1.3.1 La crise immobilière de 1987-1995 et ses effets299

La deuxième moitié des années 1980 correspond sur les marchés immobiliers à une période d’intense activité et de forte hausse des prix, particulièrement dans Paris où l’immobilier de bureaux est soutenu par une déréglementation de la construction et par la perspective de l’unification monétaire européenne (qui consolide la vocation de place financière de la capitale). « Paris : le prix des terrains a doublé en 1987 », peut-on lire dans le numéro 41 d’Etudes Foncières ; une autre étude parue dans le même périodique en décembre 1989 fait état d’un « triplement des prix de terrains à Paris au cours des deux dernières années ». En 1987 en effet, en Ile-de-France, l’indice du prix des logements rapporté au revenu disponible des ménages quitte pour la première fois, par le haut, le « tunnel » à l'intérieur duquel il évoluait depuis 1965300 (Friggit, 2001 ; cf. graphique 5-1). La hausse des valeurs dans l’Ouest de Paris, secteur traditionnel d’implantation des bureaux et sièges sociaux des grandes entreprises, ainsi que la volonté parisienne d’un rééquilibrage vers l’Est avec les nouveaux pôles tertiaires de Bercy et Tolbiac, bénéficient dans un premier temps à Montreuil qui est enfin touchée en 1989-1990 par la demande de bureaux ; mais la spéculation touche en même temps la commune. A la suite de leur étude, menée à cette période, Toubon et al. écrivent : « en moins d’un an de nouvelles intentions se manifestent chez les propriétaires de grands terrains du Bas Montreuil occupés par des entrepôts et des garages pour réaliser des opérations de construction » ; les auteurs soulignent combien la commune doit être active si elle veut, dans ce contexte de désindustrialisation et de spirale spéculative, empêcher que le Bas Montreuil ne devienne « vincennois » (Toubon et al., 1991).

Graphique 5-1 : Indice du prix des logements rapporté au revenu disponible par ménage
Graphique 5-1 : Indice du prix des logements rapporté au revenu disponible par ménage

Source : Friggit, 2001 (d’après INSEE, bases de données notariales et indices Notaires-INSEE désaisonnalisés)

Face à ces tendances, les politiques municipales destinées à maîtriser les valeurs immobilières et les loyers se trouvent en difficulté : la hausse des prix qui se poursuit jusqu’en 1991 dans l’immobilier de logement se répercute aussi sur les dépenses liées aux préemptions « anti-spéculatives » et aux constructions de logements sociaux. En découlent d’une part un accroissement de la dette de la ville, d’autre part une forte baisse de la production de logements aidés et une forte hausse du nombre de logements autorisés dans le secteur libre.

Mais le krach immobilier de 1991301, s’il stoppe la hausse vertigineuse des dépenses, porte également un coup d’arrêt à la revitalisation économique du tissu bas-montreuillois : l’immobilier d’entreprise est en effet le premier touché. A peine les bureaux sont-ils tolérés sur le territoire communiste que la conjoncture se retourne, gelant les projets de construction ou la vente des locaux réaménagés. Les Centres d’Activité de Pointe, qui avaient dans un premier temps amorti les effets de la crise industrielle302, pâtissent de ce retournement et de la crise économique beaucoup plus large qui s’ensuit. De nombreux CAP se vident, des lots sont concédés à des structures associatives ou à des entreprises du « tiers secteur » (économie solidaire), peu dynamiques en termes d’emplois et exonérées de taxe professionnelle ; des lots demeurés vides au milieu des années 1990 sont loués ou vendus à des artistes qui y installent leur atelier et parfois, illégalement, leur résidence.

Les deux piliers de la « revitalisation » du Bas Montreuil, construction de logements sociaux et aménagement d’anciens locaux industriels, se trouvent ainsi fragilisés à la fois par les années de spéculation immobilière et par la crise économique. La SEMIMO, dont l’originalité était de tirer son équilibre financier de la combinaison des deux activités, se trouve en grave difficulté et doit céder ses activités d’aménagement et de construction à des groupes privés :

‘Alors le problème de la crise, c’est que construire du logement par rapport à des couches moyennes et faire de l’aménagement industriel, pour une municipalité, ça signifie qu’elle trouve des clients. Et donc le problème qui s’est posé, c’est que la crise économique des années 93… 90-95 a conduit à la fermeture de pas mal d’entreprises, donc à avoir un certain nombre de locaux municipaux qui se sont trouvés vides, donc qui ont accru le déficit ; puisque quand vous construisez, que vous rénovez un CAP, c’est un emprunt sur 30 ans, [ …] emprunt que vous gagez sur les loyers qui devraient être payés par les industries ; s’il n’y a pas de loyer, ça veut dire que c’est un gouffre qui se fait. D’où les difficultés économiques de la SEMIMO et l’abandon, peu à peu, par la ville d’une politique d’aménagement, et le fait qu’on a sorti le logement social de la société. (un ancien gestionnaire de la SEMIMO)’

L’activité de logement est confiée à une nouvelle structure destinée à fusionner avec l’OPHLM tandis que la branche aménagement cède peu à peu ses réserves foncières et son activité à des sociétés privées de construction de logements en accession à la propriété et de bureaux. Emblématique de ces nouveaux « partenariats » avec le privé, le front de bureaux édifiés le long du périphérique et à l’entrée de la rue de Paris, où l’on trouve aujourd'hui les sièges sociaux d’Ubisoft ou de Nouvelles Frontières303 et des bureaux d’Air France ou de BNP-Paribas ; emblématique aussi, l’ancienne usine Dumas, devenue le « CAP 1 », qui appartient aujourd'hui à un fond de pension et s’apprête à accueillir le siège de la banque Groupama. Dans ce virage plus ou moins contrôlé de la transformation du quartier, la mairie essuie un revers : alors qu’elle parvient à justifier aux yeux de son électorat la construction de bureaux par l’apport en taxe professionnelle qui lui permet de maintenir sa politique sociale culturelle, une partie de ces nouveaux bureaux est réservée par l’Etat pour y installer divers services (ASSEDIC, services des Impôts et des Douanes) ; or ces activités ne sont pas assujetties à la taxe professionnelle.

Enfin la « crise immobilière » de 1987-1995 porte également un coup fatal à la politique des préemptions, devenue extrêmement coûteuse pour la ville. Une démographe de la mairie que nous avons interrogée, et qui n’hésite pas à parler de la « catastrophe des préemptions », explique que malgré le prix relativement bas des achats, la mairie s’est lourdement endettée en raison de la quantité de biens et de terrains achetés et de l’augmentation des prix des années 1987-1991. D’après les observations de Christophe Vite (1993), les dépenses correspondant aux préemptions anti-spéculatives ont triplé entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, où elles atteignent près de 28 millions de francs. Le krach de 1990-1991 stoppe cette hausse, mais empêche également la valorisation des locaux et terrains acquis304, qui grèvent les finances. Le déficit contraint finalement la mairie à lâcher prise, c'est-à-dire à cesser peu à peu les préemptions anti-spéculatives et à se dessaisir progressivement du patrimoine accumulé. Certains voient dans l’arrêt des préemptions un accélérateur de la remontée des prix qui s’amorce en 1997. L’évaluation de l’effet véritable de cette « politique de préemptions » sur l’évolution des prix n’est pas du ressort de nos compétences, mais nous pouvons en revanche remarquer que cette politique a provoqué un certain nombre d’effets secondaires et qu’elle a été contournée par un certain nombre d’acteurs. Ainsi, qu’elle ait ou non régulé le niveau moyen des prix sur le marché immobilier local, elle a à coup sûr contribué à attirer des acteurs particuliers sur ce marché, et notamment des gentrifieurs.

Notes
299.

Nous adoptons ici pour l’ensemble de la période le terme de « crise », suivant la proposition de J. Friggit : « On présente souvent cette période comme une période d'euphorie (1986-1990) suivie d'une période de crise (1991-1998). Cette terminologie est inadaptée.

- Elle est biaisée, privilégiant le point de vue du propriétaire au détriment de celui de l'utilisateur. Du point de vue des ménages, consommateurs finaux du service immobilier, la période 1986-1990 fut davantage une calamité qu'une cause d'euphorie. S'ils n'étaient pas propriétaires, la hausse des prix de cession et des loyers pénalisait leurs conditions de logement, et la période 1991-1998 fut au contraire une aubaine. S'ils étaient propriétaires, ils ne bénéficièrent de la crise que s'ils purent vendre et/ou acheter au bon moment, activité spéculative qui n'était pas leur métier et constituait un facteur de risque.

- Sur le plan de l'écart entre prix et "valeur" (indicateur d'efficience du marché), rétrospectivement, la période 1987-1990 apparaît comme une aberration, qui recelait les causes du réajustement qui a suivi, et la période 1991-1995 comme le retour à une situation plus saine.

On étend donc ici le qualificatif de crise à l'ensemble de la période. » (Friggit, 2001). Le terme est non seulement plus adapté au point de vue des habitants mais semble également mieux correspondre à l’expérience de la mairie de Montreuil, comme on va le voir dans cette section.

300.

Tunnel de plus ou moins 10 % autour d’une base 1 en 1965 et 1999.

301.

Le krach immobilier est généralement daté de 1991 à Paris, 1992 en province. L’indice des prix commence en fait à baisser dès le mois de juin 1990 à Paris, mais la crise n’est réellement perçue par les acteurs qu’un an plus tard, comme l’indique la revue de presse disponible à l’adresse : http://www.lesechos.fr/forums/Revuedepresse-Crise-immo-1991-LeMonde.pdf. La baisse des prix se poursuit jusqu’en 1997.

302.

Du point de vue comptable, la politique de reprise en main des locaux d’activités menée dans les années 1980 apparaît dans un premier temps plutôt efficace : 50 000 m2 de locaux d’activités sont construits ou aménagés en 1990 et accueillent les petites entreprises chassées de Paris. Le bilan en emplois et en taxe professionnelle de cette politique est plutôt bon, même si au total l’emploi diminue tout de même d’environ 5000 postes à Montreuil entre 1982 et 1987 (- 14,7 %). L’ouverture au tertiaire s’est avérée stratégiquement indispensable, puisque dans l’industrie l’emploi a diminué de 28 % et le nombre d’établissements de 12 %, tandis que les services progressaient en nombre d’établissements et ne perdaient que 5 % d’emplois. En 1987, l’industrie occupe tout de même encore 33,5 % de l’emploi total dans la commune (Toubon et al., 1990).

303.

L’installation de sièges sociaux est favorisée par une convention qui permet aux entreprises situées le long du périphérique du côté de Montreuil (sur le territoire de la commune de Montreuil, à laquelle elles versent la taxe professionnelle) de bénéficier d’une adresse à Paris (rattachement « postal » au 20ème arrondissement).

304.

« Les promoteurs ne se pressaient pas à ce moment-là ; ils ont commencé à venir il y a seulement 3 ou 4 ans » (Marie Brion, entretien réalisé au printemps 2007 à la mairie de Montreuil)