1.3 Avoir à faire des travaux : un triple intérêt

Ces deux trajectoires offrent un certain nombre d’éléments pour comprendre la demande de pavillons délabrés à rénover et d’anciens locaux d’activité à transformer. Dans l’ensemble des entretiens, le choix d’acheter un bien nécessitant des travaux semble présenter trois types d’intérêts pour les enquêtés : un intérêt économique, un intérêt esthétique et un intérêt moral.

L’intérêt économique pourrait se résumer de la façon suivante : acheter un bien nécessitant des travaux permet, à moyen terme, de se loger au-dessus de ses moyens, en substituant de la sueur et du temps aux ressources économiques. Les travaux sont la variable d’ajustement permettant de résoudre une équation impossible : avoir un maximum d’espace en restant à proximité de Paris, sous une contrainte budgétaire forte. De la quantité des travaux que l’on se sent capable de mener dépend la surface que l’on pourra obtenir dans un rayon raisonnable autour du bout de la ligne de métro. Le choix est ainsi l’expression d’un système de préférences (la surface et la proximité de Paris au détriment du confort et des qualités pratiques) mais aussi d’une évaluation que chacun fait de son aptitude à pallier le manque d’argent ; c’est également un goût qui se construit par la rencontre avec le marché immobilier et les autres demandeurs :

‘Comme c’était un petit prix, ça pouvait intéresser des petits budgets, mais il fallait faire des travaux. Et, semble-t-il, les gens qui ont visité à petits budgets voulaient pas faire de travaux. Donc il a baissé son prix à 850 000 F, et comme ça ne partait toujours pas, il a baissé à 680 000. (Bérengère)’

Pourtant, nous l’avons vu, les travaux eux-mêmes coûtent cher. Mais d’une part des enquêtés les ont souvent sous-évalués au moment de l’achat ; d’autre part, il s’agit surtout pour eux de réduire au maximum la dépense initiale, leurs métiers ne leur permettant pas de faire un gros emprunt. Mais ils ne semblent pas inquiets à l’idée de trouver de l’argent ultérieurement (on peut peut-être voir ici un effet du décalage entre leurs statuts précaires qui limitent leur endettement et leur capacité financière finalement plutôt importante) et prévoient d’échelonner les travaux au fil des besoins et des rentrées d’argent. C’est le point de vue le plus répandu, qui correspond encore une fois à un arbitrage sous contrainte : ceux qui en ont la possibilité font tous les travaux en une fois, dès le début (cf. point 2.2 le cas de Rémi).

Certains vivent ce « choix » de faire des travaux comme un effort consenti pour obtenir satisfaction sur le bien ; mais beaucoup ont intériorisé la contrainte et l’expriment comme une préférence, voire un goût : il s’agit de prendre le contre-pied du goût dominant (l’appartement parisien) que l’on ne peut se permettre. La perspective de la rénovation/transformation n’est alors plus une simple variable d’ajustement permettant de différer ou de réduire les dépenses ; elle devient un objectif en soi, elle est au cœur du projet résidentiel. Ces enquêtés se mettent en quête d’une « affaire » : « des mètres carrés pas chers », « un truc pourri » à « valoriser », des lieux qui recèlent un « potentiel » qu’ils sauront révéler… un « potentiel » qui n’est pas uniquement de nature économique, puisque après quelques années de travail de « valorisation » de leur bien, les enquêtés estiment en avoir révélé le potentiel sans pour autant avoir eu à le convertir sur le marché immobilier, c'est-à-dire sans avoir réalisé la plus-value pour reprendre le vocabulaire de Smith.

‘On avait envie de faire une affaire, en fait. Pas pour… pas du côté juteux, [pas au] niveau… j’allais dire dinero [rit], pécunier, mais c’était l’excitation de partir d’un truc pourri pas cher et qui avait un potentiel très bien. C’était ça, le… le profil de l’excitation, c’était ça. C’était valoriser quelque chose. (Hugo)’

De fait, la valeur qu’ils ajoutent au bien n’est que rarement convertie sur le marché immobilier (nous avons rencontré une seule autre enquêtée qui comme Julien a revendu des biens qu’elle avait rénovés). La sensation de vivre dans un bien au-dessus de leurs moyens leur suffit. La « valorisation » dont parle Hugo est ainsi multidimensionnelle.

Le second intérêt d’un tel choix réside dans la possibilité d’intervenir sur la forme matérielle du logement. Hugo résume à nouveau très bien cette dimension : l’ancienne usine vaut autant pour ce qu’elle permettra d’avoir comme logement in fine que pour ce qu’elle permet comme démarche de création, d’invention.

‘Et en fait, nous on avait assez envie de remodeler. On avait vu des amis, donc ces amis à Malakoff, qui avaient acheté un truc pourri, et qui en avaient fait un truc très bien ; et donc il y avait cette excitation de taper vraiment pas cher dans un profil pourri, quoi. Parce que d’inventer toute l’affaire, c’était le plus excitant. (Hugo, graphiste et vidéaste indépendant, arrivé en 1997, propriétaire)’

Cet intérêt est en fait double. D’une part, il s’agit d’avoir un produit parfaitement adapté aux goûts, aux usages et à la façon de vivre, un produit personnalisé (de très nombreux enquêtés disent ainsi avoir un logement « qui [leur] ressemble »). De façon générale, les enquêtés ne se placent pas en consommateurs d’un bien standardisé correspondant à un certain usage, mais plutôt en coproducteurs du bien qui sera parfaitement adapté à la spécificité de tous les usages qu’ils voudront en faire. Ce souhait est lié à la valeur d’expression de soi et à l’exaltation de l’épanouissement dont ont hérité ces gentrifieurs ; il renvoie aussi à l’idée de faire primer la valeur d’usage sur la valeur d’échange359, qui va de pair avec la critique de la marchandisation du monde. En même temps, cela autorise la manifestation d’une certaine singularité dans les pratiques, qui se rencontre d’autant plus que les professions exercées par les enquêtés sont plus « artistiques » : ainsi, alors que Tiphaine, urbaniste, souhaite avant tout faire évoluer sa maison en fonction de la taille de sa famille et de l’âge des enfants, Hugo, qui est graphiste et revendique une démarche artistique, s’aménage sa « chambre d’été ».

Ceci nous conduit au deuxième intérêt esthétique des travaux : ils permettent de manifester des goûts et des savoirs-faires distinctifs, à travers les choix architecturaux qui sont faits, et en particulier de s’assurer de l’originalité du lieu, de son caractère non standardisé, unique. Véronique Biau parle à propos du loft d’une « forme d’œuvre d’art »360. On comprend qu’il n’est pas besoin d’être artiste de profession ni même d’investir un ancien local industriel pour tirer les bénéfices symboliques associés à l’image du loft : c’est dans les signes révélant le lieu comme une création unique, une invention de ses propriétaires, plus encore que dans la connotation « atelier d’artiste » de l’aménagement intérieur (baies vitrées, hauteur sous plafond, murs blancs), que réside la dimension « artiste ». Biau (1988) souligne que ce qui fait le loft, c’est aussi une décoration où est recherchée l’originalité des objets (objets de récupération – c’est la façon principale de se meubler parmi nos enquêtés – ou objets signés – c’est le cas des plus aisés, comme Rémi, qui possède plusieurs « pièces rares » des années 1950) et de leur disposition (vieux rétroviseurs disposés dans une cage d’escalier, douche et baignoire dans le jardin). La connotation « loft » est donc également accessible aux propriétaires de pavillons361. Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans de nombreux intérieurs, on ne peut deviner si l’on se trouve dans un pavillon ou dans une ancienne usine (voir figure 6-4) : mêmes matériaux, même aménagement… ce qui montre qu’il est question d’invention mais aussi de citation : comme dans une œuvre musicale (ou bien picturale), le créateur s’inscrit dans une forme362, au sein de laquelle il peut inventer de façon plus ou moins libre ; il peut également citer des phrases musicales ou des accords déjà existants pour évoquer un univers musical. De la même façon les gentrifieurs, même pavillonnaires, font ce qu’il faut pour citer des références et s’inscrire dans des formes propres à l’esthétique industrielle : cloisons intérieures abattues, utilisation de structures métalliques apparentes, réalisation de sols en béton apparent, baies vitrées à châssis métallique… Nos enquêtés ont ainsi adopté les critères de l’excellence artistique (propres au régime démocratique) mis en évidence par Nathalie Heinich (2005) : la postérité plutôt que la prospérité ; la transgression des normes ; et l’originalité, la singularité – mais une singularité qui, pour devenir qualifiante, doit paradoxalement être partagée par d’autres. Le quartier et les autres gentrifieurs jouent donc ici à nouveau un rôle important, ils participent à la construction collective de la valeur de ces aménagements. Les travaux permettent ainsi de déployer un travail artistique qui qualifie in fine autant le lieu que ses occupants, en révélant leurs compétences techniques (concevoir et/ou réaliser tel aménagement et telle décoration) et esthétiques (l’invention dans des codes).

De façon plus générale, les travaux permettent de s’approcher ou de s’éloigner des formes architecturales « classées, donc classantes » : on a bien vu dans le cas de Bérengère et Loïc l’importance de faire disparaître le « pavillon de banlieue ». Les formes esthétiques prisées sont les lofts mais aussi les logements anciens ; les aménagements réalisés empruntent à ces deux univers esthétiques, la référence au loft étant, on s’en doute, plus présente parmi les professions artistiques et para-artistiques, les plus nombreuses dans l’échantillon.

Figure 6-4 : Des espaces très ressemblants
Figure 6-4 : Des espaces très ressemblants dans une ancienne usine (ci-contre) ou dans des pavillons (ci-dessous) :

vaste pièce réunissant cuisine
et salle à manger, baie vitrée
à châssis métallique,
hétérogénéité de l’ameublement…

Il existe enfin des vertus morales à s’installer dans un bien immobilier en mauvais état et à y faire soi-même une partie des travaux, plutôt que de s’installer dans un logement moderne, confortable, prêt à l’emploi. Ce choix est une façon d’exprimer une éthique, de manifester des valeurs opposées à celles de la bourgeoisie traditionnelle et des « nouveaux riches » : s’opposer à la « facilité » de la consommation, à l’ostentation, au luxe et au clinquant ; privilégier un mode de vie « simple » ; réhabiliter le « fait maison », (re)découvrir le travail manuel, avoir un « sens de l’effort » et du temps que nécessite la fabrication des choses… Cet intérêt moral, moins répandu que les intérêts esthétiques et économiques, est particulièrement bien formulé par Tiphaine, qui quitte un appartement moderne de 75 m2 jugé confortable et adapté à sa vie de famille pour une grande maison plus vaste, qui lui coûte beaucoup plus cher en remboursement d’emprunts et nécessite beaucoup de travaux (elle n’a probablement pas été touchée depuis les années 1950, comme en témoignent les toilettes à la turque dans le jardin et le chauffage au bois) :

‘Et du coup on se disait : qu’est-ce qu’on préfère offrir à nos enfants ? habiter un appart moderne, machin, qui nous coûte le bon prix donc qui nous laisse quand même pas mal de marge de manœuvre financière et du coup on part en vacances, on vit une vie de patachons et c’est fantastique ; ou habiter une grosse maison qui est objectivement luxueuse, mais dans laquelle on vit plus simplement et… […] Et on s’est dit que même en termes d’éducation, pour les enfants, pas être dans une surenchère de : tu pars où, tu fais quoi, tu vas deux semaines à la mer, une semaine à la montagne, etc., mais d’être juste là avec eux chez nous à faire de la pâte à modeler et de jouer à se déguiser… il y a aussi une forme de simplicité dans les pratiques ! Même si on a conscience que objectivement, notre situation c’est d’être des gros richards, dans une grosse maison dans le Bas Montreuil, quoi ! » (Tiphaine, urbaniste, arrivée en 2007, propriétaire)’

On perçoit mieux maintenant le caractère multidimensionnel de ce projet de « valoriser quelque chose » : créer de la valeur économique et sociale en transformant un bien immobilier, le reclasser à la fois économiquement et socialement – et se reclasser en même temps –, c’est résoudre l’écart entre ressources économiques et ressources culturelles qui les mettrait sinon en situation de mobilité descendante sur le marché immobilier ; c’est prolonger sa trajectoire socioprofessionnelle en s’affiliant de plus ou moins près à la figure de l’artiste, c’est manifester un système de valeurs opposé à celui de la bourgeoisie traditionnelle. Toutefois, pour être mené à bien, ce travail de conversion nécessite un certain nombre de ressources non financières inégalement distribuées dans la population gentrifieuse. Dans les récits qui suivent et qui concernent uniquement la conversion en elle-même, c'est-à-dire le repérage du bien immobilier, son achat et sa transformation en logement, nous avons été particulièrement attentive à ces ressources très diverses mobilisées par les convertisseurs – le terme « ressources », volontairement large, renvoyant à la fois à l’idée d’ « atouts » dans la structure présente du jeu social et à l’idée de capitaux accumulés de façon systématique dans le temps. Nous avons également été sensible aux effets de l’offre qui, comme le rappelle A. Van Zanten (2009) à propos du choix de l’école, « agit sur [les] choix à travers ses caractéristiques (diversité, accessibilité) mais aussi à travers ses agents et les relations que nous établissons avec eux : les vendeurs, les intermédiaires de la transaction, les pouvoirs publics qui régulent l’offre, canalisent la demande et encadrent leur rencontre ». Enfin nous avons voulu mettre en évidence l’importance des « dispositifs de jugement » (Karpik, 2007) plus ou moins personnalisés et plus ou moins « experts » formés par les pairs.

Notes
359.

C’est un des principes défendus par le Mouvement pour l’Habitat Groupé Autogéré.

360.

« Le loft est donc un appartement original mais aussi une forme d’œuvre d’art créée par ses propriétaires eux-mêmes » (Biau, 1988, p.153).

361.

Comme l’appartement ancien, le loft peut ainsi s’inventer de toutes pièces. C’est d’ailleurs dans un logement en réalité tout à fait neuf, dessiné par une architecte, que s’installe Noémie, même s’il a été construit en lieu et place d’une ancienne usine.

362.

La sonate, le concerto, le jazz ou même la musique improvisée.