2.1.2 L’attention portée aux initiatives des habitants

Après sa rupture avec le parti communiste, Jean-Pierre Brard doit aussi renouveler son projet politique et son approche des problèmes rencontrés par ses administrés. La thématique des quartiers s’impose, au détriment d’une approche globale et partisane des problèmes sociaux : elle offre un nouveau type de légitimité, celle du « terrain » et de la « proximité »315. L’attention accrue portée aux « préoccupations plus ponctuelles limitées aux quartiers, à la ville, à l’école » va de pair avec une mise en valeur de la « démocratie locale » et de la « citoyenneté » des habitants316. La figure de l’engagement n’est plus le « militant » (engagement encadré, monolithique, consensuel) mais l’habitant « citoyen » (engagement souple, pluriel, multidimensionnel) 317 (Tissot, 2007, p. 181). Dès lors, on comprend l’accueil favorable réservé aux initiatives d’habitants qui se sentent en mesure de proposer, de contester, de discuter les choix politiques du maire. Plusieurs de nos enquêtés ont bénéficié de cette « ouverture » du maire aux propositions de ses administrés ; plus mobilisés que d’autres habitants, plus prompts à prendre la parole et souvent eux-mêmes dotés des ressources nécessaires à l’action qu’ils proposent, ils sont écoutés, sollicités même pour donner leur avis et être « associés », comme le veut la nouvelle formule politique de la « démocratie locale », à des projets municipaux (cf. chapitre 7). On comprend mieux alors qu’en parallèle d’un discours très répandu sur l’autoritarisme supposé du maire, les qualités d’écoute de Jean-Pierre Brard soient soulignées par certains. Evidemment celles-ci n’étaient pas dénuées d’intérêts politiques. Ainsi certaines associations ont commencé par être ou bien en franche opposition, ou bien dans une neutralité politique revendiquée à l’égard de la mairie ; leurs leaders ont toutefois systématiquement été « approchés » par le maire qui a tenté d’en faire des alliés. Ce fut le cas par exemple au début des années 1990 autour d’un projet de ZAC dans le Bas Montreuil : l’association « contestante » (l’Association Montreuil en Eveil) fut invitée à répondre à l’appel à idées lancé auprès d’architectes pour le réaménagement du Bas Montreuil et reçut, comme eux, les 10 000 euros de dédommagement. Puis, après que le projet municipal eut reçu un avis défavorable du commissaire-enquêteur, l’un des membres les plus actifs de l’association fut invité à siéger au « Comité des Sages » que le maire mettait en place à la même époque et qui devait réaliser un rapport sur le sujet : le projet de ZAC devenu très difficile à mettre en œuvre en raison de l’avis du commissaire-enquêteur, le maire apparaîtrait ainsi comme ayant suivi les préconisations du Comité des Sages. De fait, les propositions de cette association (« intervenir de manière interstitielle, mettre en valeur les qualités du quartier, c'est-à-dire à la fois sa mixité sociale et sa mixité du point de vue de la construction » selon une de nos enquêtées ayant été secrétaire de cette association), sont en phase avec les représentations portées à la même époque par la politique de la ville (la « réparation ») et peu à peu adoptées par la municipalité. Les propositions des habitants sont d’autant plus écoutées qu’elles vont dans le sens de la « réforme urbaine » alors en cours à tous les échelons territoriaux. L’oreille attentive et même la légitimité accordée aux projets émanant d’habitants semble ainsi avoir pu favoriser les initiatives de certains plutôt que d’autres : de ceux qui avaient des opinions, des projets, étaient aptes à les formuler sous l’angle de l’intérêt général et légitimes à les porter dans l’arène politique.

Le maire et certains de ses adjoints semblent également avoir tissé des liens informels, à travers leurs pratiques d’élus, avec un certain nombre de nouveaux habitants appartenant aux couches moyennes « gentrifieuses ». Certains sont contactés à titre professionnel, en raison de leurs projets concernant la ville. Notre informateur travaillant au service d’urbanisme de la mairie mentionne par exemple le rituel hebdomadaire du « déjeuner avec les architectes », où le maire ou son premier adjoint (Jean-Jacques Serey, chargé de l’urbanisme) conviaient dans un très bon restaurant de la ville des architectes résidant, travaillant ou ayant des projets à Montreuil. Ce rendez-vous régulier est évoqué comme un mauvais moment pour le service des permis de construire, qui recevait ensuite la liste des permis sur lesquels lâcher du lest. Des liens se sont aussi établis de façon moins volontaire et sans doute moins consciente : ce même informateur raconte aussi comment le maire et son adjoint ont, de fait, progressivement tissé des liens informels avec ces habitants qui n’ont cessé de défiler dans leur bureau au cours des dernières années de leur mandat. En effet, les habitants récemment arrivés à Montreuil n’hésitaient pas à les solliciter par mail, à les appeler voire à se présenter directement à leur bureau pour les interpeller sur des questions personnelles – leur demander des faveurs pour leur maison, leur usine, leur permis de construire ou l’école de leurs enfants – mais aussi sur des problèmes relatifs à leur quartier, à leurs voisins, aux camarades de classe de leurs enfants, etc. Des liens informels faits de respect mutuel semblent s’être progressivement noués avec un certain nombre de ces personnes qui se présentaient spontanément, certes souvent animés par des intérêts personnels mais montrant aussi un intérêt prononcé pour la ville – ou au moins pour leur quartier – et la volonté, la motivation et la capacité d’agir localement. Cet intérêt, cette valorisation pouvaient s’exprimer de manières très diverses. On peut par exemple penser à des démarches émanant de cinéastes ou de photographes inspirés par ses « décors » urbains, par sa population ou par ses problématiques sociales (comme le film De l’autre côté du périph’, réalisé par Bertrand et Nils Tavernier). Dans le contexte politique que nous avons évoqué, on peut facilement imaginer comment cet intérêt pouvait rejaillir positivement sur le maire lui-même. Les démarches plus militantes sont également bien reçues. Une de nos enquêtés s’est par exemple mobilisée sur la question du mal-logement, en accueillant notamment pendant un temps une famille à la rue. Réalisatrice et productrice de documentaires, elle a réalisé un film à cette occasion, relatant les difficultés et les joies de la cohabitation et surtout le long combat pour l’obtention d’un logement social. Ce combat a été mené principalement auprès de la mairie, la ville étant détentrice et gestionnaire d’une grande partie des HLM. De façon significative, Francine a inséré dans la séquence de « happy end » un plan des fleurs que Jean-Pierre Brard lui a fait envoyer pour la remercier de l’avoir interpellé : alors même que le film montre toute la difficulté à obtenir de la mairie le relogement d’une famille, la réalisatrice souligne l’hommage que lui a rendu le maire de l’avoir si fermement embêté avec ce dossier.

Malgré leur opposition politique à tout embourgeoisement de la ville, les hôtes de la mairie auraient donc eu au cours des années 1990 une attitude finalement assez ambiguë. Tout en défendant une image de Montreuil, ville populaire et fière de l’être, ils auraient tissé des liens informels, de respect mutuel voire d’amitié avec un certain nombre de ces architectes, artistes ou intellectuels porteurs de projets locaux. Outre le caractère socialement valorisant de ces contacts, il faut reconnaître que ces Montreuillois représentaient aussi un enjeu relativement important en termes électoraux : prompts à se mobiliser, ils étaient également plus enclins à voter que la majorité de leurs concitoyens (au deuxième tour des élections municipales de 2001, on compte en moyenne trois points d’écart entre la participation dans les bureaux de vote du Bas Montreuil et dans la ville entière ; cet écart monte à six et même à neuf points dans plusieurs bureaux de vote du sud du quartier). Certains d’entre eux deviennent aussi assez rapidement des leaders d’opinion dans leur quartier318 : inscrits dans des associations comme celles de parents d’élèves, ils se préoccupent de leur environnement et de celui de leurs enfants, sont prêts à se mobiliser et sont capables de mobiliser des gens autour d’eux, disposent des réseaux sociaux et des capitaux culturels pour se faire entendre, se faire recevoir et faire valoir leurs opinions et exigences (surtout quand elles manifestent, comme c’est souvent le cas, des idéaux et des valeurs identifiés comme de gauche), et deviennent parfois des « figures » aux yeux d’habitants qui les apprécient et les respectent. Jean-Pierre Brard doit les écouter ne serait-ce que pour se tenir informé des opinions qui s’expriment dans sa ville.

Au final, se dessine une convergence d’intérêts, ou du moins un intérêt à s’entendre, entre, d’une part, un maire de gauche en quête d’une nouvelle image pour sa ville et d’une légitimité personnelle renouvelée, fondée hors des partis politiques, sur des préoccupations locales et des liens avec les habitants et, d’autre part, des ménages dotés d’importants capitaux culturels, de réseaux dans les milieux intellectuels et artistiques, de valeurs politiques de gauche et, on va le voir, pour certains enclins à s’investir à l’échelle locale. Ce type de configuration n’est pas propre à Montreuil, même si la longévité du maire et ses réorientations politiques font de cette ville un cas particulier. La recherche d’appuis parmi les intellectuels et les artistes, l’attention portée aux initiatives des habitants, sont des éléments qui permettent de comprendre que les premiers « gentrifieurs » aient pu trouver un « terreau » favorable à leur installation et à leurs projets. Nous verrons au chapitre 7 certaines de ces mobilisations des habitants ; toutes n’ont pas reçu un accueil favorable auprès de la majorité, mais celle-ci a privilégié pendant un temps l’ouverture et le dialogue, y compris dans la confrontation. Déployés dans les domaines du cadre de vie (organisation du carnaval, de brocantes, aménagement d’un « terrain d’aventures » sur une friche, etc.), de la culture (combat contre la municipalisation du Méliès, mise en place des Portes Ouvertes des ateliers d’artistes, etc.), des écoles (lutte contre l’évitement scolaire, dynamisation des associations de parents d’élèves), les efforts de ces gentrifieurs « pionniers » ont donné au Bas Montreuil une nouvelle visibilité et contribué à y attirer d’autres gentrifieurs moins prompts à l’investissement local et à une relation personnalisée avec le maire.

Le maire, de son côté, abandonne cette stratégie d’ouverture après les élections municipales de 2001 où il apparaît que ces nouveaux habitants ne votent pas massivement pour lui : les Verts, qui ont passé le premier tour, ont remporté 29 % des suffrages exprimés au deuxième tour, la liste d’union PCF-PS menée par le maire sortant n’obtenant « que » 43 % des voix. Dans deux bureaux de vote du Bas Montreuil, les Verts ont dépassé dès le premier tour la liste de la majorité, avec 35 % et 36 % des voix, contre 30 % et 26 % en faveur de la majorité. Les résultats détaillés du recensement de 1999, disponibles à partir de 2002, confirment à la même époque l’ampleur du renouvellement sociodémographique. En avril 2003, Pascal Fuchs, chargé de mission à la mairie, évoque à l’occasion d’une réunion devant l’ensemble des services de la ville la « gentrification en route mais qui reste encore douce » (extrait du diaporama « Les enseignements du recensement de 1999 » qu’il présente à cette occasion). Il souligne en même temps la croissance de la part des allocataires de la CAF et de la part des ménages situés en dessous du seuil de pauvreté (18 % en 2001 d’après une étude de la CAF). La croissance des inégalités au sein de la population conduit alors la majorité à un « retour » vers son électorat traditionnel, mais la gentrification est désormais bien « en route ».

Si le « virage » opéré par Jean-Pierre Brard n’a pas été radical en termes idéologiques (il demeure affilié au groupe communiste à l’Assemblée), il a eu deux conséquences importantes : d’une part la recherche d’un capital politique réputationnel, d’autre part la mise en place d’une politique municipale reposant sur la « proximité » et la « citoyenneté ». Ces éléments, mis en avant par Sylvie Tissot pour expliquer comment la « réforme des quartiers » a pu prendre à Montreuil, semblent avoir également joué un rôle, sans doute moins important mais non négligeable, dans l’attractivité de la ville auprès de ménages des classes moyennes diplômées. Ils ont conduit le maire à se montrer accueillant et familier avec le milieu des intellectuels et des artistes et à être particulièrement réceptif aux initiatives des habitants. Ces attitudes ont contribué à doter la ville d’une image « artiste » effaçant en partie son image ouvrière et à offrir aux gentrifieurs des opportunités de s’investir dans la vie locale, c'est-à-dire d’y faire valoir à la fois leurs intérêts et leurs représentations. Or se dessine en même temps une convergence entre ces représentations et celles qu’adopte la mairie dans le contexte de la « réforme des quartiers » (Tissot, 2007).

Notes
315.

Elle s’impose aussi du fait des « nouvelles conditions de l’action municipale dans un contexte de décentralisation, de rigueur budgétaire et d’injonction à la « modernisation » » (Tissot, 2007, p.184).

316.

Voir Tissot, 2007, chapitre 4. Voir aussi le livre écrit par J.-P. Brard en 1994, Paroles d’un maire, où l’on peut lire : « Nous vivons aujourd'hui un retour sur le local, sans qu’il s’agisse pour autant de « localisme » ou de passéisme. C’est un retour positif dans la mesure où il se démarque de la politique politicienne. Les uns et les autres s’attachent à donner forme à leur cadre de vie, c’est une avancée vers plus de citoyenneté. Je ne nie pas pour autant l’horizon limité constitué par la collectivité locale : les choix importants ont besoin d’être relayés au niveau de l’Etat » (Brard, 1994, p. 96).

317.

On peut lire par exemple sur la quatrième de couverture de son livre Paroles d’un maire (Editions Syros, 1994) : « Jean-Pierre Brard est député-maire de Montreuil. Dans cette ville de près de 100 000 habitants de la banlieue, de multiples formes de démocratie directe et de participation des citoyens aux décisions et à la gestion sont expérimentées. De la communauté malienne aux dirigeants des PME locales en passant par le milieu associatif, tout le monde est invité à prendre en charge collectivement l’avenir de la ville. »

318.

C’est en tous cas ainsi qu’ils sont perçus à la mairie, si l’on en croit notre informateur.