2.2.2 L’héritage industriel du Bas Montreuil : euphémisation dans la « mixité fonctionnelle » et construction de la tradition du cinéma

« Confrontée à la disparition massive des industries traditionnelles, la ville doit désormais faire face à la menace du déclin. D’où la pressante nécessité de fonder une nouvelle identité suffisamment solide pour occuper dans l’imaginaire montreuillois la place laissée vacante par l’ancienne » (Delluc, 1993, p. 16). Il s’agit, on l’a vu, de gommer l’épisode des grands ensembles de l’histoire de la ville ; du côté des activités, il s’agit aussi de faire oublier que « Montreuil était devenu le type même de la ville de banlieue, industrielle comme pas une ; surtout dans sa partie basse, celle qui fait suite au 20ème arrondissement parisien et dont l’axe central s’appelle rue de Paris » (Cornu, 1986, p. 90). Dans cet article comme dans les suivants, une nouvelle façon de mettre en valeur l’héritage industriel du Bas Montreuil se met en place. L’existence de très nombreux établissements industriels, certains déjà fermés, en friche, d’autres encore en activité, n’est pas niée ou effacée, elle est d’une certaine façon euphémisée : d’une part on souligne l’insertion de cette industrie dans un tissu urbain mixte, d’autre part on met en avant, parmi les plus anciennes activités, celles liées à l’invention du cinéma.

L’article de Manuel Delluc expose ainsi la démarche entreprise par Jean-Pierre Brard : « dès l’origine, cette volonté de « refondation » ne fut pas conçue comme négation pure et simple des acquis du passé. Car la tradition industrielle de Montreuil recèle des spécificités identitaires précieuses, et en particulier l’extraordinaire dissémination à l’intérieur des quartiers d’habitat, des sites de production. C’est ainsi que la reconnaissance par la ville des potentiels de cette mixité devient le « leitmotiv » de toute réflexion engagée » (Delluc, 1993, p. 16). Les partis pris municipaux d’inscription dans une continuité historique et de respect de la mixité sont mis en valeur. La présentation de l’héritage industriel du Bas Montreuil souligne la petite taille des établissements, leur dissémination dans un tissu urbain mélangé, au milieu de logements et de commerces – à l’opposé de la grande industrie et de l’urbanisme moderniste qui repoussait les établissements géants dans des secteurs exclusivement industriels. Cette (re)présentation confine à la relecture de l’histoire industrielle dans la bouche de l’urbaniste Michel Steinebach, chargé de la révision du POS et interrogé dans plusieurs articles : « Dans les années soixante, l’idée dominante était de ne pas mêler l’habitat et le loisir à l’industrie, de faire du zonage. Montreuil a encore une fois été un précurseur puisque les urbanistes du bureau du plan ont recherché la mixité dans le maillage urbain » explique-t-il à Emmanuelle Pellegrini (1992, p. 101-102). Dans ce qui pourrait être considéré comme un archaïsme – avoir voulu maintenir l’industrie dans la commune et en bordure de Paris – l’urbaniste officiel de la ville voit de l’avant-gardisme – le fait d’avoir recherché la mixité fonctionnelle326. Il marque en même temps son opposition à l’urbanisme moderniste à travers l’un de ses mots d’ordre (le zonage). En découle une présentation du nouveau Plan d’Occupation des Sols qui ne surprend guère, après ce que l’on a vu de la construction politique du « problème des banlieues » et de l’idéal de mixité : « Notre idée est de préserver et d’accentuer la mixité du territoire. La cité s’est constituée progressivement, il y a ici une forte identité du paysage urbain, explique Michel Steinebach. Montreuil est plus qu’une banlieue 327 , c’est une ville en banlieue » (cité dans Pellegrini, 1992, p. 104). Outre l’effet « euphémisant » de l’insistance sur la mixité fonctionnelle, il faut souligner l’opposition entre la « ville », connotée positivement et « la banlieue », connotée négativement.

Or l’urbanité entendue en opposition à « la banlieue » et le mélange habitat / activités font aussi partie, comme la mixité sociale, des attributs urbains valorisés par les gentrifieurs. La mixité de fonctions telle qu’elle est relue par la mairie, c'est-à-dire en valorisant les activités antérieures à la grande industrie, rencontre plus particulièrement le système de valeurs de certaines strates des classes moyennes, qui n’expriment pas un ouvriérisme traditionnel mais une attirance pour les métiers manuels et artisanaux dont ils se réclament parfois – et dont une partie d’entre eux assure en effet la continuité (graphistes, maquettistes, décorateurs, costumiers…). L’existence de ces petits locaux d’activité insérés dans un tissu urbain dense attire en particulier les travailleurs indépendants. Certaines entreprises de l’image et du cinéma (ni les télévisions ou les plus grandes sociétés de production et de distribution ni les studios d’animation ou de tournage, mais les petites sociétés de production, les réalisateurs et tous les métiers de fabrication des films) sont aussi attirées par ces locaux et par l’image du quartier forgée par la ville328.

En effet, l’autre axe de mise en valeur de l’histoire industrielle du Bas Montreuil part de l’existence dans le quartier du studio de Méliès, créé en 1897 et où seraient nés les effets spéciaux (premiers trucages), et de celui de Charles Pathé puis des films Albatros, qui abrita des tournages de 1904 à 1929. Ces anciennes activités permettent de parler d’une « tradition de l’image » à Montreuil ; « tradition » dont l’importance et la continuité sont discutables (les tournages ont pris fin dès 1913 dans le studio de Méliès, qui est détruit depuis 1947, tandis que celui de Pathé est converti dès 1930 en usine d’alliages d’étain), mais non discutées : la véracité de cette tradition compte moins que son efficacité à attirer de nouvelles entreprises tertiaires – le secteur de l’image étant en pleine expansion avec l’arrivée du numérique. Et cela fonctionne : « contre toute attente, la forte identité de Montreuil en matières d’images (n’est-ce pas la cité de Méliès ou des frères Lumière ?) a permis de « remplir » CAP 1 en huit mois avec des entreprises de graphisme, d’images de synthèse »329 indique Emmanuelle Pellegrini, de l’IAURIF (Pellegrini, 1992, p. 103). Face à la crise de l’industrie, l’image et le cinéma représentent un secteur d’activité authentiquement (bas) montreuillois et néanmoins très dynamique et prometteur.

Notons que l’existence passée des studios de Méliès comme de Pathé avaient sombré dans l’oubli le plus total jusqu’à ce qu’un des gentrifieurs que nous avons interrogés et qui fut adjoint de Jean-Pierre Brard, demande que leur emplacement soit signalé par une plaque. On a là un bon exemple de « patrimonialisation » menée par et pour les gentrifieurs – « gentrifieurs économiques » ici, puisqu’il s’agit des professionnels du cinéma et de l’image aujourd'hui effectivement nombreux et visibles dans le quartier (Robert Guédiguian, Ariane Ascaride, Dominique Moll, Thomas Vincent, Solveig Anspach, Dominique Cabrera, Pascale Ferran résident dans le Bas Montreuil, y travaillent et y montrent leurs films au cinéma municipal Le Méliès). Le studio Pathé-Albatros accueille depuis 2005 un complexe comprenant un théâtre, une école de cinéma et des bureaux destinés à l'industrie du spectacle. L’invention de cette tradition de l’image et du cinéma permet donc de donner une nouvelle coloration, plus positive, aux activités historiques du Bas Montreuil et d’en attirer de nouvelles dans des secteurs porteurs à la fois économiquement et en termes d’image.

Mettre en avant la mixité fonctionnelle, exhumer la tradition du cinéma, permettent ainsi de refermer la parenthèse de la grande industrie et de son déclin et d’établir une sorte de continuité entre la fabrique et l’artisanat du début du siècle et le nouvel essor économique du quartier, notamment avec les petites entreprises du secteur de l’image. Outre cet intérêt économique, l’image de Montreuil comme « ville du septième art » lui permet désormais de figurer dans des itinéraires touristiques et de repousser l’image de « la banlieue ». Il s’agit de cette façon, exactement comme avec les Murs à pêches, d’espérer faire de Montreuil autre chose que « le type même de la ville de banlieue » ; l’inscription relativement récente de Montreuil dans des circuits touristiques repose sur ces éléments : la « diversité culturelle », les murs à pêches et la tradition du cinéma, même si les visiteurs peuvent être déçus de ce qu’ils trouveront à visiter (cf. en annexe 5 la description de la ville que l’on peut lire en 2008 dans un guide touristique). Cette mise en valeur du patrimoine historique d’une part, de la culture d’autre part n’est pas spécifique à Montreuil : Max Rousseau a par exemple montré que la stratégie de développement de Roubaix reposait exactement sur les mêmes piliers (Rousseau, 2008). Toutefois, toutes les anciennes communes industrielles ne déclinent pas cette stratégie de la même façon : certaines ont tout simplement cherché à effacer leurs anciennes fonctions. Ce n’est pas le cas à Montreuil.

Notes
326.

Comme l’explique E. Pellegrini, la volonté de maintenir de l’industrie était déjà hautement politique : elle s’inscrivait dans une défense de la « ceinture rouge » et de ses activités traditionnelles, en opposition farouche aux projets de l’Etat qui veut déjà créer un « Grand Paris », capitale du tertiaire européen : « les projets de la municipalité sur les implantations industrielles sont totalement opposés à ceux du pouvoir central » (p.101) et la création de Mozinor, zone d’activité verticale de 4 hectares, s’inscrit clairement contre la politique industrielle de la préfecture. La réinterprétation, vingt ans plus tard, de cette politique industrielle en politique de « mixité fonctionnelle » est à nouveau hautement politique.

327.

C’est à nouveau nous qui soulignons cette façon de se démarquer de l’étiquette « banlieue ».

328.

Ainsi la mairie semble atteindre son objectif d’attirer des activités dans ces locaux ; mais ce sont des activités qui ne créent pas d’emplois locaux et qui, par leur nature et leurs productions (produits de consommation culturelle légitime, pour beaucoup), attirent des populations qu’elle ne souhaitait pas initialement attirer.

329.

Cette citation extraite d’un Cahier de l’IAURIF atteste que ce n’est pas la véracité de cette tradition qui compte, puisque Pellegrini cite aussi bien les frères Lumière, lyonnais – on le sait depuis que la Ville de Lyon a fait la même opération de communication, valorisant « sa » tradition locale de cinéma – que Georges Méliès, effectivement montreuillois.