Chapitre 6. Valoriser des biens immobiliers singuliers : la mobilisation de ressources et de dispositions particulières

Nous avons vu dans le Bas Montreuil émerger un bien immobilier demandé, le loft, et ses avatars – « surfaces atypiques », « plateaux » à aménager, etc. (cf. chapitre 4). Bien avant que n’interviennent les professionnels de l’immobilier, ce sont des particuliers qui ont transformé en logements d’anciens entrepôts, usines, garages, locaux d’activités désaffectés341 et souvent délabrés. Le Bas Montreuil, quartier en pleine mutation, offrait en effet dans les années 1980 et 1990 des « interstices urbains » permettant ce type de conversion. Nous allons voir ici pourquoi et comment certains gentrifieurs y ont pris place.

La production d’espaces gentrifiés est au cœur des analyses de la gentrification. Pourtant, les modalités concrètes de l’appropriation et de la conversion d’un territoire, c'est-à-dire d’abord de bâtiments, de « mètres carrés » pour reprendre une expression de nos enquêtés, sont rarement étudiées en tant que telles. Dans les théories marxistes, le problème est souvent supposé résolu par la seule force des intérêts économiques. C’est le cas dans la théorie du rent gap initialement défendue par Smith (Smith, 1979), qui « suppose les consistances territoriales solubles dans les “eaux glacées du calcul égoïste” » (Bordreuil, 1994, p. 157). Mais c’est aussi le cas d’autres travaux plus anthropologiques, qui font référence aux « failles » du marché immobilier sans expliciter la façon dont les « nouveaux habitants » s’y « glissent » ; ainsi Sabine Chalvon-Dermersay, à propos de la transformation de Daguerre, passe de l’exposition des motifs du « choix » de ce quartier (chapitre 1) à l’analyse des façons d’y habiter (chapitre 2 et suivants) avec pour seule transition le constat suivant342 :

« Le processus semble être le suivant : dans le cadre des grandes tendances d’évolution qui affectent la capitale […], de nouveaux habitants se glissent dans les interstices d’un tissu urbain en transformation, se faufilant dans les maillons faibles du marché immobilier. » (Chalvon-Demersay, 1984, p. 30).

Peu de travaux étudient concrètement la façon dont les premiers gentrifieurs « se glissent » dans ces interstices urbains et les revalorisent : comment ils ont connaissance de leur existence, pourquoi ils les estiment « disponibles », « appropriables », de quelles ressources ils doivent disposer pour y accéder et pour les transformer… Les « artistes » sont souvent présentés comme les agents tout désignés de cette conversion territoriale ensuite « récupérée » par le marché. Poussés dans ces espaces abandonnés et dévalorisés par leur condition économique (qui les en exclura un peu plus tard), disposés à cette « incursion territoriale et pionnière dans des espaces d’altérité » par la valeur qu’ils accordent à la transgression des frontières (Bordreuil, 1994), ils les revaloriseraient symboliquement par leur présence, leur mode de vie et leurs productions, préparant le terrain pour « le capital », c'est-à-dire l’industrie culturelle et le secteur immobilier. C’est ce que décrit David Ley (2003), qui souligne le rôle des artistes (comme agents) et de l’esthétisation (comme processus) contribuant à la gentrification : « l’œil rédempteur de l’artiste pouvait transformer les rebuts en art ; l’œil calculateur des autres pourrait transformer l’art en aménités » (Ley, 2003, p. 2542). C’était aussi, sous un angle différent, ce que montrait Sharon Zukin (1982) dans son étude historique de l’invention du « loft living » dans le Manhattan des années 1960, mettant en évidence un « compromis historique » entre le capital et la culture, une alliance nouvelle entre les artistes et le « patriciat urbain ». Pourtant, ce « portrait de l’artiste en préposé culturel du capital, en agent d’infiltration qui travaille pour des détenteurs de capitaux cherchant de bons placements » lui fait selon Jean-Samuel Bordreuil, à la fois « trop d’honneur et trop d’indignité » (Bordreuil, 1994, p. 147) : il lui prête beaucoup de puissance (préparer le terrain pour « l’arrière-garde middle class ») mais la lui confisque en même temps (il n’en est pas maître, ce travail se retourne contre lui in fine). Nous partageons ce point de vue de J.-S. Bordreuil, qui ajoute que les artistes ne sont pas les seuls agents capables de cette conversion territoriale, comme le montrent de nombreux quartiers gentrifiés (Park Slope à New York, mais aussi Daguerre ou Croix-Rousse et plus récemment Sainte-Marthe à Paris).

Les travaux qui s’emploient à étudier les processus d’appropriation et de conversion économique, juridique et physique des territoires343 (Bordreuil, 1994 ; Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008) soulignent, d’une part, l’importance des configurations territoriales particulières avec lesquelles les gentrifieurs doivent interagir, qui exigent de leur part de mobiliser des ressources importantes et variées, en général non financières ; d’autre part, ils montrent que ce travail de revalorisation mené par les gentrifieurs est un travail à la fois sur l’espace et sur leur propre trajectoire sociale – travail de « percée » pour les artistes de SoHo (Bordreuil, 1994), de « réparation » pour les jeunes de Sainte-Marthe (Bidou-Zachariasen, Poltorak, 2008). S’ils sont « pionniers », c'est-à-dire qu’ils sont suivis par d’autres qui récolteront les fruits de leur défrichage et contribueront parfois à les en évincer, ils tirent eux-mêmes des bénéfices de cette opération. Nous faisons l’hypothèse qu’en convertissant des biens immobiliers, les gentrifieurs convertissent aussi certaines de leurs ressources en un « capital résidentiel » multidimensionnel.

C’est dans cette perspective que nous proposons d’analyser le travail d’acquisition et de transformation de biens immobiliers dégradés réalisé par les « convertisseurs » du Bas Montreuil. Ce terme désignera ici les gentrifieurs qui ont acheté d’anciens locaux d’activité ou d’anciennes maisons individuelles et les ont transformés de fond en comble, réalisant – en grande partie eux-mêmes – de très importants travaux ; ce faisant, ils ont transformé à la fois le bâti, la fonction des lieux, leur valeur économique et contribué au passage à l’évolution des « règles du jeu » immobilier local344. Dans un premier temps, nous explorerons les logiques économiques et symboliques de ce « choix résidentiel » très particulier en le replaçant dans les trajectoires des individus. Nous présenterons ensuite cinq récits de conversions plus ou moins « réussies », afin de mettre en évidence, dans un troisième temps et de façon plus systématique, les conditions de possibilité de ces opérations et les ressources qu’elles ont mobilisées. Nous proposerons finalement de considérer les biens immobiliers dégradés choisis par nos enquêtés comme des « singularités » (Karpik, 2007) et les opérations d’acquisition-conversion les concernant comme participant à la mise en place d’un « marché de singularités ». Il ne s’agira pas de « faire entrer » tous les cas que nous avons rencontrés dans le paradigme élaboré par Lucien Karpik à propos de produits culturels et de biens de luxe, mais de mobiliser celui-ci in fine pour mettre en évidence un certain nombre de traits spécifiques des opérations effectuées par les « convertisseurs ». La question de la rencontre entre offre et demande dans un contexte d’incertitude est en effet centrale en sociologie économique depuis longtemps : quels sont les équipements sociaux, juridiques et cognitifs nécessaires pour surmonter l’incertitude et organiser la rencontre entre le consommateur et le produit ? En répondant à cette question, on ouvre en même temps de nouvelles pistes pour analyser les médiations entre les trajectoires et les choix réalisés par les gentrifieurs.

Au final, on montrera que, dans le Bas Montreuil, tous les gentrifieurs potentiels n’étaient pas aptes à être des convertisseurs sur le marché immobilier, et l’on reviendra sur l’idée de la gentrification comme déplacement de la frontière entre « culture » et « capital » (Zukin, 1987).

Notes
341.

Certains bâtiments ayant de facto une nouvelle affectation illégale : ateliers clandestins, logements sociaux illégaux…

342.

Elle mentionne il est vrai le « niveau modéré des prix de l’immobilier » à Daguerre, l’adéquation des appartements de petite taille à la structure des ménages gentrifieurs et l’image de « quartier militant » du 14e arrondissement.

343.

Les travaux qui étudient le travail d’appropriation et de conversion sociale et symbolique sont plus nombreux, comme Bensoussan et Bonniel, 1979a et 1979b, Bensoussan, 1982, Chalvon-Demersay, 1984. Nous les mobiliserons davantage au chapitre suivant.

344.

Cette définition recouvre presque entièrement la génération des « convertisseurs » identifiée au chapitre 3. Mais elle inclut aussi, on le voit, presque tous nos « pionniers », qui ont également converti d’anciens locaux d’activité en logements (Marc, Edith, Luc, Pierre, Francine) et il nous arrivera de les citer ici ou là, leur expérience étant souvent proche de celle des « convertisseurs ». Toutefois nous ne les incluons pas à l’analyse du corps de ce chapitre et préférons revenir seulement en conclusion sur leur participation au processus décrit ici.