2.2 Rémi : un père architecte et un coup de pouce de la mairie

Rémi, intermittent dans l’audiovisuel, a le projet depuis quelques années d’accéder à la propriété pour loger sa famille, placer son argent et se prémunir d’une retraite faible. Il souhaite acheter quelque chose d’ancien à rénover pour toutes les raisons que nous avons vues précédemment et également en raison de la profession de son père, architecte de formation, qui a toujours travaillé dans l’immobilier et plus précisément dans la rénovation :

‘Il a toujours fait de la rénovation, de l’ancien, il fait ça depuis les années 1970 […]. C'est-à-dire qu’il a toujours racheté des lots anciens à rénover, qu’il rénovait avec sa société, son entreprise de bâtiment, et ensuite il revendait ou louait. C’était pas pour les habiter ; mais forcément, de la même façon, j’ai habité des choses qu’il a rénovées […]. Donc moi, j’ai toujours été élevé dans cette idée d’abord de la rénovation : c’est bien de rénover, non pas de faire du neuf. Moi je pense que ça m’a influencé, forcément ! (Rémi)’

Un ami lui propose un jour d’acheter avec lui un bien immobilier pour lequel il a vu une annonce : un ancien garage désaffecté (autrefois une ancienne fabrique) avec un logement de fonction et une cour, en trois lots de 130 à 200 mètres carrés. L’idée de venir aménager un loft à Montreuil ne le surprend pas, il a entendu parler du quartier depuis longtemps :

‘Mais tu sais, le phénomène Montreuil, c’est pas un phénomène nouveau, moi ça fait très très longtemps que j’en entends parler. Et finalement, inconsciemment, ça a fait son chemin dans ma tête.
Oui, et tu entendais parler par qui ?
Ben, il y a eu des articles […] mais depuis plus longtemps, je ne sais vraiment pas te dire comment, réellement, Montreuil, c’est – j’en avais entendu parler plusieurs fois. […] J’ai toujours rencontré dans mon métier des gens qui habitaient dans ce coin-là, quand même. Il y a beaucoup de gens du cinéma à Montreuil.’

Les questions sur l’achat et le montage financier suscitent une gêne. Rémi essaie de les éviter, puis demande confirmation de l’anonymisation des entretiens :

‘…parce que c’est des – tu sais comment c’est l’immobilier… Il y a beaucoup de choses qui… qui se sont faites à coup de… il y a beaucoup de négociations qui se font aussi un peu sous la table. C’était le cas ici, et je peux pas… tu vois, même au niveau de l’adresse, je ne voudrais pas qu’il y ait, dans ton rapport, je ne voudrais pas…
D’accord. OK. De toutes façons, les adresses, je les change, et les…
Dans ce cas-là, c’est bon. Parce que si effectivement tu veux que je te parle de la négociation, je peux t’en parler, c’est assez… je pense que c’est assez édifiant, quand même.’

Rémi et son ami découvrent que le bien n’est pas encore divisé, qu’il s’agit d’un seul lot de 550 m2, mis en vente auprès de particuliers par un marchand de biens à 3,9 millions de francs en 2001 (soit 600 000 euros). L’ami de Rémi négocie l’ensemble à 3,1 million de francs (475 000 euros) et signe une promesse de vente sur papier libre. A partir de ce moment, le père de Rémi intervient et va piloter le reste de la négociation et de l’achat :

‘Bah, mon père a vite fait le calcul, il a dit : « 3,1 millions, 3,1 millions, voyons voir… Oui on tourne autour de 8000 le mètre ; il y a peut-être moyen d’acheter moins cher ». Parce que mon père c’est le genre à - comme lui il est professionnel, pour lui, il part du principe que ou l’affaire se fait bien, ou elle ne se fait pas. Dans sa tête, c’était pas « tu vas acheter au prix fort », c’était pas du tout ça ; lui c’était : « il faut – surtout dans ce quartier-là, si tu achètes, il faut que tu trouves un truc vraiment pas cher. Vraiment intéressant ». […] Et en plus, vu les travaux – parce que là, tu ne te rends pas comptes, mais vu les travaux qu’il y avait à faire, il y avait quand même, derrière, beaucoup d’investissements en travaux, donc il fallait vraiment, à la base, acheter le mètre carré pas cher. Pas au prix de la friche, mais pas loin.’

La négociation prend alors une tournure plus professionnelle : alors que l’ami de Rémi estimait avoir déjà fait une affaire en négociant 800 000 F de rabais, son père considère qu’il faut tenter de faire baisser encore le prix, quitte à faire échouer toute l’affaire. En même temps que cette nouvelle logique, il apporte des savoir-faire et des réflexes professionnels. Il envoie notamment son fils se renseigner à la mairie « pour savoir ce qui se passe, est-ce qu’il y a préemption, enfin tout ce qui se fait d’habitude pour être sûr de ne pas se faire avoir après ».

A la mairie, de bonnes relations s’établissent assez rapidement entre Rémi et les employés municipaux, fondées sur une sympathie mutuelle et des intérêts réciproques : pour Rémi « tous les gens qui travaillent dans cette mairie y travaillent depuis très longtemps, ce sont […] plutôt des gens du parti communiste… des gens plutôt sympas », qui, par ailleurs, ne voient pas d’un bon œil ce marchand de bien qu’ils connaissent déjà. L’aversion de la mairie envers le marchand de bien et sa préférence pour de jeunes particuliers sont décisives :

‘Parce que [la mairie], elle n’aimait tellement pas le type et une femme de la mairie, nous a pris le dossier, elle l’a ouvert, elle a dit « vous n’avez pas le droit de le regarder » et elle l’a ouvert devant nous. Donc elle, elle pourrait très bien dire après qu’on a regardé par-dessus son épaule, ce qui était le cas, mais elle a bien voulu qu’on regarde par-dessus son épaule. Voilà, donc c’est ça qui s’est passé à la mairie.’

Rémi découvre dans le dossier que le marchand de bien n’est lui-même pas encore pleinement propriétaire du garage, qu’il a seulement signé une promesse de vente un mois plutôt à 1,9 million. L’expérience professionnelle de son père fait le reste : elle lui permet de comprendre très rapidement la logique dans laquelle se trouve le marchand de bien, d’anticiper sur la suite de la négociation et d’en deviner les marges de manœuvre. Seul lui peut comprendre en effet que Rémi et ses amis se trouvent pris dans un type d’opération immobilière illégale mais courante dans ce milieu, un achat avec « clause de substitution » :

‘Donc ce qui se passe, c’est que le gars, il achète, il signe une promesse de vente, et il a quatre mois entre la promesse de vente et la signature finale, chez le notaire, pour trouver des gens pour le remplacer sur sa promesse. En l’occurrence, nous. Sauf que le prix d’achat n’a pas le droit de changer, dans la loi.
Alors que lui, il doublait le prix ?
Voilà. Donc lui, il signe à 1,9 millions, il revend à 3 millions, et au dernier moment, il négocie beaucoup à la baisse, en disant « mais de toutes façons, j’ai fait une substitution, donc moi je vous refile ma promesse de vente, et vous me filez, au passage, tant. » Voilà, donc ça c’est un truc qui se fait… j’ai compris que c’est un truc qui se faisait assez souvent.’

Comprenant que tout ce qui excédera les 1,9 millions constituera une plus value nette d’impôt pour le vendeur, le père de Rémi sait qu’il y a une possibilité de faire encore descendre le prix et anticipe aussi la demande de cash : « Bon, maintenant il va vous proposer une substitution – c’est ce qu’il a fait – et si il prend 500 000 balles, il est content ». Ce sont donc les savoir-faire professionnels du père de Rémi qui permettent aux trois acquéreurs de reprendre la négociation et de faire baisser le prix à 2,5 millions. C’est encore lui qui leur donne la marche à suivre pour la transaction, les rassure et les met en confiance. Cette transaction comporte en effet un risque, puisqu’elle va avoir lieu en deux temps et qu’une des parties peut faire défaut entre les deux : d’une part il faut effectuer la substitution devant le notaire, sans changer le prix (1,9 million) ; d’autre part il faut verser les 600 000 F restant en liquide. Si cette étape a lieu en premier, le marchand de biens peut faire défaut au moment de la substitution, et réciproquement si c’est la substitution qui a lieu en premier. Forts de ces connaissances, les jeunes acquéreurs négocient un versement du liquide en deux temps, une partie avant et une partie après le passage devant le notaire :

‘Donc on a fait la substitution devant le notaire, et on a filé le reste en cash. […] On a acheté officiellement 1,9 million ; et après, il fallait qu’on sorte, au prorata des surfaces qu’on prenait, il a fallu qu’on sorte chacun la somme en liquide pour pouvoir la rajouter. Voilà comment ça s’est fait. Donc voilà, tu vois, c’est hautement illégal.’

Rémi a ainsi retiré petit à petit 120 000 F de son compte en liquide, « des petites sommes à droite à gauche de temps en temps », pour les donner en deux fois au marchand de biens. On saisit dans ce récit l’importance d’avoir une personne-ressource comme le père de Rémi, professionnel de l’immobilier, pour « réussir » une telle transaction. « Se faire un loft » n’est pas si simple, si on ne dispose pas des conseils d’un professionnel. On perçoit aussi l’importance du contexte politique et de la position adoptée par la mairie face aux transformations de son tissu industriel. C’est la prise de conscience de ces deux logiques, immobilière et municipale, qui leur sont tout à fait étrangères et leur seraient restées étrangères dans une transaction « normale », qui leur permet également d’éprouver moins de réticence ou de peur à être dans l’illégalité : ils savent désormais que cette pratique est courante (la mairie « sait sans le savoir », « ne se fait pas trop d’idées ») et que le risque de sanction est faible étant donné le rapport de forces local qui leur est favorable. Il faut également ne pas avoir de principes moraux trop stricts concernant le rapport à la collectivité (ni Rémi ni le marchand de bien ne paient d’impôt sur la somme versée en liquide ; le reste de l’entretien montre que Rémi valorise moins que d’autres gentrifieurs le rôle régulateur et redistributeur des pouvoirs publics – que ce soit en matière de fiscalité ou de scolarisation) :

‘De toutes façons, que ce soit pour lui, pour le vendeur, ou pour nous… C’est pour ça que c’était idiot de ne pas y aller, puisque de toutes façons tout le monde s’y retrouve, dans l’histoire. C’est pour ça que c’est une façon d’acheter, à la fois, qui est discutable, hein – moi il y a des gens qui me disent « mais c’est pas bon de faire ça » ; bon, chacun dit ce qu’il veut ; moi je l’ai fait… tout le monde s’y retrouve. A partir de là, moi j’ai pas l’impression de léser quiconque, tu vois ce que je veux dire ?’

Grâce au père de Rémi, les jeunes acquéreurs vont finalement dépenser 2,6 millions au lieu des 3,1 millions initialement négociés. On voit bien que, dans cette transaction, le prix n’est ni un reflet des caractéristiques objectives du bien, ni un critère par lequel les acquéreurs évaluent sa qualité. Par ailleurs, de fortes incertitudes pèsent sur cette qualité, auxquelles le contexte politique local contribue dans la mesure où il n’était pas certain que la mairie accepte le changement d’affectation de l’ancien garage en logements : elle avait annoncé au marchand de bien qu’elle le lui refuserait (ce qui a aussi facilité la négociation pour Rémi et ses amis) et le leur a accordé ; ils ont néanmoins eu l’obligation de créer sept places de parking alors qu’ils pensaient aménager la cour en jardin, ce qui a modifié la qualité du bien acquis (sa valeur d’usage comme sa valeur d’échange).

Ce bien immobilier et la configuration dans laquelle il est vendu présentent donc de fortes incertitudes et une incommensurabilité. Par ailleurs, une fois acquis, l’aménagement de l’ancien garage en logements nécessite encore la mobilisation de ressources variées, pas nécessairement financières : du temps, des conseils et des aides gratuites de professionnels de leur réseau. D’abord, un ami architecte leur fait gratuitement le plan de découpage en trois lots, travail habituellement facturé assez cher (un plan certifié est exigé par le notaire pour établir le règlement de copropriété). Pour les travaux dans son lot, Rémi s’appuie à nouveau énormément sur son père, qui dessine les plans puis se fait chef de chantier et apporte son réseau d’entrepreneurs. Démolition, écoulements, isolation, couverture, chauffage, électricité, planchers, finitions… « tout ça, c’est une façon de faire ; moi je ne savais pas ». Rémi réalise lui-même près d’un tiers des travaux : son statut d’intermittent lui permet de réduire son rythme de travail comme il le souhaite pour se consacrer au chantier. Huit mois plus tard, la famille peut s’installer dans ce qui ressemble désormais à un loft digne des magazines de décoration (lignes épurées, murs blancs, décrochement de niveaux, matériaux bruts, éclairage zénithal, etc.), surmonté d’un étage comportant les chambres, la salle de bain et une petite terrasse. L’ensemble du logement fait 150 mètres carrés et a coûté 170 000 euros à Rémi, soit 1230 euros par mètre carré, un prix bien inférieur à celui du marché en 2002 (1500 euros pour les appartements, 1780 pour les maisons). Rémi éprouve en outre une satisfaction à avoir en partie construit lui-même sa maison ; in fine il y a eu coproduction du logement entre le vendeur (qui apporte le terrain et les murs), Rémi et son père. Ce chantier a constitué en même temps une occasion importante de transmission filiale, au moment où Rémi s’installe dans la vie de famille, « une histoire entre un père et un fils » comme il le résume.

‘Il faut quand même réunir pas mal de paramètres, parce que au-delà – bon, faut déjà, moi j’ai eu la chance d’avoir un père dans le métier ; j’ai la chance d’avoir du temps, c'est-à-dire que je ne travaille pas à plein temps
Ca, ça joue vachement, non ?
Ca joue énormément ! c'est-à-dire que quelqu'un qui travaille tous les jours, il n’aurait jamais pu faire ce que j’ai fait ! c’est évident ! Ca, c’est sûr et certain ! Donc ces deux paramètres-là, si tu les remplis pas, euh… c’est difficile. Moi je vois mon frère, c’est le premier truc qu’il m’a dit. Je lui ai dit « mais pourquoi tu ne cherches pas un truc ici ? » il me dit « mais moi je peux pas » - lui, il travaille tous les jours.’

Imaginer « le potentiel » du lieu, ne pas avoir peur, savoir comment s’y prendre, pouvoir compter sur de bons entrepreneurs et savoir que l’on a, dans une certaine mesure, la maîtrise de son temps, comptent autant que l’évaluation du quartier comme « vieille banlieue parisienne » destinée s’embourgeoiser (cf. chapitre 4).