Conclusion : une conjugaison de facteurs propices à l’arrivée de certains gentrifieurs

Jusqu’à la fin des années 1990, l’offre immobilière du Bas Montreuil entendue au sens large – type et état du bâti, valeur économique et valeur symbolique du quartier, règles officielle et officieuses qui y prévalent, enjeux politiques dont il est l’objet – apparaît particulièrement propice à une gentrification au sens le plus restreint et ancien du terme, c'est-à-dire à une appropriation et un détournement des bâtiments anciens et anciennement populaires par des ménages privés plus jeunes et plus diplômés que la population installée.

L’abandon tardif de la politique de conservation industrielle puis l’échec relatif des opérations de conversion des friches industrielles et artisanales en locaux d’activités tertiaires ont créé les conditions favorables à la gentrification en permettant l’appropriation par des individus privés de locaux et de logements : en ne rasant pas ces friches industrielles, en n’autorisant pas d’emblée leur remplacement par des bureaux, en maintenant un COS résidentiel très bas pour contenir les offensives spéculatrices, la mairie a tenu à distance les grosses opérations privées d’aménagement qu’ont connues d’autres communes anciennement industrielles. Dans des municipalités ayant tôt reconnu le caractère inéluctable de la désindustrialisation du cœur de l’agglomération parisienne – au moins autant par intérêt politique et électoral que par lucidité – et qui voient d’un bon œil le départ de ces activités et de leurs salariés, les friches sont très rapidement destinées à la reconversion en bureaux et logements et sont vendues à des opérateurs privés, avec à moyen terme des effets tout à fait différents en termes de renouvellement socio-démographique. Le cas d’Issy-les-Moulineaux338, où André Santini, UDF, est élu maire la même année que Jean-Pierre Brard et hérite d’une ville également touchée par la crise industrielle, est emblématique : dès les années 1990, on n’y trouve plus aucune trace des anciennes usines, en grande majorité livrées à des promoteurs privés. Quant aux logements ouvriers devenus vétustes au début des années 1980, ils ont été rasés et remplacés par des programmes neufs. Cette politique était inconcevable à Montreuil et la mairie communiste a essayé pendant un temps de conserver ce bâti et ces activités ; mais la désindustrialisation s’est poursuivie dans les années 1990, « aussi les tentatives de réinjecter la fabrication dans les vieux espaces industriels ont-elles rencontré peu de succès, malgré la volonté des municipalités de gauche de préserver leur base économique et sociale. Devant les friches industrielles qui restaient désespérément vides, les autorités locales ont été conduites à modifier leur attitude » (Boyer, Decoster, Newman 1999, p. 5-6).

En 1990, le Service de Développement Economique dénombre encore 39 friches industrielles, presque toutes situées dans le Bas Montreuil, qui représentent en tout 14 hectares mais correspondent, on l’a vu, à des bâtiments de taille moyenne. Peu propices à des opérations d’envergure et dans un premier temps soumises à des règles d’urbanisme très contraignantes, elles intéressent peu les investisseurs. Sur les plus grandes, des opérations d’aménagement sont engagées par la mairie, mais la lenteur de leur mise en œuvre, parfois accentuée par l’opposition d’associations d’habitants, laisse le temps à des occupants illégaux de s’installer. Ainsi, avant que ne sortent de terre les immeubles de bureaux qui marquent aujourd'hui le paysage proche du périphérique, les entrepôts voués à la démolition sont squattés, provisoirement par des populations étrangères exclues du parc social et plus durablement par des artistes. Les plus petites usines attirent des petits entrepreneurs, artisans, artistes et professions libérales qui cherchent un local d’activité tout autant qu’un logement. Dans un premier temps, ils doivent affronter la mairie qui, on l’a vu, utilise pleinement ses prérogatives en matière de maîtrise du foncier. Cela contribue en réalité à sélectionner des acquéreurs qui savent que les règles d’urbanisme relatives aux constructions, aux travaux et aux changements d’affectation peuvent être négociées ou bien contournées par des pratiques illicites. Puis, on l’a vu, l’impossibilité pour la mairie de valoriser tout le patrimoine préempté la conduira à voir d’un œil plus favorable ces initiatives privées. Les choix politiques paraissent donc de première importance pour comprendre comment et par qui les anciens locaux d’activité se sont trouvés réhabilités et détournés en espaces de résidence et de travail par des initiatives entièrement privées.

Du côté des logements, le parc ancien a subi tout au long des années 1960 et 1970 les effets collatéraux de la politique de maintien de la vocation industrielle et du gel des terrains lié au projet d’autoroute : dégradation et dévalorisation des logements, vieillissement et paupérisation des résidents. Puis c’est la politique de préemptions qui limite la hausse des prix et dissuade les propriétaires privés d’entretenir ou d’essayer de revendre leur bien. Au début des années 1990 encore, une grande partie des propriétaires dans le Bas Montreuil sont des personnes âgées et modestes339, et les prix moyens pratiqués sont très bas : à la veille de l’abandon des préemptions, en 1997, alors même que globalement le marché immobilier parisien a atteint son niveau de prix le plus faible depuis le début de la crise en 1993, le prix moyen au mètre carré à Montreuil est presque 30 % inférieur au prix moyen dans le 20e arrondissement de Paris (1300 euros le mètre carré contre 1800 euros). Cet ensemble de conditions facilite clairement l’accession à la propriété de ménages jeunes aux ressources économiques limitées et qui préfèrent (par choix et/ou par nécessité) acheter un bien qui nécessitera des travaux.

La morphologie héritée de l’histoire du quartier, avec son enchevêtrement de locaux d’activité et de logements anciens, attire en même temps de plus en plus, à mesure qu’elle est désignée dans les représentations collectives comme la norme de l’urbanité, par opposition aux espaces monofonctionnels désignés comme les « banlieues-dortoirs », qu’elles soient de HLM ou de pavillons périurbains. La mise en valeur du « patrimoine horticole » et la construction de la tradition locale du cinéma, indirectement liées à la naissance de la thématique des « quartiers sensibles », ont également contribué à faire de Montreuil un espace moins répulsif pour les « classes moyennes cultivées ».

Si nous insistons sur les caractéristiques de cette offre immobilière, nous avons aussi montré que l’existence d’un bâti disponible et adapté à la demande des gentrifieurs ne suffisait pas à enclencher la gentrification. Il a fallu que le rapport social et politique local leur soit favorable, à la fois comme micro-entrepreneurs immobiliers et comme micro-entrepreneurs de politiques urbaines. Dans leurs mobilisations autour des écoles, du cadre de vie, de l’offre culturelle, etc., et même lorsque celles-ci étaient clairement dirigées contre la majorité municipale, ils ont été considérés comme des interlocuteurs valables par des élus convertis à la « participation citoyenne », intéressés par la dynamique qu’ils pouvaient insuffler dans un quartier en déréliction et préférant à tout prendre les avoir avec eux que contre eux. Un entretien avec l’ancien maire réalisé au printemps 2010 confirme cette analyse340. Jean-Pierre Brard y évoque à la fois l’une des premières conversions d’usine en logements et l’une des premières mobilisations collectives liées à l’arrivée des « couches moyennes » dans le Bas Montreuil :

‘Nous avons largement contribué à l'arrivée des couches moyennes, y compris en permettant, à titre exceptionnel, de faire des lofts, ce qui n'était pas le cœur de notre politique municipale. Nous, notre axe de politique municipale, ça a toujours été de remettre des emplois là où il y avait des emplois. Donc pas de lofts, par principe. Sauf quand c'était pas récupérable, parce que c'était mal foutu, etc. Donc on a contribué, et moi je me rappelle très bien d'une ancienne usine, c'était une entreprise suédoise... […] Et alors, là il y a un groupe de professions moyennes, dans l'urbanisme, venant de Paris, qui vient me voir. A peine démagos, avec leur press-book, avec des citations de Louis Aragon, Paul Eluard, etc. Ils me prenaient un peu pour un demeuré, là. Et donc je leur fais observer que le clin d'oeil était un peu appuyé quand même. Et donc ils me vendent leur salade, et à l'époque, il faut imaginer qu'il y a une vingtaine d'années, le Bas-Montreuil était en déshérence totale: les usines en dépôt de bilan, des immeubles vétustes avec du plomb dans les peintures, etc. Nous étions confrontés à un problème difficile. Donc on a beaucoup construit, des petites opérations, non pas des cités au sens traditionnel. Et, donc je leur explique la politique municipale, et je leur dis : « nous allons réfléchir, revenez me voir dans trois semaines ». Mais déjà, la friche elle était mal foutue, on allait jamais pouvoir la récupérer, donc peut-être qu'il y avait quelque chose à faire. Alors ils reviennent me voir, et je leur dis : « Nous avons réfléchi, et nous allons vous donner notre accord, mais à une condition... : que vous vous considériez comme une greffe dans le Bas Montreuil et que vous contribuiez à revitaliser la vie sociale ». Là, je leur ai donné les coordonnées des écoles, du curé du quartier, ils étaient très étonnés d'ailleurs quand je suis arrivé au curé... Et donc ça s'est fait comme ça, et y compris là on a des adversaires politiques aujourd'hui. Mais ça, on savait que en faisant ça, on amenait aussi de nouveaux problèmes chez nous, mais, moi je suis marxiste, donc la contradiction, ça ne m'impressionne pas du tout, au contraire, c'est un levier. Mais nous avons fait le choix de la reconquête de la ville, du point de vue de la vie sociale et urbaine, plutôt que de bétonner sur le plan électoral mais sans résurrection de la ville d'une certaine manière. […] Et nous avions à l'époque plusieurs grands projets urbains à Montreuil avec des ZAC. Il y en avait une en particulier de 20 hectares, et l'autre de 12 hectares, dans un lieu très urbanisé, c'était très ambitieux. Et le Bas Montreuil commençant à revivre et il y a eu quelque chose d'intéressant, c'est que les nouveaux venus n'avaient pas du tout envie de tous ces nouveaux grands projets. C'est à dire qu'au moment où la vie à commencé à se réinstaller, cette vie s'est exprimée pour dire « nous, on veut pas de ça ». […] C'est la greffe qui a pris ! Bien sur, elle a pris ! Elle a pris, et à un moment donné, elle s'est retournée vers le pépiniériste en disant « non non non, on ne veut pas comme ça » [rires]. Mais ça, le jour où on leur a donné notre accord... C'est symbolique ce lieu hein, y'a pas que celui là, mais on a aussi assumé ça virtuellement, et moi j'en étais assez conscient. (Jean-Pierre Brard, entretien réalisé au printemps 2010 par Kenny Abbey)’

Le quartier « gentrifiable » nous apparaît ainsi à l’issue de cette analyse comme un espace physique et social où, à un moment donné, des gentrifieurs potentiels aux ressources et aux projets adéquats peuvent prendre position aussi bien dans l’offre immobilière que dans l’espace social et la vie politique. Les deux chapitres qui suivent ont pour objectif de saisir ces ressources, ces projets ainsi que les modalités de cette « prise de position », en tenant compte des évolutions dans le temps de ce contexte structurant – les évolutions étant en partie liées à la présence et au travail des premiers gentrifieurs. Nous explorerons d’abord les entreprises d’acquisition-rénovation de bâtiments anciens puis nous analyserons les mobilisations dans l’espace social et politique.

Notes
338.

Les politiques de revitalisation d’Issy-les-Moulineaux et de Montreuil font l’objet d’une comparaison in Boyer, Decoster et Newman,1999.

339.

Les sédentaires, qui en 1990 habitent le même logement qu’en 1982, sont composés à 13 % de personnes âgées de plus de 74 ans (9,3 % dans l’ensemble de Montreuil) et à 33 % de personnes âgées de 60 ans et plus (27 % dans l’ensemble de Montreuil).

340.

Entretien réalisé par Kenny Abbey dans le cadre d’un mémoire de fin d’études pour l’IEP de Grenoble, sous la direction de Charlotte Halpern et Jean-Paul Bozonnet (Abbey, 2010), dont nous avons pu lire la retranscription intégrale.