2.3.2 L’apparition du Bas Montreuil dans les médias : une « terre d’accueil » pour artistes parisiens

A partir de 2000, une autre image de la ville, connotée plus positivement, émerge à l’occasion de reportages dans le Bas Montreuil. Elle apparaît d’abord dans des magazines de société, sous la plume de journalistes interpellés par ce qu’ils perçoivent comme une migration de Parisiens hors de la capitale. Deux articles seulement évoquent ce phénomène avant 2000. L’un, plutôt circonspect, reflète bien les deux images de la ville qui coexistent encore, l’ancienne et la nouvelle, que vont bientôt incarner le plateau des « cités » d’un côté, le Bas Montreuil de l’autre331 :

« Les prix pratiqués à Montreuil ont attiré une population relativement « branchée », qui a accepté de franchir le périphérique, car beaucoup parmi ceux qui ne jurent que par Paris, ont fini par craquer devant le pavillon avec jardin, que l’on peut acheter au prix d’un trois-pièces dans le XVe arrondissement. […] Ainsi, les premiers à sauter le pas ont été les artistes, des musiciens de jazz qui animent les quelques clubs à proximité de la rue de Paris, des journalistes, des producteurs de cinéma. […] Cependant, il ne faut pas dresser trop rapidement le portrait d’une ville qui serait le refuge des marginaux (au sens noble du terme) de l’agglomération parisienne. En effet, Montreuil reste une banlieue avec ses problèmes sociaux, ses quartiers difficiles et ses cités peu fréquentables. Il y a encore des blocs d’immeubles dans lesquels il ne fait pas bon se promener seul, essentiellement dans les quartiers les plus éloignés du métro. » (Le Particulier Immobilier, 1998, p. 24-25)

L’autre article, paru dans Libération dans le cadre d’une série de reportages sur des villes de l’agglomération parisienne (23 mai 1996, p. 18) et intitulé « Pourquoi Montreuil fait-il accourir les Parisiens ? », donne en revanche le ton des articles qui vont se multiplier à partir de l’année 2000 (Elle, 5 mai 2000 ; L’Express, 29 juin 2000 ; Paris Match, septembre 2000 ; Le Point, octobre 2000 ; L’Humanité, avril 2001 ; Le Point, août 2003 ; Le Figaro, septembre 2002). Tous ces articles se penchent sur ces Parisiens « artistes, stylistes, branchés » qui « se font volontiers oiseaux migrateurs » et s’installent en petite couronne. Selon les expressions des journalistes, ils trouvent « à l’Est » leur « paradis », leur « Eden », leur nouvelle « terre promise », leur « Eldorado ». Tous soulignent aussi le rôle de « défricheurs » joué par les artistes, non sans participer à la construction de ce rôle ; en effet ces articles publiés dans les rubriques « Paris branché », « Paris secret » et autres dossiers consacrés aux nouveaux quartiers à la mode, visent à indiquer aux lecteurs parisiens les lieux où ils « peuvent » désormais se rendre : « aujourd'hui, on n’hésite plus à franchir le périph’ pour une soirée rock à Bagnolet ou une exposition « recyclage » à Montreuil », indique ainsi une journaliste de Elle (2000, p. 239).

Ces « reportages », souvent rapides, sont organisés autour de quelques portraits de lieux et de leurs occupants, toujours à peu près les mêmes d’un article à l’autre : les Instants Chavirés et leur cofondateur Philippe Brachetta ; l’ancienne usine Chapal et ses occupants, artistes plus ou moins renommés ; la librairie Folies d’Encre et son fondateur, Jean-Marie Ozanne ; un restaurant africain, Rio dos Camaros, et le couple qui le tient ; le Bar du marché et son patron, Saïd ; un collectif de photographes, Tendance Floue ; parfois un anonyme des métiers artisanaux du spectacle (costumier, décorateur…) et souvent une institution culturelle municipale, le cinéma le Méliès et son programmateur Stéphane Goudet, la Maison Populaire ou la salle de concert la Pêche (ces deux dernières étant situées hors du Bas Montreuil)332. Dans tous les cas, le journaliste indique que le rayonnement de ces personnalités et de ces espaces dépasse largement Montreuil : il est par exemple précisé que Stéphane Goudet est maître de conférences à la Sorbonne et critique cinéma à Positif, que Jean-Marie Ozanne est le fondateur du Salon du livre de jeunesse, que les Instants Chavirés accueillent un réseau international de musiciens, que les artistes de l’usine Chapal exposent « à Paris, Amsterdam, Berlin ou New York » (Elle, 2000, p. 244)… En outre, certains journaux n’hésitent pas à faire la liste des personnalités qui vivent là (Le Figaro, 2002) ou qui chercheraient à s’y installer (Le Parisien, 2002) : écrivains, éditeurs, peintres, sculpteurs, photographes, cinéastes, dessinateurs, musiciens « de jazz » pour Le Figaro, acteurs, réalisateurs ou chanteurs pour Le Parisien.

Il est étonnant de voir à quel point la « mue » de la banlieue Est, apparue tout à coup dans la presse, est présentée comme l’effet d’un débordement de Paris au-delà du périphérique. Une expression qui résume cette perspective s’impose rapidement d’un magazine à l’autre : Montreuil serait le « 21e arrondissement de Paris »333, comme si les traits de caractère révélés par le quartier et appréciés des journalistes ne pouvaient être assimilés à la « véritable » banlieue – en premier lieu les activités de création artistique qui seraient par essence parisiennes, comme le suggèrent les références à Montmartre ou Montparnasse :

« Montreuil capitale des arts, des lettres et du cinéma. Il y a eu Montmartre, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés, aujourd'hui c’est Montreuil. Selon certains, ils seraient trois mille, peintres, sculpteurs, comédiens, musiciens, à avoir choisi de s’y exiler. » (Paris Match, septembre 2000)
« Montreuil-sous-Bois, Montreuil la Rouge... des vergers du XVIIIe siècle à la cité industrielle du XXe siècle, cette commune de Seine-Saint-Denis est devenue un "nouveau Montmartre", le XXIe arrondissement de Paris. De fait, ses ex-usines et ses entrepôts accueillent plasticiens, musiciens, cinéastes. Plongée dans un bouillon de culture. » (Le Point, 2003, p. 66-70)

Entre les lignes, les journalistes laissent filtrer leur surprise face à ce qui apparaît comme un paradoxe : il y aurait de la production culturelle légitime en banlieue334. Celle-ci provient néanmoins de parisiens « exilés » et non de « véritables montreuillois » (Libération, 1996). Même lorsqu’ils habitent Montreuil depuis plus de vingt ans (comme Dominique Cabrera, interviewée dans plusieurs articles), ils sont présentés comme des « exilés » ayant « fui Paris ». Montreuil prend ainsi des airs de « refuge », de véritable terre d’accueil pour tous ceux qui sont chassés de la capitale ou la fuient délibérément.

« Le 21 e arrondissement de Paris existe déjà. A l’Est. Montreuil en est la pépite qui, après avoir vu ses usines abandonnées investies par une cohorte d’artistes désargentés, accueille désormais les urbains en rupture de bitume » (Elle, 2000, p. 239).

Les artistes interviewés alimentent cette image romantique s’appuyant sur le couple exil / refuge, où Montreuil tient le beau rôle et Paris le mauvais. Les contraintes objectives les ayant conduits à quitter Paris ne sont pas occultées, à tel point qu’ils ne semblent rien regretter de leur ancienne résidence. Inversement, le jugement est sans réserve sur leur quartier d’accueil ; l’engouement pour leur nouvelle résidence fait ainsi table rase des anciennes images de la ville, comme si elles n’avaient jamais existé ou n’avaient pas prise sur eux335. Libéré des défauts de Paris, le Bas Montreuil ne présente pas pour autant ceux de « la banlieue ». Il présente des caractères particuliers : un stock important d’usines désaffectées qui évoquent TriBeCa ou Brooklyn (L’Express, 29 juin 2000, p. 13)336 ; mais aussi des maisons individuelles nombreuses et des jardins qui lui donnent alors « un air de campagne » (« Le soir, la rue sent le feu de bois… » Elle, 2000, p. 244) et engendre une vie sociale conviviale entre voisins ; ou encore (mais de façon plus marginale) un caractère populaire désuet lui donnant un aspect « hors du temps », en même temps qu’un brassage multiculturel qui le met en lien avec la terre entière. Les références sont multiples et contradictoires (quoi de commun entre TriBeCa et la campagne ?) mais toujours mobilisées dans un registre laudatif. Elles placent le quartier comme hors du temps et hors du lieu, bien loin de la petite couronne parisienne des années 1990. L’image du Bas Montreuil qui se met ainsi en place entre 2000 et 2003 s’articule finalement autour de quatre aspects : un refuge pour artistes et créateurs ; un village calme et campagnard ; un « village planétaire » où, comme autrefois à Aligre, « des cafés et des épiceries multicolores s’échappent des odeurs venues de l’autre côté de la Méditerranée » (L’Express, 2000, p. 13) ; et enfin un « Eden » immobilier aux portes de Paris.

Lorsque la catégorie de « bourgeois-bohème » arrive en France, elle est immédiatement utilisée pour qualifier ce mouvement d’installation de parisiens dans la banlieue Est ; le Bas Montreuil incarne l’exemple paradigmatique de ce phénomène « bobo »337. Un article du Monde au titre général (« Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris », Le Monde, 29 mai 2004) est ainsi intégralement consacré au Bas Montreuil. L’étiquette colle si bien au quartier et au phénomène de gentrification qui commence à toucher le reste de la ville qu’elle est reprise par tous les journalistes à l’occasion de la campagne pour les élections municipales de 2008. Les élections sont en effet traitées d’une part de façon classique par les services politiques et d’autre part sous un angle plus « sociologique », celui de l’effet de la nouvelle population (comme dans cet article du Parisien intitulé « Les bobos, ici, ils sont mal vus »). La victoire de Dominique Voynet est interprétée comme l’expression du nouveau rapport de force entre « cocos » et « bobos », ou entre anciens et néo- montreuillois, ou encore entre le Haut et le Bas Montreuil – et plus généralement comme la fin du communisme municipal dans la petite couronne parisienne et la manifestation de l’embourgeoisement du cœur de l’agglomération. Les analyse que l’ont peut faire de ce résultat sont bien sûr plus complexes et renvoient aussi à des questions d’alliances (le PS ayant tardivement retiré le soutien qu’il avait initialement offert à Jean-Pierre Brard) et d’« usure » du pouvoir, ainsi qu’à la montée de l’abstention dans les quartiers populaires (Abbey, 2010).

Le quartier a donc progressivement acquis dans les représentations une autonomie à l’égard du reste dans la ville, parvenant à effacer le stigmate de la « banlieue ». Les images qui lui sont associées et qui sont, on l’a vu, largement déconnectées de la réalité, reposent sur la visibilité des nouveaux résidents dont certains se sont investis dans des événements publics (portes ouvertes des ateliers d’artistes, organisation d’un carnaval, etc.) ou dans des mobilisations collectives (pour la défense du cinéma associatif le Méliès, pour la construction d’un nouveau collège). Nous étudierons les ressorts de ces investissements au chapitre 7.

Notes
331.

Un autre journaliste, dont l’article fait cette fois clairement un portrait laudatif de la ville, ne peut s’empêcher cette remarque nuancée : « Montreuil souffre d’une certaine schizophrénie. C’est une jolie-laide. Se côtoient les immeubles des années 70 – béton et architecture soviétique – et la beauté parfois un peu délabrée des vieilles maisons » (L’Express, 2000, p. 12-13).

332.

Présentés comme des « exemples » dans un foisonnement de lieux « branchés », ces lieux – notamment les restaurants et bars – sont en fait à peu près les seuls de la ville que les anciens parisiens ont trouvé ou adapté à leurs goûts.

333.

« Derrière le périph’, le 21e arrondissement de Paris » (Elle, 2000) ; « Montreuil. L’irrésistible ascension du « 21ème arrondissement » de Paris » (Zurban, 2003a) ; « Montreuil, extension parisienne » (Zurban, 2003a) ; etc. D’autres communes limitrophes comme Neuilly comme Boulogne ont à d’autres périodes ou dans d’autres milieux été présentées comme « le 21e arrondissement de Paris », plutôt en rapport avec leur marché immobilier très prisé.

334.

Cf. par exemple la remarque du journaliste du Point à la fin de son article : « Oui… décidément, il y a une vie après le périph’ ! » (Le Point, 2003, p. 67).

335.

Ce renversement radical de polarité semble là pour attester de leur anticonformisme et de leur liberté de jugement, attributs de leur profession et du rôle social qui y est associé. Il reflète sans doute également pour certains une certaine imperméabilité au contexte social dans lequel ils s’installent, une capacité à s’en affranchir en transplantant à Montreuil leurs habitudes et leurs réseaux parisiens.

336.

« Outre sa proximité avec Paris, Montreuil a un avantage : ses anciennes usines et ses nombreux ateliers de menuiserie […] se transforment facilement en lofts immenses au loyer abordable. Et ses friches industrielles, comme des points verts dans ce tissu urbain dense, lui donnent un petit air de campagne » (L’Express, 29 juin 2000, p. 13). « Ici, les ateliers à retaper, les locaux d’artisans à restaurer, les usines à réhabiliter et les pavillons avec jardin désertés sont encore nombreux, même si le filon commence à s’épuiser et les loyers à flamber » (Elle, 2000, p. 239).

337.

« Banlieue Est : les bobos débarquent », Le Point, 2000 ; « Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris », Le Monde, 2004 ; « Montreuil. Nid de bobos », L’Express, 2006 ; « Montreuil. Repaire de bobos », L’Express, 2008.