1.2.1 Julien : le loft ou les aventures de la « critique artiste »

Avant de venir vivre à Montreuil dans différents locaux successifs, Julien a vécu à San Francisco. Parti là-bas en famille après son bac en raison du travail de son père (cadre supérieur dans la banque), il s’était inscrit dans une école d’art, où il étudiait le design industriel. Lorsque ses parents rentrent en France, il décide de rester et s’installe avec des amis artistes dans un entrepôt sur les docks.

‘Je me suis mis avec des potes américains – parce que j’étais dans les milieux artistiques – euh… sur les docks, à investir un espèce d’énorme entrepôt de je sais pas combien, 1000 mètres carrés sur les docks de San Francisco, et d’être à la limite complètementunderground, habitant, ou squat – pas squattant, on louait, mais c’était très très précaire, euh… On vivait dans des cabanes, il y avait une douche pour dix personnes, enfin bon… […] Une bande de potes qu’en avaient marre de payer des loyers relativement cher, qui voulaient… qui en avaient marre d’un habitat très conventionnel, qui étaient prêts à partir à l’aventure dans un espace complètement ouvert, vierge, dans un quartier qui était à l’époque complètement abandonné.’

Cette première installation dans un bâtiment désaffecté est guidée par un refus des modes de vie standardisés et une envie de « partir à l’aventure » dans un « espace vierge ». Elle va de pair avec l’abandon du design industriel et la découverte de la ferronnerie, notamment à l’occasion de l’aménagement de l’entrepôt (des plateformes suspendues en hauteur). Comme nous l’avons déjà indiqué (chapitre 3), le choix de cette activité semble découler de l’aspiration de Julien à mener « une vie d’artiste » : la formulation d’une véritable « critique artiste » (qui prend ici la forme d’un ras-le-bol plus que d’une véritable réflexion) compte moins que les enjeux d’identification avec une démarche déjà labellisée « artiste » : il s’agit de « créer un lieu », de vivre de façon « très très précaire », d’être « à la limite complètement underground »… Julien et ses amis se servent du lieu pour mener leurs expériences artistiques (musique, vidéo, ferronnerie, peinture) et organisent « des événements, des concerts, des performances » qui le font connaître ; il devient vite « un lieu assez couru » et leur sert de « tremplin » professionnel.

Cette identification passe par un goût pour les usines désaffectées que Julien construit petit à petit en allant les « visiter » la nuit :

‘Pour moi, ça, c’est magique. Il y a des lieux comme ça, sur les docks de San Francisco… […] j’ai certaines visions d’entrepôts – on est allés de nuit dans certains entrepôts qui étaient fermés, désaffectés – t’as une surface de dix mille mètres carrés avec des plafonds à trente mètres de haut, entièrement vitrés, avec en bruit de fond une vieille machine qui marche encore, des lumières… enfin bon, des impressions de… c’est grand. C’est comme dans Diva, tu vois… c’est de la magie, c’est la magie du désespoir… c’est très très beau. C’est très beau au niveau de la lumière, c’est très beau parce que tu te sens tout petit dans un truc immense et que tu te dis « wouah ! », potentiellement, tu peux y – tu peux rêver d’y faire plein de trucs, enfin bon, même si t’en fais rien ! Et puis bon, il y a toujours un petit peu l’excitation de la peur, de « je suis dans un endroit, je ne dois pas y être, je vais me faire choper par les vigiles »…’

Il raconte ensuite les « rencontres hallucinantes » qu’il faisait dans ces endroits : prostituées « ravagées », apprentis-toxicomanes, fous poétiques, clochards généreux… Ces extraits révèlent une adhésion totale à l’esthétique « Diva » (film de Jean-Jacques Beineix sorti en 1981, qui se déroule en partie dans une usine désaffectée aménagée par un marginal) et un rapport mythique, enchanté, à la marginalité urbaine et sociale (c’est « magique »). Le rapport à l’espace social et bâti, le fait de s’y insérer et de le transformer selon certains principes esthétiques, est une fin en soi et non un moyen au service d’autres objectifs.

De retour en France, les débuts dans la vie professionnelle sont difficiles. Julien commence comme apprenti puis se met à son compte ; il travaille beaucoup, gagne peu et surtout découvre les difficultés de gérer sa petite entreprise. Il oscille entre la vie d’artisan et l’aspiration à réaliser un travail artistique357. Son rapport aux différents locaux où il habite traduit cette hésitation et y participe : le fait d’habiter dans son atelier est associé tantôt aux contraintes pratiques et économiques de l’artisan, tantôt au mode de vie de l’artiste, hors des standards (de confort et de prix) du marché du logement. Il revendique en tout état de cause un rapport authentique au loft et rejette leur appropriation commerciale comme il rejetait le design industriel :

‘C’est bizarre, parce que la première vague de gens qui se sont installés dans ces entrepôts, là, sur les docks de San Francisco, finalement, il y avait un côté grands marginaux. Si tu veux, c’était à l’antithèse de : « je m’installe là parce que c’est branché », c’était bien avant ça. C’était vraiment un choix de vie. Euh… je ferais un parallèle un peu… avec tout simplement la mode du loft qu’on connaît ici, en France, depuis des années, où maintenant on appelle n’importe quelle surface un peu haute de plafond, on dit que c’est un loft. Mais bon, à la base, les gens qui utilisaient les lofts, il y avait de vraies raisons pour ça, et, je veux dire vraiment des raisons professionnelles, parce qu’ils avaient besoin de dérouler des grands trucs ; ou parce que, aussi, c’étaient des opportunités de choper une grande surface pas chère parce que précaire, parce que etc. Et ce n’est que dans un deuxième temps qu’on en a fait toute une soupe en disant « voilà, habitez de beaux lofts, bien équipés, bien installés, bien… » mais c’est pas du tout le propos d’un loft ! Enfin, pour moi, c’est pas du tout le propos d’un loft. ’

Entre la vie de famille et les contraintes économiques, son rapport aux locaux industriels va cependant évoluer. Il vit d’abord sur une mezzanine au fond de l’atelier qu’il partage avec son associé. La décision relève de la contrainte professionnelle ; il évoque cependant aussitôt une autre raison : après l’expérience de San Francisco, impossible de vivre dans un logement « normal » :

‘Quand j’ai monté ma boîte, je me payais 6000 F par mois, il était hors de question que je prenne un… De toutes façons – et ça, ça a toujours été vrai – après avoir vécu dans un entrepôt où t’as douze mètre sous plafond, rentrer dans un appartement, c’était comme me tirer une balle ; je ne pouvais pas, quoi, c’était pas possible. ’

Mais il insiste sur les implications en termes de mode de vie d’un tel choix :

‘On était bien d’accord ensemble que, de toutes façons, c’était un lieu où on bossait, c’était pas de l’habitation. Il y avait notamment un bijoutier qui… il y avait des séances de martelage, il y avait des tonneaux à polir qu’il mettait en route toutes les nuits, ça faisait du barouf, quoi. Mais bon, c’était ça, c’était le boulot ! […] Et t’as peu de gens qui accepteraient de vivre comme ça. ’

A la naissance de son premier enfant, il cherche à louer un logement mais son dossier est « systématiquement refusé » (il est indépendant, sa compagne est en CDD). Avec l’aide financière de ses parents, il achète alors une grande maison qu’il rénove, et transforme le petit entrepôt attenant en espace habitable. Il réalise quasiment tous les travaux seul, ce qui confirme ses capacités à entreprendre ce type de chantier.

‘Je ne voulais pas forcément une maison propre sur elle ; un truc un peu en ruines ça le faisait très bien, tu vois.
Voire c’était ce que tu voulais ?
Voire même, oui, c’est ce que… en tous cas, c’est ce qui m’a fait craquer. […] C’est vrai que bon, le truc était un peu, bon, tout le rez-de-chaussée c’était un peu une ruine…
Donc ça, ça a été décisif ?
Ah oui ! oui, oui ! tout de suite, parce que potentiel, bim boum, je savais que de toutes façons, même en bossant comme un dératé et en y mettant des sous, je m’y retrouvais au final.
Financièrement ?
Oui. ’

Et plus loin :

‘C’était le but du jeu, tu vois ! d’acheter une maison pas chère, un peu pourrie, pour faire une opération euh… une opéra – un petit coup d’immobilier dessus, quoi ! ’

Il s’installe dans cette maison tout en cherchant un nouvel atelier pour son activité. La période n’est pas bonne : il doit revendre la première entreprise qu’il avait montée avec un associé, en faillite ; c’est aussi l’occasion de réaffirmer la dimension artistique de son travail, qui s’était progressivement effacée derrière les commandes :

‘Et au bout de quelques années on n’était plus du tout sur la même longueur d’ondes, on courait après la grenouille, étranglés par l’URSSAF, les huissiers, les machins, et moi j’en ai eu marre j’ai tout plaqué, j’ai dit : j’arrête.
T’as déposé le bilan ?
Je lui ai revendu mes parts, et moi j’ai dit, maintenant c’est fini, je ne veux plus faire de bâtiment, je me trouve un autre atelier, et je veux faire mon travail d’artiste etc. […] Du coup, je me suis mis artiste, inscrit à la Maison des Artistes. Et je me suis cherché un atelier.’

Avec une nouvelle aide financière de ses parents, il achète alors une usine textile de près de 500 mètres carrés afin d’y installer son atelier de ferronnerie et d’y habiter (nous revenons un peu plus loin sur le déroulement concret de l’achat et des travaux, très instructif du point de vue des ressources mobilisées – cf. 2.1). Il revend la maison qu’il a tout juste rénovée, assumant la dimension spéculative de l’opération :

Et alors, ça a marché, le coup immobilier ?
Oui. Ahhhh oui.
Ca a marché comment, combien ?
Ben, sur une maison qui… c’est une maison qui a dû me coûter 1,3 millions [de francs], en tout, avec frais de notaire et travaux ; et je la revends 2,3 millions. En six ans. [Silence] Donc oui, ça marche. [Rit]
Oui… du coup ça t’encourage à recommencer ?
Ah ben j’ai remis le couvert direct !’

Il transforme le deuxième étage de l’usine en un loft de 150 mètres carrés, dans un style entièrement conforme à l’image du loft comme produit immobilier : une pièce de 150 mètres carrés éclairée par une baie vitrée à châssis métallique sur toute la longueur, peinte en blanc, au sol en béton traité, avec un minimum de cloisons, l’ensemble étant réalisé avec un grand soin. Les travaux durent trois ans et il en réalise lui-même une partie. Mais il sait qu’il crée un bien valorisé sur le marché et qu’il constitue ainsi un patrimoine familial que son métier ne lui permettra pas d’accumuler. Devant les contraintes liées à la professionnalisation du monde artistique [Chiapello, 1998] et dans un contexte valorisation des lofts par le marché, sa capacité à manier les symboles de la critique artiste et les inscrire dans des formes architecturales l’incite à en retirer des bénéfices économiques et sociaux.

Et est-ce que tu as fait tout ça avec la perspective, comme tu disais pour la maison, un peu, de faire une opération immobilière, ici ?
Pfff… Ben, de toutes façons… si tu me demandes si par exemple je boursicote, je dirai non. Mais, donc, oui, une façon de me prévenir de problèmes à venir, oui, c’est de faire ça. Maintenant, c’est vrai que je ne peux pas dire non plus – si je veux laisser de quoi becqueter à mes enfants plus tard, c’est vrai que le jour où je revends l’usine, ils auront de quoi. Donc oui.
C’est une garantie pour l’avenir ?
C’est une garantie pour l’avenir. […]
Et vous avez des perspectives immobilières, encore, derrière ça ? des projets ?
Je ne sais pas. Là, pour l’instant, je vais faire un petit break ; mais tel que je me connais, ça ne va pas durer longtemps.
Ah oui ? Tu as l’air en effet d’avoir un œil sur toutes les usines… [rire]
Euh… ben oui, c’est vrai que moi j’adore les vieilles usines, j’adore les vieux bâtiments industriels, et… bon, là je suis un peu rincé, donc je vais attendre, mais je crois que je vais réinvestir de l’argent, soit sur un terrain, soit sur une ruine, quelque part, assez rapidement.’

Julien participe clairement à l’intégration des locaux d’activité désaffectés au marché du logement, en convertissant lui-même (et non pas en étant manipulé par « le capital » comme chez S. Zukin) la valeur conférée aux lieux par l’artiste en valeur économique. Il entretient d’ailleurs de bons rapports avec l’agent immobilier qui a revendu sa maison : celui-ci emmène ses clients voir le loft de Julien pour leur montrer « ce qu’on peut faire à Montreuil » (en échange, Julien expose dans son agence quelques-unes de ses œuvres) :

‘Les agents immobiliers, c’est des mecs qui passent leur temps à frimer ! c’est vraiment des gros crâneurs ! Donc régulièrement, je les vois – parce que lui, il a une bagnole, tu pleures tellement c’est des belles voitures – alors il vient avec sa belle voiture, et – il m’a fait le coup la semaine dernière – avec sa cliente, 40 ans, sur le retour, en mal de petits jeunes. Donc il est venu lui montrer un atelier à Montreuil ! Comme ça « Salut Julien, on peut voir, et tout » ; j’allais pas lui dire « casse-toi », bon. « Ben rentre ! » et puis : « Il a fait un loft, regardez » […] Ils viennent pour voir, regarder ce qu’on peut faire à Montreuil… ’

Cela ne fait pas pour autant de Julien un professionnel de la transformation de « culture » en « capital » (Zukin, 1987), dont les choix seraient réductibles à la logique économique du rent gap (Smith, 1979). Ses choix résidentiels répondent également à d’autres enjeux économiques et sociaux (dont certains ont été évoqués au chapitre 4) : sécurisation de la trajectoire résidentielle devant l’impossibilité d’être locataire, conciliation du projet familial avec les choix professionnels (à la fois en termes de localisation, mais aussi de transmission d’un patrimoine aux enfants), enjeux de classement social et professionnel. Sur ce dernier point, le rapport complexe qu’il entretient avec les usines reconverties (qui ne peut se résumer ni au « rapport authentique » de l’artiste, ni au rapport consumériste des domestic tenants identifiés par Podmore (1998)) révèle l’ambiguïté de son rapport à l’identité d’artiste. Pris entre l’aspiration à « en être », la volonté de rompre avec des origines bourgeoises qui ont malgré tout façonné ses goûts et dispositions, la vie de famille et les difficultés économiques, son activité a de facto oscillé ces dernières années entre art, artisanat et immobilier. Les échanges qu’il a avec ses voisins « artistes » laissent entendre que cette condition n’était pour lui qu’un âge de la vie :

‘Les gars qui sont au numéro 93, qui sont des artistes, intermittents etc., quand ils viennent ici, ils hallucinent, ils sont là : « Ah ouais, t’es tout seul ? » « Et ben ouais, je suis tout seul » « Ah oui, t’es tout seul… Et tu ne veux pas louer ? » « Non, je veux pas louer, je veux rester seul ». Et ça, bon, ils ne comprennent pas, quoi. Mais… c’est qu’on n’a pas le même parcours, on n’a pas le même âge, et puis on ne fait pas la même chose, et voilà.
Ils sont plus jeunes ?
Oui, généralement, oui.
Et pas le même niveau de vie ?
Généralement, ce que eux vivent dans leur truc, moi je l’ai vécu aux Etats-Unis il y a quinze ans, donc…’

Dans le cas de Bérengère et Loïc, l’achat d’ « un bien à retaper » prend une forme bien différente (un petit pavillon progressivement transformé) et n’a pas du tout le même sens. Cependant des enjeux de classement social et professionnel semblent également à l’œuvre.

Notes
357.

Travailleur indépendant, il essaie au moment de l’entretien d’obtenir le statut de la Maison des artistes, qui l’exonérerait de taxe professionnelle et lui permettrait en même temps une reconnaissance à laquelle il aspire. Cette hésitation se traduit aussi dans les deux façons dont il décline son identité professionnelle : « designer métal » (qui vend des produits en série) ou « ferronnier d’art ».