2.1 Julien : information par les réseaux, tolérance à l’incertitude et dispositions à l’illégalité

Nous avons présenté plus haut l’expérience de Julien à San Francisco puis son retour en France. Nous allons regarder de plus près le déroulement concret de l’achat de l’usine et de la sa transformation en loft. En 1999, il a acheté et transformé une première maison et cherche un atelier où travailler. Pour mener sa recherche, Julien recourt à deux réseaux : d’un côté, il « met sur le coup » deux agences immobilières ; de l’autre, il fait connaître sa demande à une personne-ressource qui suit de près l’immobilier à Montreuil (la propriétaire de la nourrice de son fils : « elle connaît tout Montreuil, elle est dans l’immobilier, c’est une vieille de la vieille, pipelette, concierge (…) elle est propriétaire ; elle fait du…elle achète des maisons, elle les retape, elle les loue, elle les revend, etc. »). Juste à côté de chez la nourrice, Julien a remarqué une petite maison qui semble abandonnée et qui jouxte un local d’activité :

‘Et bon, l’atelier ne payait pas de mine, il était vraiment, vraiment en ruine, il y avait des rideaux partout, c’était un atelier clandestin, enfin bon.’

Des deux côtés, il se renseigne sur cette usine ; une des agences lui dit qu’elle vient d’être vendue à des chinois. Quinze jours plus tard, la personne-ressource l’appelle pour le prévenir que « les gens de la mairie sont là, ils sont en train de visiter parce qu’ils ont préempté, et les propriétaires sont là, si vous voulez, je vous présente ». La suite est rapide :

‘Dix minutes après, j’étais là. J’ai attendu que les gens de la mairie fassent le tour, fassent l’état des lieux, partent. Je rencontre les proprios, on visite, rapide ; je ne voyais rien, il y avait des rideaux partout, au rez-de-chaussée je ne voyais même pas le fond de l’atelier, et ils me disent : « voilà, on vend tant, on vend dans l’état, on ne veut surtout pas d’histoires, est-ce que ça vous intéresse ? ». Et à l’époque, j’avais pas les sous, je me suis dit : c’est pas grave, je vais me démerder ; j’ai dit : « j’achète ». Ca a été décidé sur le trottoir en dix minutes.’

Les raisons de cette décision brusque sont « le potentiel, la place et le prix ». Julien passe outre le fait que les propriétaires semblent cacher quelque chose (« on vend dans l’état, on ne veut surtout pas d’histoires ») et ne demande pas à mieux voir l’intérieur. Il remplace les chinois dont l’achat est bloqué par la mairie, affrontant à son tour le risque de préemption ; mais il dispose d’atouts que ces premiers candidats à l’achat n’avaient pas – c’est du moins la façon dont il présente les choses :

‘Alors, comme je te l’ai dit, ça devait être vendu à des chinois. Les chinois avaient fait une offre, normalement c’est eux qui auraient dû acheter. Et si tu veux, à la mairie de Montreuil il y a une politique au jour d’aujourd’hui, c’est qu’on ne vend pas aux Chinois et on ne vend pas aux Blacks. Bon ça, c’est les bruits de corridor. Donc la mairie a préempté, officiellement je ne sais plus pourquoi, mais enfin, pour ne pas que ce soit vendu à des Chinois. Moi je suis rentré dans les lieux très rapidement, parce que –
Les Chinois se sont retirés ?
Les Chinois se sont retirés, moi j’ai signé une promesse, mais comme la mairie avait préempté, il fallait faire sauter la préemption avant de pouvoir… ça a duré six mois, hein. Et c’est grâce à ma voisine d’à-côté [la personne-ressource], qui connaissait un ancien du Conseil Municipal, que le gars est allé un jour voir l’adjoint et lui a dit, « Ecoutez, le petit jeune, là, vous le laissez tranquille ».’

On ne sait pas dans quelle mesure cela découle de l’entregent ou d’une résistance exclusivement opposée aux Chinois, mais la mairie finit par lever la préemption. Entre temps, Julien a découvert une fois la promesse de vente signée que l’adresse était vendue par un marchand de sommeil à des familles africaines :

‘Les propriétaires m’ont filé les clés très rapidement, parce que le lieu était visité régulièrement, et que régulièrement ils étaient obligés d’appeler les flics pour foutre dehors les gens – des gens venaient en fait squatter la petite maison. Donc deux fois de suite, il y a eu – c’était une adresse, qui était vendue à des familles de Blacks, ça coûtait, je crois 10 000 balles ! et pour 10 000 balles, il y a un mec qui te faisait rentrer, qui te remettait l’électricité et l’eau. Au bout de la deuxième fois, ils m’ont dit, bon ben on vous passe les clés, tant pis.
Et toi, tu as eu d’autres visites ? le marchand de sommeil, il
a arrêté direct son business ?
Ben si tu veux, après, moi j’avais mon atelier là, et j’étais là tous les jours. Et puis ce que j’ai fait, c’est que j’ai mis mon nom en grand, j’ai mis un gros pochoir sur le portail, et puis j’ai envoyé les travaux direct, hein ! ’

Julien monte une Société Civile Immobilière avec sa mère afin qu’elle lui fasse une donation déguisée, ce qui couvre une partie du montant de l’achat (1,2 millions de francs, soit 185 000 euros363). Cette « affaire » immobilière qu’il a saisie a néanmoins transformé son projet : initialement à la recherche d’un atelier où travailler, la dépense et la taille du bâtiment (trois plateaux de 150 m2 chacun, sans compter la petite maison de gardien) l’obligent à y aménager également son logement familial et à revendre sa maison. Sa visite très rapide du lieu l’a en outre conduit à sous-estimer le coût des travaux (120 000 euros au lieu des 75 000 prévus364, ce qui l’oblige à contracter un deuxième emprunt) ainsi que leur durée (ils dureront trois ans au lieu d’un an et demi).

Le bâtiment est en très mauvais état mais sa structure est saine. Le rez-de-chaussée de est une ancienne unité de traitement de surfaces ; s’y trouvent encore des produits toxiques destinés au chromage et au nickelage dans des bacs en parpaing. Les bacs sont vidés dans les égouts, lavés et peints. Julien sait que le site est pollué et « flippe par rapport au cancer », même s’il tempère l’ampleur du risque. Il aménage son atelier au rez-de-chaussée et se lance dans l’aménagement d’un loft au deuxième étage, l’étage intermédiaire étant destiné à accueillir un atelier de poterie. Il faut pour cela vider les étages (occupés par un activité de textile, il reste des stocks et « beaucoup de merdes à virer »), déblayer, nettoyer ; refaire toutes les fenêtres du bâtiment (« c’est pas rien, à cette échelle-là, je veux dire, c’est des kilos et des kilos de verre pilé à évacuer ; nettoyer toutes les feuillures, réparer tous les châssis pétés et les remettre en place ») ; déplacer l’ancien escalier ; aménager un accès indépendant au premier étage ; traiter toute la charpente en bois ; installer le chauffage dans tout le bâtiment ; refaire l’électricité. Dans la partie loft, il faut couler une chape de béton et la couvrir à l’époxy teinté ; isoler, plaquer, enduire et peindre les murs ; fabriquer une mezzanine, aménager deux chambres et une salle de bain. Julien commence par tout faire lui-même, puis se rend compte qu’il « [s]’y retrouve mieux à faire [son] boulot, à gagner de l’argent et à payer des gars pour faire leur boulot à eux ». L’existence de la maison de gardien lui permet de recevoir gratuitement une aide conséquente pour tous ces travaux :

‘Assez rapidement, [un copain] m’a présenté un gars qui s’appelait Jérémie, qui était un ancien squatteur qui voulait apprendre la ferraille et tout ; et il m’a persuadé, puisque la petite maison n’était pas habitée, de le prendre et de l’héberger dans la petite maison. Donc j’ai fait un deal avec Jérémie, je lui ai dit : tu bosses la moitié du temps pour moi, la moitié du temps pour gagner des sous, en échange de quoi tu es logé gratuitement et je lui payais son eau, son électricité et tout. Et ça, ça a duré pendant presque un an ; il bossait à mi-temps, et je l’ai embauché sur les travaux.’

Lorsque nous réalisons l’entretien, les travaux sont finis et la famille vient d’emménager dans le loft achevé. Tous ces travaux ont été réalisés sans permis de construire et sans autorisation de changement d’affectation, pour des raisons financières :

‘Ben si tu veux, là on est en surface commerciale. J’ai pas déposé de… j’ai tout mon dossier qui est prêt, le PC [permis de construire] est prêt à être envoyé, mais je ne l’ai pas encore fait. Il faut dire que jusqu’à présent on n’habitait pas ici ; ça fait quelques jours qu’on habite ici. Je me suis dit, je vais pas payer des impôts locaux sur un truc…’

La demande de permis de construire impliquait de demander le changement d’affectation d’une partie du bâtiment en statut d’habitation, et donc un nouveau calcul des impôts locaux. Or dans l’usine les impôts n’avaient semble-t-il pas été actualisés depuis longtemps :

‘Euh… ici, je ne suis pas en situation irrégulière, mais je suis en situation non réactualisée depuis 1960-je ne sais pas combien, et je touche du bois, parce que je n’ai fait aucune déclaration pour rien du tout. Donc ici, je paie une misère, je paie 150 F par an.
Par an ? 150 F ?
Dans la maison, pour 200 m2, je payais 20 000 balles, tu vois, entre le foncier et l’habitation. Et ici, je pense que normalement je devrais payais 30 ou un peu plus de 30 000 balles. ’

L’explication est à nouveau confuse, mais ce qui est clair, c’est que Julien ne pouvait se permettre de payer les impôts locaux sur les deux bâtiments (la maison et l’usine) pendant le temps des travaux. Il a donc décidé qu’il régulariserait sa situation le jour où il emménagerait dans l’usine, prenant le risque d’un contrôle fiscal :

Et donc le permis de construire, tu ne l’as pas déposé avant de faire les travaux ?
Non, j’ai fait tous mes travaux comme ça
D’accord. Et ça, si… si –
Ah, le premier des voisins qui veut m’emmerder, il me balance. C’est clair que là je prends un gros risque.
Oui, et là tu prends un risque financier, parce que si t’as un redressement là-dessus…
Je suis mal. Je suis mal.
Parce qu’en plus, là, il faut que tu fasses la demande de changement d’affectation, c’est ça ? vu qu’il y a une partie habitée…
Oui. Alors, il y a une tolérance à Montreuil de 20 % sur les surfaces. Moi je suis un peu au-dessus. Potentiellement, mon dossier ne passe pas, sauf si… sauf si … sauf si ils sont cools, ce qui m’étonnerait, donc sinon il faut trouver un piston…
Et donc le permis, tu vas quand même l’envoyer ?
Euh, je vais l’envoyer à la rentrée, en septembre. Oui, parce qu’il n’y a pas de raison, j’ai les moyens, j’ai une activité, il n’y a pas de raison que je gruge le fisc…
Donc là, ils vont te réactualiser les impôts locaux du coup.
Oui. Gloups.’

Julien compte à nouveau sur son réseau pour faire passer son dossier de permis de construire et éviter un rappel d’impôts. C’est déjà son réseau local qui lui a permis de faire lever la préemption, et avant cela d’acquérir l’usine, lui permettant d’être informé et présent au bon moment. Cela ne suffisait bien sûr pas à cette conversion : il fallait aussi avoir des moyens financiers importants (Julien mobilise largement le capital économique familial). Il fallait aussi être capable de se décider très rapidement à acheter un bien très incertain, et avoir une expérience et une tolérance à l’égard des situations à la limite de la légalité (l’expérience de San Francisco l’a de ce point de vue largement formé) : affronter un marchand de sommeil, gérer des déchets toxiques, accepter de rentrer dans les lieux et de commencer les travaux avant que la préemption ne soit levée, transformer le bâtiment sans permis, employer au black un ouvrier sur un chantier potentiellement dangereux…

Notes
363.

Nous mentionnons dans cette section les prix en francs afin d’être en cohérence avec les extraits des entretiens, la plupart des transactions ayant eu lieu avant 2002, et nous mentionnons quand c’est nécessaire l’équivalent en euros.

364.

Installer le chauffage sur 500 m2 coûte environ 15 000 €, de même que de refaire toute l’électricité.