2.2.1 L’invention du « patrimoine horticole »

Dès le milieu des années 1980, la mairie communique beaucoup sur sa « nouvelle » politique urbaine. Un certain nombre d’articles sont consacrés à Montreuil dans la presse spécialisée en urbanisme – une dizaine entre 1985 et 1998319, le plus souvent en lien avec les études commandées par la mairie. Ces articles concernent exclusivement trois secteurs, dont la trame est ancienne : le centre-ville (un peu), les murs à pêches et surtout le Bas Montreuil. Leurs titres sont révélateurs des préoccupations du moment – par exemple « Aménager dans l’épaisseur du temps » ou « Montreuil, éloge de la mixité »320 – et leurs contenus légitiment la politique de revalorisation du tissu ancien et de sa « mixité » fonctionnelle et sociale. A propos des opérations de reconversion de friches industrielles (CAP) et de réhabilitation des logements (OPAH), les journalistes insistent sur le caractère novateur de ces méthodes, présentent l’attraction d’entreprises du tertiaire comme une nécessité économique, celle de leurs salariés qualifiés comme une nécessité sociale, et justifient enfin le déplacement des efforts du Haut vers le Bas Montreuil par un souci d’« équilibre ». « Plus qu’un bouleversement des structures, la municipalité présente son action comme un rééquilibrage, le réinvestissement d’un quartier en somme », note Emmanuelle Pellegrini (1992, p. 104). L’accent est systématiquement mis sur l’inscription des opérations d’aménagement dans une continuité historique.

Dans cette perspective, la mairie va aller beaucoup plus loin. Elle entreprend de reconstituer une histoire locale sur une longue durée, qui noie les heures autrefois glorieuses et désormais discréditées du communisme municipal dans un riche passé. Des publications historiques sont commandées, les initiatives d’associations d’histoire locale sont soutenues et mises en valeur. Surtout, une étude de l’histoire du paysage montreuillois est confiée à un paysagiste, Michel Corajoud. C’est cette étude qui met en évidence le passé horticole de la ville à partir des traces encore visibles de la culture des pêches, les fameux murs de chaux et les longues parcelles qu’ils dessinent. L’étude du paysagiste, présentée ici par un journaliste du Moniteur, diagnostique un « potentiel paysager » enfoui sur l’urbanisation du XXe siècle :

«  Une mémoire retrouvée . La reconquête de l’identité passait aussi par le reconsidération du patrimoine. Plutôt que de lancer un projet ex-nihilo, la ville a voulu l’appuyer sur la redécouverte de sa mémoire 321 . C’est ainsi qu’elle confia au paysagiste Michel Corajoud une étude quasi-archéologique de l’histoire du paysage de Montreuil. Laquelle étude, à partir de quelques parcelles maraîchères rescapées, exhuma le souvenir d’un territoire entièrement couvert de ces enclos ceints de murs, étroits et réguliers, destinés à la culture des pêches. Ils ont façonné depuis le XVIIe siècle, et peut-être même depuis le XIIe, l’essentiel du paysage montreuillois. Cette culture des pêches, exclusivité du village de Montreuil, dépassait par sa qualité celle des potagers du roi, et connut un rayonnement s’étendant au-delà des frontières françaises. Mais l’histoire que relatent Michel Corajoud et son assistante Giovanna Marinoni est aussi celle d’un oubli progressif, confinant à l’amnésie . Le fin tressage paysager dessiné par les murs à pêches, étiré sur les versants et au creux des collines de Bagnolet, disparut progressivement sous la poussée de l’urbanisation . Il n’en reste qu’un fragile souvenir inscrit dans la forme du parcellaire bâti, et quelques enclos préservés à l’Est de la commune.
Une réalité moins « idéale ». Si cette redécouverte du site de Montreuil montre un fantastique potentiel paysager de mémoire (en particulier par la préservation des horizons du site : les collines, le château de Vincennes, etc), elle n’en rend que plus visibles, par contrecoup, les conséquences de l’urbanisation moderne et la formidable indifférence de celle-ci à l’égard de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit. Le site actuel s’étirant d’est en ouest et d’une seule traite de la porte de Montreuil jusqu’au fort de Rosny (près de 985 hectares) révèle, telle une radiographie impitoyable, la progression inexorable de la dislocation urbaine. Du centre à la périphérie on peut déchiffrer là toutes les « pathologies urbaines » dont souffrent les communes de la proche et moyenne couronne de Paris.  »
(extrait de Delluc M., « Montreuil, éloge de la mixité » in Le Moniteur Architecture, n°40, avril 1993, p. 16-17)

Sylvie Tissot montre bien comment la (re)découverte des murs à pêches sert la nouvelle image que la ville souhaite donner d’elle-même : le fil directeur de l’histoire de la commune est désormais la disparition de l’agriculture montreuilloise sous les coups de boutoir de l’industrialisation et de l’urbanisation. La confrontation à laquelle l’auteure procède entre l’histoire de la ville telle qu’elle est présentée lors d’une exposition municipale en 2000 (l’exposition Cœur Expo) et celle commandée vingt ans plus tôt à deux historiens communistes (Fort et Willard, 1982) est frappante322 : le XVIIIe siècle n’est plus le siècle des inégalités et des premières révoltes, il est celui du règne des maraîchers et des paysans ; la classe ouvrière a disparu, les luttes sociales et politiques sont oubliées, tandis que les constructions massives de logements et d’équipements deviennent tout simplement « des grands travaux » ou des « grands programmes urbanistiques », dont on souligne qu’ils « effacent la trame ancienne ». Pour Sylvie Tissot, l’exposition comme les articles du bulletin municipal révèlent le nouveau programme que se donne la municipalité : « panser et […] cicatriser les blessures laissées par le passé industriel et les constructions récentes ». Mais il faut selon nous nuancer et préciser : il s’agit davantage d’effacer les constructions récentes, c'est-à-dire les grands ensembles, que le passé industriel ; plus précisément, le passé industriel ne semble pas poser de problème tant qu’il n’est pas associé aux grands ensembles, à la population et à la période qu’ils incarnent. C’est en tous cas ce dont témoignent les projets et les discours consacrés plus spécifiquement au Bas Montreuil, où l’héritage industriel antérieur aux Trente Glorieuses est revendiqué de façon sélective.

Avant de préciser ce propos, soulignons que le passé horticole de la ville a bien été intégré à l’identité locale, avec des effets ambivalents pour l’équipe municipale commanditaire de l’étude de Michel Corajoud. A la suite de ce travail, la réhabilitation du site où subsistent certaines parcelles avec leurs murs a été envisagée, discutée, amendée ; nous ne ferons pas ici le récit de ces différents projets, mais seulement deux remarques. D’une part, alors même que, quinze ans après cette étude paysagère, aucun plan d’aménagement du site n’est définitivement arrêté323 et que les lieux ne se sont pas réellement transformés, les « murs à pêches » sont devenus une composante de l’image de la ville : le site des murs à pêches est réintégré à la géographie et à l’histoire locales et son existence médiatisée en-dehors des limites de la ville324. D’autre part, si la découverte de ce « patrimoine horticole »325 renfermait bien un « formidable potentiel » symbolique pour fonder une nouvelle identité locale, elle renfermait aussi un potentiel de mobilisation et de contestation, de la part d’habitants pour certains richement dotés en capital social. Sous la pression des associations, le projet d’aménagement des murs à pêches s’est enlisé à la fin des années 1990, avant de donner l’occasion à Dominique Voynet de faire ses premiers pas sur la scène politique locale, alors qu’elle est ministre de l’Environnement : elle fait décider en 2001 d’une procédure de classement d’une partie du site au titre de la préservation du paysage et du patrimoine qui aboutira en 2003.

Notes
319.

recension permise par le catalogue de l’IAURIF, dans lequel sont recensés directement les articles et que l’on peut interroger à partir du critère des lieux concernés par l’article

320.

Cornu M., « Aménager dans l’épaisseur du temps » in Urbanisme n°213, mai 1986, p.90-91 ; Delluc M., « Montreuil, éloge de la mixité » in Le Moniteur Architecture, n°40, avril 1993, p.16-22 ; ou encore : « Hier des friches... Aujourd'hui des ruches », Seine-St-Denis. Données économiques, 1986 ; Pellegrini E., 1992, « L’urbanisme à Montreuil : itinéraire d’un précurseur », Cahiers de l’IAURIF n°102, novembre, p.99-104 ; Darchen S., Goumont T., Ladet C., Les nouvelles mixités emploi/résidence en milieu urbain dense : exemples de Colombes, Montreuil et de la Plaine-Saint-Denis, Université Paris X, 1998

321.

C’est nous qui soulignons.

322.

Voir Tissot, 2007, p. 149-155 et p. 167-171.

323.

En mai 2009 une commission extra-municipale a rendu ses conclusions et suggestions pour l’aménagement du site.

324.

Il est présenté sur le site Internet de la ville et dans toutes les réunions publiques, des activités y sont organisées, des parcelles sont confiées à des associations chargées de les valoriser et les médias nationaux mentionnent le site dans presque tous les reportages et articles consacrés à Montreuil, si bien qu’en 2009 de nombreux parisiens ont entendu parler des « murs à pêches » sans que le lieu lui-même ait été réellement mis en valeur.

325.

Selon le titre d’un ouvrage paru en 1999 sur lequel nous aurons l’occasion de revenir au chapitre 7.