Les « convertisseurs » viennent dans le Bas Montreuil avec des projets résidentiels assez classiques. A l’étroit dans leurs appartements parisiens, ils cherchent tous à s’agrandir à la naissance de leur premier ou de leur deuxième enfant. Certains veulent en profiter pour essayer de rassembler espace de travail et logement en un même lieu, pour des raisons avant tout pratiques ; mais il s’agit en général seulement de disposer de mètres carrés supplémentaires – du moins est-ce le projet initial345. Ils achètent pourtant des biens immobiliers particuliers, inhabitables en l’état, très vastes, nécessitant de gros efforts d’aménagement. Nous avons souhaité dans un premier temps comparer leurs acquisitions à celles réalisées par leurs semblables – des parisiens des catégories intermédiaire et supérieure (groupes socioprofessionnels 3 et 4). Nous avons pour cela utilisé les bases de données notariales concernant les acquisitions de logements réalisées en 1998 et 2007, qui étaient à notre disposition (cf. annexe 3). Observons tout d’abord quelques caractéristiques de ces acquisitions.
On constate tout d’abord qu’en 1998, les ménages parisiens des catégories intermédiaires et supérieures qui achètent dans le Bas Montreuil dépensent à peine moins que ceux qui restent dans Paris et achètent dans le 20ème arrondissement (l’écart est de moins de 1200 euros sur le montant moyen des transactions). Quitter Paris leur permet en revanche d’accéder, pour un budget équivalent, à un appartement plus grand ou à un logement individuel : 33 % des acquéreurs parisiens des groupes 3 et 4 achètent un logement de plus de 80 mètres carrés ou une maison individuelle dans le Bas Montreuil, contre seulement 12 % dans le 20ème arrondissement. Sont donc incités à partir de Paris ceux qui privilégient la surface sur une localisation centrale. Si nous les comparons maintenant à l’ensemble des acquisitions réalisées dans le quartier en 1998, il apparaît que les acquéreurs parisiens des groupes 3 et 4 dépensent nettement plus que la moyenne des acquéreurs (leur budget moyen est de 98 800 €, contre 86 600 € pour les acquéreurs de toutes groupes et de toutes provenances géographiques confondues) et ils acquièrent des surfaces plus importantes (12 mètres carrés de plus en moyenne, et davantage de maisons).
En 2007, le constat est un peu différent : les ménages parisiens des catégories intermédiaires et supérieures qui achètent dans le Bas Montreuil dépensent en moyenne 40 000 € de moins que ceux qui achètent dans le 20ème arrondissement. Dans un contexte de prix parisiens extrêmement élevés, l’acquisition dans le Bas Montreuil permet alors d’avoir un peu plus grand (mais la différence s’est tassée : seulement 19 % achètent plus de 80 mètres carrés, contre 13 % de ceux qui achètent dans le 20ème) mais surtout de dépenser nettement moins. S’imposant à davantage de ménages, la décision d’acheter en banlieue s’avère moins « discriminante » : en simplifiant légèrement, on peut dire qu’on ne vient plus (ou moins) à Montreuil pour obtenir un bien immobilier particulier (appartement très vaste ou maison individuelle), mais simplement pour pouvoir acheter un logement avec son budget. Les biens acquis par les parisiens cadres et professions intermédiaires semblent d’ailleurs moins exceptionnels qu’en 1998 par rapport à la moyenne des transactions effectuées dans le quartier : le coût moyen est à peine plus élevé (229 500 € contre 225 300 € en moyenne) et les surfaces sont similaires.
Notons que ni en 1998 ni en 2007 les ménages parisiens des classes moyennes et supérieures ne semblent alimenter par leurs achats une hausse des prix au mètre carré, puisqu’ils effectuent leurs transactions à des prix au mètre carré globalement inférieurs au prix moyen346. En revanche leurs ressources économiques leur permettent de s’approprier les appartements les plus vastes et la plupart des maisons individuelles mises en vente.
Les « convertisseurs » de notre échantillon illustrent ces tendances de façon exacerbée. Ils ont réalisé leurs achats entre 1992 et 2001 et nous pouvons dans une certaine mesure les comparer aux données notariales de 1998347. Leurs budgets tournent autour du budget moyen des acquéreurs parisiens cadres, professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires (environ 100 000 euros) ; mais les biens qu’ils acquièrent sont beaucoup plus grands. Acheter à Montreuil semble leur faire gagner bien plus que quelques mètres carrés. Dans la base BIEN de 1998, sur les 29 acquisitions réalisées par des parisiens cadres et professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires dans le Bas Montreuil348, 20 sont des appartements dont la surface moyenne s’établit à 52 m2. A titre de comparaison, avec un budget inférieur à cette moyenne (85 000 €), Irène trouve dans le Bas Montreuil une maison individuelle de 70 m2 avec une petite cour (en 1992)349 ; avec le même budget, Edith achète deux ans plus tard 170 m2 dans une ancienne usine ; en 1996, pour 115 000 €, Jean achète un pavillon de 75 m2 avec jardin et Hugo un bâtiment de 300 m2 sur un terrain de 420 m2. Citons encore le cas de Julie, qui en 1999 achète, pour moins de 80 000 €, un ancien local industriel de près de 200 m2 350.
A titre de comparaison, dans les transactions réalisées par les « suiveuses » Alice et Tiphaine en 2004 et 2007 (que l’on peut confronter, avec précaution pour Alice étant donné la croissance très rapide des prix, aux données de 2007), les biens acquis sont à nouveau plus grands que la moyenne des acquisitions des parisiens des groupes 3 et 4, mais cette fois pour des sommes nettement plus importantes que la moyenne (230 000 € en 2007) : ainsi Alice achète pour 400 000 € une maison de 140 m2 avec cour et annexe ; Tiphaine, quatre ans plus tard, débourse 520 000 € pour une maison de 120 m2 avec jardin et appentis351.
Nos « convertisseurs » sont donc des gentrifieurs particuliers. En traversant le périphérique, ils achètent des biens d’une autre catégorie que ce qu’ils auraient trouvé en restant dans Paris (des surfaces nettement plus importantes, ou des biens munis de « dépendances » – cour, jardin, atelier, appentis…), ce qui n’est pas une surprise. Mais ils se démarquent aussi de leurs semblables (les acquéreurs parisiens des groupes 3 et 4 de 1998) ainsi que des « suiveurs » : ils achètent beaucoup plus grand que la moyenne, avec des budgets pourtant relativement comparables352. C’est bien sûr qu’ils n’achètent pas du tout les mêmes types de biens et surtout dans le même état d’habitabilité ; tous les biens acquis que nous avons cités nécessitent des travaux, assez importants, allant de la modernisation pour des petits pavillons décrépis à la transformation de fond en comble pour les locaux industriels – certaines usines étant encore pleines de machines et de matériaux. L’ampleur inégale des travaux à mener explique les fortes variations du prix au mètre carré dans ces transactions (de 385 € à 1650 € par mètre carré). La comparaison avec les statistiques souligne ici bien sûr un effet de la composition de l’échantillon ; nos « convertisseurs » n’effectuent pas les même arbitrages et n’ont pas les mêmes ressources que la moyenne des acquéreurs parisiens des catégories supérieures et intermédiaires qui décident d’acheter dans le Bas Montreuil.
Insistons sur ce point commun aux biens acquis par les « convertisseurs » : l’ampleur des travaux qui y ont été réalisés et qui n’étaient pas toujours nécessaires pour les rendre habitables353. Ceux qui ont acheté des pavillons (Irène, Jean, Bérengère et Loïc, Lilas, Martine) ont toujours au minimum abattu des cloisons, poncé et vitrifié les anciens planchers, refait les peintures – seule Lilas n’a eu « qu’à » refaire sa toiture. Ils ont parfois en outre refait tout ou partie de l’électricité ou de la plomberie, et ajouté des pièces en surélevant le toit, en creusant dans la cave ou en ajoutant une véranda ou une « vraie » pièce (construction de fondations et de murs) en prenant sur le jardin. Bérengère et Loïc sont ceux qui ont réalisé les plus importants travaux : en plus d’avoir agrandi la maison en creusant une pièce dans la cave et en construisant une véranda, ils y ont refait la plomberie, l’électricité, la peinture, les parquets et le sol du salon en béton réagrégé. Ils ont également construit au fond du jardin, à la place de l’ancien appentis, un studio/labo photo, ce qui supposait de couler une chape de béton, de monter les murs et la toiture, d’isoler la baie vitrée, d’installer l’eau et l’électricité. Ceux qui ont acheté d’anciens locaux d’activité (Hugo, Julien, Julie, Rémi et Irène après avoir revendu son pavillon) ont dû réaliser des travaux encore plus importants dans des bâtiments souvent très grands (de 200 à 500 mètres carrés, sans compter les extérieurs : parkings ou cours à aménager) : isolation des murs et de la toiture, traitement de la charpente, remplacement des fenêtres, installation du chauffage, de la plomberie et parfois des écoulements, souvent de l’électricité (pas aux normes des logements), parfois raccordement à l’eau, réfection des sols (chapes de béton et traitement époxy ou planchers). En fonction des mauvaises surprises, il a en outre parfois fallu colmater des fissures importantes ou refaire le toit qui s’écroulait en posant un IPN354. Ces travaux ont souvent duré longtemps (de six mois à plusieurs années), conduisant les « convertisseurs » à vivre dans des conditions « temporaires » qui ont souvent duré bien plus longtemps que prévu et que beaucoup jugeraient difficiles. Bérengère raconte ainsi :
‘Il y avait cet auvent, qu’on a longtemps utilisé nous comme cuisine […] on savait que c’était temporaire, donc on avait fait un truc très simple. Donc c’était génial parce qu’on avait l’impression d’être dans le jardin, sauf que c’était ni chauffé ni isolé, donc l’hiver il faisait 6 degrés… donc on éteignait le frigidaire et on ouvrait ! Avec les enfants c’était pas génial, parce que c’était tout petit ; ça voulait dire pas faire la cuisine avec elles, dès qu’elles étaient en pyjama, c’était super crade par terre donc c’était l’enfer, donc on savait que c’était temporaire et on avait hâte de construire cette cuisine. (Bérengère, conceptrice d’expositions, arrivée en 1998, propriétaire)’Les « convertisseurs » ont réalisé une grande partie de ces aménagements par eux-mêmes355 : les travaux de toiture, de chauffage, d’isolation ont toujours été confiés à des professionnels, mais certains ont appris à casser et à monter une cloison, à couler une chape de béton, à installer l’électricité ou à faire de la plomberie ; tous ont fait par eux-mêmes les revêtements des sols et des murs. Enfin ces travaux ont bien sûr eu des coûts importants, qu’il faut prendre en compte si l’on veut comparer comme nous l’avons fait ces opérations à des acquisitions de logements habitables. Les dépenses « finales » (c'est-à-dire l’ensemble des dépenses liées à l’acquisition et aux travaux effectués à la date de l’entretien) sont cette fois bien plus élevées que celles réalisées par la moyenne des acquéreurs parisiens des groupes 3 et 4 (cf. tableau 6-2). Si on les rapporte aux surfaces finalement habitables (c'est-à-dire la surface présentée comme réellement habitée toute l’année, à l’exclusion par exemple d’espaces non chauffés ou non isolés, qu’ils soient considérés comme « chambre d’été » ou débarras), le coût total au mètre carré de ces « logements » n’est pas inférieur à celui du marché (selon les prix issus des bases de données notariales). Par exemple, dans son usine de 300 m2, Hugo n’a pas eu les moyens financiers pour isoler et chauffer davantage que 60 m2, séparés du reste par une cloison de placoplâtre et de verre, et c’est à l’intérieur de ces 60 m2 que l’on trouve cuisine, salle de bain, chambres et salon. A l’achat, les 300 m2 de bâtiment lui sont revenus à 385 € le mètre carré (le montant total de l’acquisition étant de 115 000 €) ; après travaux (d’un montant total équivalent : 115 000 €), le coût total est de 770 € par mètre carré si l’on considère l’ensemble du bâtiment, 3850 € si l’on considère uniquement les 60 m2 habitables… Bien sûr le calcul a peu de sens : au-delà de ces 60 m2, Hugo dispose en tout de deux plateaux de 150 m2 chacun, dont l’un comporte une « chambre d’été » de près de 100 m2 (une pièce très vaste mais non isolée, où trône un lit entouré de quelques meubles et plantes vertes) et l’autre un bureau (il est graphiste) et une salle de danse (sa femme est danseuse), le tout sur un terrain de 420 m2, l’ancien parking étant transformé en jardin. Hugo a valorisé d’une façon ou d’une autre l’ensemble du bien et au final il n’est pas équivalent d’habiter 60 m2 dans un vaste bâtiment entouré d’un terrain clos dont on est l’unique propriétaire ou dans un immeuble en copropriété. Néanmoins le bilan financier reste ambivalent, surtout lorsqu’on y intègre les impôts locaux (il paie 300 € par mois d’impôts locaux)356. On pourrait faire le même raisonnement dans le cas de Julien, qui vit dans une usine de 500 m2 dont seulement 150 m2 sont réellement habitables, avec à ce jour un plateau de 150 m2 et une maisonnette de 30 m2 totalement inutilisés : la partie habitée lui revient finalement assez cher, mais pas l’ensemble du bâtiment dont il jouit et qui lui offre un espace de travail qu’il n’a pas à louer. Dans d’autres cas le bilan est plus mitigé. Julie par exemple a acheté en 1999 une ancienne usine de 200 m2 de surface au sol répartis sur trois niveaux ; elle a payé 78 500 €, soit 392 € le mètre carré. Elle a à ce jour réalisé pour 61 500 € de travaux, qui lui ont permis de consolider le bâtiment et d’aménager en logement l’un des trois niveaux de 75 m2. Au total, le mètre carré habitable (c'est-à-dire réellement habité) lui revient à 1850 €, ce qui est supérieur au prix au mètre carré des logements « normaux » à Montreuil en 1998 (1340 €). Les deux autres niveaux, qu’elle n’a pour l’instant ni les moyens ni l’autorisation de transformer, s’ils lui servent à entreposer beaucoup d’affaires, lui coûtent aussi de l’argent en impôts locaux et en travaux de consolidation. Bien sûr, les travaux ont systématiquement coûté plus cher que ce que les enquêtés avaient initialement prévu. Tout ceci rend les comparaisons difficiles, mais surtout montre les limites d’un tel exercice.
Pourquoi nos enquêtés ont-ils donc fait ce choix très particulier d’acheter un bien « pourri » pour le transformer ? Ce choix ne se comprend que rapporté aux trajectoires dans lesquelles il s’inscrit. Or nous souhaiterions montrer qu’il peut prendre place dans des trajectoires très différentes et répondre à des projets résidentiels ayant initialement peu en commun. Pour cela nous présenterons deux trajectoires particulièrement contrastées, qui forment comme deux pôles dans notre échantillon. Nous essaierons ensuite de démêler les différentes logiques qui se sont articulées dans l’ensemble des décisions de « conversions » rapportées par nos enquêtés.
Sauf pour Julien qui travaille le métal et pour Martine qui est sculptrice. Les aménagements que les autres ont réalisés montrent qu’ils n’avaient pas besoin pour cela d’un espace particulier.
Les prix moyens au mètre carré pour l’ensemble des transactions effectuées dans le Bas Montreuil s’élèvent à 1354 € en 1998 et 4050 € en 2007 ; pour les seules acquisitions effectuées par les cadres et professions intermédiaires parisiens, ils sont inférieurs : 1315 € en 1998 et 4005 € en 2007.
Nous avons vu que les prix varient à peine à Montreuil entre 1990 et 2001 (cf. chapitre 5). Noémie qui achète en 2003 est seulement « à moitié » une convertisseuse dans la mesure où elle achète un lot dans une ancienne fabrique déjà repérée et viabilisée par un autre de nos enquêtés. Alice et Tiphaine, qui achètent en 2004 et 2007 et que nous faisons apparaître dans le tableau 6.2 à titre de comparaison, sont des « suiveuses » plutôt que des « convertisseuses » (elles achètent des biens habitables, dans un premier temps en tous cas ; Tiphaine achètera dans un second temps une maison à rénover comme on le verra au point 2.5).
Notons que parmi ces acquisitions peuvent se trouver des investissements locatifs.
Ce budget lui aurait permis d’acheter environ 40 mètres carrés dans le 20e arrondissement à la même date (nous prenons ici comme référence les prix moyens annuels calculés par la Chambre des Notaires de Paris pour le 20e arrondissementpuisque c’est le moins cher et celui dans lequel tous les enquêtés disent qu’ils auraient initialement voulu habiter. Source : http://www.paris.notaires.fr/UPLOAD/files/5a52f9ab485d28a4/ historiquedesindicesdesappartementspararrondissementt22008.pdf)
Les caractéristiques des acquisitions et transformations réalisées par nos enquêtés sont présentées dans le tableau 6-2 placé en fin de chapitre.
Toutes deux auraient pu, avec les mêmes sommes et à quatre ans d’écart, obtenir un appartement de 100 m2 environ dans le 20ème.
Ils achètent donc à des prix au mètre carré globalement inférieurs à la moyenne mais surtout extrêmement variables.
Ces travaux sont aussi résumés dans le tableau 6-2 en fin de chapitre.
L’IPN est une poutre métallique dont le profil dessine un « I » et qui sert beaucoup dans ces chantiers où l’on abat des cloisons, notamment pour le soutènement du toit.
Notons que s’ils présentent, comme nous l’avons souligné, un profil particulier, l’ampleur des travaux réalisés par les habitants eux-mêmes caractérise les habitants du Bas Montreuil par comparaison avec ceux des quatre autres quartiers anciens sur lesquels a porté l’enquête Rapports Résidentiels (Lévy-Vroelant, 1999).
Hugo a d’ailleurs cette formule, qui ne porte pas sur les travaux mais sur l’économie réalisée en partant en banlieue : « En fait, on se rendait compte que sur cinquante ans c’est aussi cher d’acheter ce bâtiment-ci que d’acheter la même surface à Paris » (en raison de l’écart de taux d’imposition entre les deux villes).