déclaration d’intention d’aliéner (DIA), obligatoirement envoyée par le vendeur […], fait apparaître un prix anormalement élevé » (Merlin, Choay (dir.), 1988, p. 532-533). Le classement en zone de « Droit de préemption urbain renforcé » (DPUR) de l’ensemble du territoire communal rend les DIA obligatoires et permet à la municipalité de surveiller systématiquement les changements de propriétaires286 tant pour les locaux d’activités que pour les logements. Elle vise à favoriser le maintien dans les lieux des occupants, à limiter les hausses de loyer et surtout à dissuader la spéculation : lorsque les acquéreurs sont soupçonnés de favoriser la spéculation foncière et immobilière, la mairie exerce son droit de préemption pour amener le propriétaire à réviser son prix de vente ou le faire renoncer à la transaction. Cette mesure dissuasive ne fonctionne pas toujours et la mairie peut être obligée d’acquérir les terrains préemptés, même si telle n’était pas son intention initiale, si le propriétaire ne renonce pas à la vente. Christophe Vite (1993) a pu repérer dans les comptes administratifs de la commune les dépenses annuelles correspondant aux préemptions destinées uniquement à contrôler les prix du marché287 : elles augmentent nettement plus vite que le volume total des dépenses pour acquisitions foncières et représentent au début des années 1990 le premier poste (suivies par les acquisitions de terrains en faveur du logement social). Cette politique de préemptions – ou de menace de préemption – permet d’ailleurs également de protéger dans une certaine mesure la construction de logements sociaux en limitant la hausse du coût du foncier. Ce dispositif est sans aucun doute celui qui a le plus influé sur le mouvement de gentrification ; nous y reviendrons dans la section 2.
Ces outils opérationnels sont mis au service d’un double objectif de mixité tout à fait nouveau dans le quartier : mixité de fonctions (activités secondaires et tertiaires et habitat) et mixité sociale au sein de l’habitat288.
Le service de l’urbanisme est créé en 1971 en remplacement du « bureau du plan » qui datait de 1959. L’un des plus anciens services économiques municipaux de la région parisienne, le service du développement économique, est fondé en 1979 ; placé sous contrôle direct du maire, il joue un rôle-clé dans la politique de revitalisation. Enfin le service de l’habitat est créé et doublé à la fin des années 1980 d’un « observatoire de l’habitat ».
Cahiers de l’ANAH, n°40, mars 1987, p.6-7
« De 1980 à 1987, sur un total de sept ZAC, 150 300 m2 d’activités et 187 000 m2 de logements sont créés en diversifiant le panel des concepteurs, en adoptant plus de souplesse dans le montage opérationnel. » (Pellegrini, 1992, p.103)
La relation avec le secteur privé reste ambivalente, comme l’illustre la ZAC Beaumarchais sur le site de l’usine Pernod, où la procédure de ZAC est mise en place avant tout pour soustraire l’emprise à un projet d’opération privée (Toubon et al., 1990).
« Une commission foncière se réunit chaque mois pour examiner tous les projets de mutation dans l’habitat et surtout sur les friches, placée sous la présidence du maire-adjoint chargé de l’urbanisme et du développement économique. La commune ne délègue jamais sont droit de préemption et ne reçoit aucune aide de l’Etat ni du Conseil Général pour financer sa politique de préemption. » (Toubon et al., 1990)
Parmi les dépenses pour acquisition de terrains, celles qui sont classées au sous-chapitre des « réserves foncières », correspondant à l’acquisition de terrains dont l’usage reste indéterminé, peuvent être attribuées par élimination aux opérations de préemption pour contrôler les prix, puisque les acquisitions de terrains destinées à des opérations spécifiques – logement social, urbanisme pré-opérationnel, rénovation urbaine, zones d’activités – sont comptabilisées dans des sous-chapitres distincts (Vite, 1993, p.133).
Les titres des articles d’urbanisme concernant Montreuil parus au tournant des années 1990 reflètent bien ces grandes orientations de la mairie (qui a manifestement su communiquer) : « Les aventures spatiales de la mixité » (Jacob, Sevin, Tanter, Toubon, Urbanisme, n°220, 1987) ; « Montreuil : un projet de quartier et une OPAH pour un même périmètre. L’équilibre préservé » (Les cahiers de l’ANAH, n°40, 1987) ; « Montreuil, éloge de la mixité » (Delluc, Le Moniteur architecture, n°40, 1993) ; et plus tard : « Les nouvelles mixités emploi/résidence en milieu urbain dense : exemples de Colombes, Montreuil et de la Plaine-Saint-Denis » (Darchin, Goumont, Ladet, 1998).