1.3.2 Les effets pervers des politiques municipales d’encadrement du marché immobilier : des « failles » propices aux gentrifieurs 

La politique de préemption destinée à limiter la spéculation et à contenir la hausse des prix a des effets ambivalents : elle entraîne en effet à moyen terme trois types d’effets non voulus. Précisons avant tout que les Montreuillois sont tout à fait au courant de cette menace de préemption que la mairie fait peser sur les vendeurs : là réside d’ailleurs toute l’efficacité de cette politique avant tout destinée à exercer un effet dissuasif305.

Premièrement, en gelant la valeur marchande des biens immobiliers, la politique des préemptions dissuade les propriétaires d’investir pour entretenir leur bien et d’essayer de le valoriser sur le marché. Elle freine ainsi les changements de propriété et entraîne une certaine dégradation du patrimoine bâti, d’autant plus importante qu’une large fraction de ces propriétaires dispose de ressources relativement faibles (Vite, 1993, p. 133).

Deuxièmement, dans le contexte de l’augmentation des prix parisiens, qui rend par comparaison les opérations de plus en plus intéressantes à Montreuil, les transactions illégales, qui contournent le contrôle de la mairie, se multiplient : les vendeurs annoncent dans la Déclaration d’Intention d’Aliéner un prix relativement bas afin d’éviter la préemption ; le prix réellement négocié avec l’acheteur est plus élevé mais reste intéressant pour ce dernier, qui devra verser la différence en liquide de façon à ne pas laisser de trace du montant réel de l’échange. La politique de préemptions systématique conduit ainsi à une certaine opacité du marché immobilier local, qui contribue à sélectionner les agents qui y interviennent : cette pratique des « dessous de table » peut en effet rebuter un certain nombre d’agents qui n’en sont pas familiers et n’estiment pas le bénéfice à la hauteur de l’effort que suppose l’écart à la loi. Nous le verrons à travers plusieurs entretiens dans le prochain chapitre.

La troisième conséquence des années de préemptions sur le fonctionnement du « marché » immobilier du quartier est la constitution progressive d’un patrimoine municipal extrêmement important mais aussi extrêmement morcelé et dispersé. Aujourd'hui encore, dans des îlots anciens qui pourraient faire l’objet de projets urbains, le régime de propriété s’avère inextricable : il n’est pas rare que la mairie possède seulement un ou deux appartements dans un immeuble en copropriété ou seulement un immeuble de quelques logements en cœur d’îlot – par exemple un immeuble insalubre racheté à un marchand de sommeil. La multiplicité de propriétaires, d’habitants et d’activités à reloger empêchent la mairie d’entreprendre la moindre opération sur ce patrimoine et dans ces îlots. Dans ces conditions, les initiatives privées sont plutôt bien accueillies par le service des permis de construire ; « quand ils ont un apport personnel, sont de bonne famille, font ça proprement, c’est presque une aubaine », précise un employé de ce service306. Ces habitants qui prennent l’initiative d’une réhabilitation se substituent alors, à leur échelle, à un projet immobilier ou urbain de toutes façons impossible à court terme et permettent l’entretien d’une partie du patrimoine dans des îlots dégradés où les interventions publiques sont impossibles ou trop complexes. Ils apparaissent comme des micro-entrepreneurs immobiliers qui interviennent sur des petites surfaces et assainissent, modernisent, consolident, réhabilitent le patrimoine bâti là où la mairie ne peut pas intervenir.

Par ailleurs, les règles qui encadrent les travaux de conversion et de rénovation du bâti et qui visent à éviter la « résidentialisation » complète du quartier sont également contournées, comme la règle dite « des 80/20 »» (cf. 1.2.2) : ou bien les travaux destinés à transformer la majeure partie du local professionnel en lieu d’habitation sont réalisés sans permis, ou bien la demande de permis de construire est déposée et acceptée sur la base de plans fictifs respectant le ratio ; dans ce cas, il suffit aux propriétaires de ne pas faire la déclaration de fin de travaux pour éviter les visites de conformité307. « De nombreux changements de destination ont été réalisés sans autorisation », regrette ainsi cet employé du service de l’urbanisme ; il faut dire, précise-t-il, que « la mairie ne dispose pas d’une véritable possibilité de sanction [puisque] les quelques procès-verbaux qui ont pu être dressés ont été classés sans suite par le parquet de Bobigny »… Le ratio 80/20, spécialité locale, encourage en lui-même d’une certaine façon à jouer avec l’affectation des locaux et à mixer activité et logement : les propriétaires sont incités à jouer avec les limites et les définitions, à travestir un peu la réalité, à dormir dans leur « atelier » en somme ou à travailler dans leur logement ce qui, on l’a vu, correspond finalement assez bien aux aspirations de nombre de gentrifieurs. Par ailleurs, lorsqu’elle est respectée par les acquéreurs, la règle ne conduit pas à l’installation des activités désirées par la mairie : les graphistes, photographes, architectes et autres professions libérales qui s’installent n’embauchent pas localement ; ils ne créent pas d’emploi à Montreuil et en général ne génèrent pas des bénéfices suffisamment importants pour représenter un apport significatif en termes de taxe professionnelle.

Globalement, beaucoup de travaux de conversion d’anciens locaux d’activité ou d’extension de maisons ne sont pas déclarés. Les aménagements ainsi entrepris sans autorisation sont parfois impressionnants par leur extravagance (creusement dans un sous-sol d’une « piscine » artisanale, aménagement d’une salle de cinéma) ou par leur ampleur (ils concernent parfois des bâtiments industriels très vastes). Ils produisent par endroits un paysage particulièrement hétérogène fait de maisons individuelles rénovées à l’aide de matériaux très divers et selon des plans variés. De façon générale, dans le contexte de prix élevés des années 1987-1994, les mécanismes de contrôle mis en place par la mairie sur l’usage des bâtiments et sur les prix de l’immobilier se révèlent insuffisants et sont souvent contournés. Le détournement des locaux professionnels et la transformation des logements par des initiatives privées s’accélèrent, portés par des agents aux aspirations, aux dispositions et aux ressources spécifiques. La mairie ayant désormais relâché son contrôle, le jeu de l’offre et de la demande se déploie librement à partir de la fin des années 1990 sur le marché immobilier du Bas Montreuil et la seconde hausse des prix s’y répercute violemment.

Notes
305.

On peut se rendre compte de l’importance de ce thème des préemptions dans l’imaginaire des montreuillois lors du changement de municipalité en 2008 : c’est d’abord l’un des sujets sur lesquels l’équipe sortante est attaquée puis sur lequel l’équipe de D. Voynet va faire la démonstration du changement de cap opéré ; c’est un thème sur lequel les nouveaux élus communiquent régulièrement pour « rassurer » les montreuillois sur légitimité et la transparence qui accompagnent désormais ces opérations, comme dans ce billet intitulé « La vérité sur les préemptions à Montreuil » rédigé sur son blog par M. Martinez, conseiller général PS de Montreuil, ancien conseiller municipal devenu adjoint chargé de l’urbanisme dans l’équipe de D. Voynet (billet posté le 13 février 2009 à la page : http://www.manuel-martinez.fr/blog/2009/02/la-vérité-sur-les-préemtions-à-montreuil. html).

306.

Employé du service d’urbanisme de la ville interrogé de façon informelle au cours d’une visite de terrain à Montreuil.

307.

En effet cette règle ne peut être appliquée que lors d’une demande de permis de construire (l’article L. 421-1 du Code de l’urbanisme exige le permis de construire « pour les travaux exécutés sur les constructions existantes, lorsqu’ils ont pour effet d’en changer la destination, de modifier leur aspect extérieur ou leur volume ou de créer des niveaux supplémentaires » ; cela inclut la transformation d’un grenier en habitation ou la surélévation d’un bâtiment, même non visible de la voie publique (Merlin, Choay (dir.), 1988, p.479)). Une fois les travaux réalisés, le propriétaire doit déposer une déclaration d’achèvement de travaux, ce qui peut donner lieu à une visite de conformité avec le permis déposé et accepté.