2.2.3 Effacer l’ouvrier, ressusciter le populaire ?

Certes, ces réécritures successives de l’histoire effacent les grands ensembles et les usines ; mais avec la mise en valeur des premiers studios de cinéma, des petits ateliers d’artisans ou des murs à pêches, il ne s’agit pas pour autant de montrer que Montreuil fut un lieu de résidence pour les rois ou de villégiature aristocrate – contrairement à la démarche d’autres communes anciennement ouvrières et en reconversion tertiaire, comme Issy-les-Moulineaux, qui redécouvre à la même époque qu’elle abrite les anciennes résidences d’été des princes de Conti ou de la reine Marguerite de Valois. Le travailleur agricole au service des rois, l’inventeur, l’artisan : les figures mises en avant sont toujours celles de travailleurs, de « petites gens » – tout comme à Saint-Denis, où c’est le souvenir des bâtisseurs de la basilique qui est invoqué (Bacqué, Fol, 1997). Le travail est toujours au cœur de ces nouvelles images. Il s’agit en fait surtout de se débarrasser de la figure de l’ouvrier d’industrie dans la mesure où elle est désormais associée à celle des grands ensembles et des immigrés. Le numéro d’équilibriste, dans cette réécriture de l’histoire, consiste donc en la glorification d’une histoire qui reste celle d’une ville populaire, tout en effaçant l’âge d’or communiste – sa classe ouvrière, sa discipline de parti, ses grands ensembles, ses associations d’encadrement de la jeunesse et de loisirs etc. – puisque l’image de cette époque est désormais définitivement contaminée par les conséquences de la crise économique et par la spatialisation et l’ethnicisation de la perception des problèmes sociaux, les grands ensembles et leur transformation en « cités » ou « quartiers sensibles » incarnant cette contamination.

Cette analyse de l’évolution des représentations peut paraître loin du sujet qui nous occupe ; celle-ci joue néanmoins à notre sens un rôle très important dans la dynamique de gentrification, et pas seulement du point de vue des actions municipales engagées dans le quartier. Ces représentations – notamment les représentations négatives des grands ensembles, et celles, positives, d’une ville populaire mais pas industrielle au sens des années 1970 – ont, comme on l’a vu, fortement structuré les choix résidentiels des ménages gentrifieurs que nous avons rencontrés vers le Bas Montreuil, quartier pas si « ancien » mais dépourvu de grands ensembles massifs. Si les contraintes financières les dirigeaient nécessairement vers des espaces populaires, il fallait autant que possible que ce soit vers des quartiers qui ne portent pas le stigmate de la « nouvelle question sociale » et qui soient au contraire valorisés dans le nouvel imaginaire urbain.

Enfin, comment ne pas entendre d’échos entre l’analyse que fait Sylvie Tissot des fondements idéologiques de la politique de la ville – « l’effacement du conflit, et notamment le conflit de classes, comme grille d’analyse des problèmes urbains » (Tissot, 2007, p. 169) – et les représentations sociales partagées par les gentrifieurs que rencontrait Catherine Bidou quelques années plus tôt à Aligre, représentations desquelles la différenciation et la conflictualité sociales étaient absentes ? De même, la mixité et l’ancienneté, mots d’ordre de la nouvelle politique urbaine, sont des valeurs portées par ce groupe social. La même grille de lecture de la société semble avoir été partagée par les élus, les experts de la ville et une partie des classes moyennes gentrifieuses – ces deux dernières catégories occupant objectivement des positions proches dans l’espace social. Un même contexte idéologique a ainsi structuré les représentations et les pratiques aussi bien des ménages que des institutions dans un sens qui s’est avéré favorable à la gentrification. Les catégories de perception et de jugement qui ont orienté la politique urbaine locale se retrouvent chez les gentrifieurs qu’elle a contribué à attirer.