2.1 Jean-Pierre Brard et le passage du communisme de parti au « capital réputationnel » : une convergence d’intérêts entre l’intelligentsia de gauche et la mairie

2.1.1 Le développement de liens avec les intellectuels et les artistes

La ville de Montreuil n’a été dirigée, de 1935 à 1996, que par des maires communistes, tous élus (jusqu’en 1995) au premier tour qu’ils aient ou non fait alliance avec les socialistes ; elle est en ce sens un archétype des municipalités de la « ceinture rouge ». Les députés sont eux aussi tous communistes depuis 1962. Cependant les scores du PCF décroissent régulièrement, surtout aux élections nationales. Les cellules du parti, qui rassemblaient 2000 militants dans les années 1970, sont de moins en moins nombreuses. Jean-Pierre Brard devient maire en 1984 avec 58,6 % des suffrages exprimés, et député en 1988 avec 37,8 % des voix. Confronté au déclin du parti311, il adopte une position critique et adhère au courant des refondateurs ; il rend finalement sa carte en 1996. En rompant avec le PCF, le maire perd des moyens financiers et humains mais aussi une certaine légitimité fondée sur le parti et l’idéologie. Après une tentative infructueuse de rapprochement avec les Verts et sa réélection dès le premier tour en 1995, il part en quête d’une légitimité plus personnelle, de nature charismatique, et cherche à accumuler un capital politique « réputationnel » (Bourdieu, 2000)312. Cette transformation des formes du jeu politique local fait des intellectuels et des journalistes des alliés recherchés. Jean-Pierre Brard donne des conférences, apparaît sur des plateaux de télévision, invite des journalistes ou des intellectuels connus à venir animer des débats dans sa ville. Aux législatives de 2007 par exemple, Didier Daeninckx, Régis Debray ou Erik Orsenna figurent sur sa liste de soutiens. Cela l’amène aussi à privilégier les contacts avec certains de ses administrés, notamment avec un certain nombre d’intellectuels et d’artistes reconnus résidant à Montreuil (Dominique Cabrera, Ariane Ascaride ou Robert Guédiguian par exemple). Cela se sait : ces contacts avec le monde des intellectuels, des artistes, des média sont revendiqués, ces figures sont mises en avant dans la vie locale313.

L’équipe municipale soigne de façon plus générale ses relations avec les artistes. Elle met en avant leur présence dans la ville à travers des récits historiques (Brel, Reggiani ou Sim sont ainsi en tête des anciennes célébrités ayant vécu à Montreuil). Les « Affichages d’automne et de printemps » (présentation en mairie, deux fois par an, des travaux d’un artiste montreuillois) ou encore le soutien logistique apporté à l’opération Portes Ouvertes des ateliers d’artistes témoignent d’une volonté de promouvoir les artistes locaux autant que d’un important travail de communication sur ce soutien. L’administration évoque aussi l’attribution facilitée de locaux aux artistes – même lorsque cela relève d’injonctions à l’échelle nationale (par exemple dans les conventions ANRU) ou de stratégies immobilières peu claires. En fait, plusieurs fonctions semblent avoir été officieusement dévolues aux « artistes » dans la gestion municipale : tout d’abord, un rôle très classique de soutien politique à la mairie, échangé en quelque sorte contre une aide à l’installation ou à la visibilité. Certains font l’hypothèse d’un rôle plus strictement électoral, au sens où l’arrivée d’artistes dans le Bas Montreuil devait permettre d’y contrer la tendance politique droitière des petits artisans et commerçants qu’ils remplacent dans leurs anciens locaux. Apparaît également une fonction, moins souvent mise en lumière, dans la gestion du parc immobilier : en installant des artistes dans des bâtiments municipaux en souffrance, on évite des squats plus difficiles à gérer (d’immigrés clandestins notamment) et on s’assure d’un minimum d’entretien des bâtiments pendant le laps de temps précédant la mise en oeuvre d’une opération immobilière. Enfin, la mairie prête aux artistes un rôle de « pacification » sociale, le credo du maire étant que « la présence des artistes favorisait la cohésion de la ville »314. Ce dernier point reste flou, mais on peut y voir le reflet de divers enjeux politiques déjà évoqué : la présence des artistes sert d’une certaine façon l’objectif de « mixité sociale » et contribue à transformer l’image de la ville ; les artistes peuvent aussi être de précieux relais dans la mise en œuvre des nouveaux mots d’ordre politiques (« animer les quartiers », faire « participer » les habitants…).

Notes
311.

Au-delà de la désindustrialisation, la crise du communisme est, selon Olivier Masclet, liée à son implication dans la transformation urbaine de l’après-guerre et à sa difficulté à gérer son rapport aux étrangers et à leurs descendants (Masclet, 2003).

312.

Le quotidien Libération écrit ainsi quelques jours après l’annonce de J.-P. Brard de sa rupture avec le PCF : « C'est une histoire toute personnelle. Celle d'un jeune homme de conviction devenu homme de communication. Maire en 1984, député depuis 1988, Jean-Pierre Brard a cru comprendre qu'aujourd'hui les personnages, plus que les partis, font la politique. Qu'il valait mieux se fier à sa bonne étoile qu'aux anges gardiens. «Qu'on n’en fasse pas un rénovateur. C'est simplement un homme de communication», raille un ancien colistier de Montreuil. En quittant le PC, après trente-deux ans de service, il estime donc prendre une assurance sur son avenir politique: celle d'un ténor qui croit en son charme. […] « C'est au nom de l'idéal que je quitte le parti.» Mais au nom du charme, il voudrait que l'on n’ait rien remarqué de l'érosion de sa cote personnelle à Montreuil, vieille ville ouvrière où s'installent des cadres moyens, où les cités dérivent, où l'étiquette communiste finit par vous donner l'air étriqué. » (Libération du 8 juin 1996, rubrique « Portraits »)

313.

Elles apparaissent par exemple régulièrement dans le journal de communication de la mairie, Montreuil Dépêche Hebdo.

314.

Selon Marie Brion, démographe à la mairie (entretien réalisé au printemps 2007).