2.3 Julie : le fragile équilibre entre réseau et réputation

Julie, graphiste pour architectes, décide à trente ans de concrétiser son rêve d’accession à la propriété. Fille d’un dessinateur industriel et d’une institutrice, ayant grandi seule avec sa mère en HLM dans la banlieue Est de Paris, elle raconte avoir commencé très tôt à regarder les petites annonces de logements (« Montreuil, maison avec jardin, proche du métro » ) :

‘Et j’en voyais plein, à 110, ou 115 – je me rappelle, pour 115 000 F, t’avais des maisons immenses ! Et je pense aussi que ce qui me faisait rêver, c’est que l’appartement de ma mère, à une époque, ils lui ont proposé à 90 000 F – c'est-à-dire quasiment ce prix-là. Et je me rappelle avoir dit à ma mère « mais pourquoi tu viens pas, on va à Montreuil, on aura une maison ». Elle m’a dit « mais moi j’ai pas d’argent ». Elle ne pouvait pas acheter ça. Mais du coup voilà, ça m’avait fait rêver, parce que je me disais, à ce prix-là, on pourrait habiter dans une maison ! Alors que là on était à s’emmerder avec des – tu vois, c’était quand même une cité… C’est une cité, tu vois, ça l’a toujours été, ça le sera toujours, hein. Y a pas à tortiller. (Julie)’

Ses études de graphisme puis d’architecture d’intérieur la conduisant à fréquenter des milieux sociaux plus favorisés que le sien, elle voit certains de ses amis acheter et rénover des logements (certains avec son aide d’apprentie-architecte) et attend son tour. Ayant compris que sa mère ne quitterait pas le HLM, elle en a fait un projet personnel et commence à économiser patiemment dès l’âge de 19 ans. A 30 ans, son PEL est clôt ; son petit apport est complété par une donation de sa grand-mère, et Julie se décide à acheter. Entre temps, elle a habité dans Paris et oublié Montreuil ; elle y retourne à l’occasion d’une fête dans un jardin chez des amis, ce qui réveille son envie d’habiter là, puis revient avec son conjoint dans l’optique de commencer à chercher un logement. Ils ne connaissent pas la ville ; leur impression n’est pas bonne, mais les recommandations s’accumulent :

‘On est venus ici avec mon mec le 22 décembre ; c'est-à-dire qu’il faisait une brume absolument désagréable, tu sais, d’hiver ; on a été dans la rue piétonne, devant l’armurerie, et tout, on était là « quand même, c’est pas ça, Montreuil, c’est affreux ! c’est quand même pas ça ! » […] C’était pas super attrayant, tu comprends pas très bien comment est organisée la ville, où est-ce qu’il faut que tu ailles, c’est vrai que c’est l’inconnu, t’es jamais venu dans cette ville, c’est bizarre de dire pourquoi celle-là plutôt qu’une autre. […] Et puis un jour il y a des copains – ah oui, donc je suis venue à cet anniversaire, et puis après j’ai croisé des copains qui m’ont dit « oh ! mais tu devrais visiter dans mon quartier, j’habite rue des Roulettes » – donc tu vois c’est la rue juste à côté – « viens voir notre quartier, et tout, c’est vraiment génial, tu vas voir, tu vas voir ». Bon. Après, tu connais Untel [un commerçant local dont le magasin est apprécié des gentrifieurs] ? Lui, je le connais depuis que j’ai dix ans, par ma mère, c’est des copains communs, enfin bon ; et je suis allé le voir quand je cherchais, « bonjour, ça va ? ». Il me dit « oh mais tu sais moi j’habite rue Désiré Préau – donc c’est l’autre parallèle – tu devrais aller voir ce quartier ». Je dis « mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce quartier ? ». Et j’avais une autre copine qui cherchait aussi à cette époque-là, elle me dit « moi je ne veux que ce quartier ». Je me dis « Mais qu’est-ce qu’il y a ? ». Bref, c’était un jour de janvier, je crois, je suis venue me balader, et tu sais, là pour le coup c’était plus la brume, c’était tu sais le gros soleil très froid, le ciel il est bleu électrique, tu vois ? Et alors là je me suis dit « Wouf ! en effet, c’est pas mal ici ! et en effet je vais chercher ici ».
C’était pas que le ciel bleu qui a fait –
Non mais tu sais, ça te le vend tout de suite ; il y a des petits pavillons, tu vois des petits arbres qui dépassent…’

Elle cherche quelque chose à refaire, à la fois en raison de son budget (900 000 F) et de sa formation d’architecte d’intérieur (« il me fallait un truc moins cher mais que je pouvais… tu vois, moduler, changer, tout ça ») et trouve une ancienne usine de métallurgie dont elle imagine pouvoir faire un loft. La surface (200 mètres carrés au sol en plusieurs niveaux), le prix (le bien est en vente à 600 000 F, elle le négocie à 510 000 F) et sa formation lui permettent de convaincre son conjoint. Elle a en revanche plus de mal à convaincre les banques :

‘Alors voilà, donc on a signé la promesse de vente, et là : la quête pour l’argent. Donc moi, j’avais des photos de la façade365, et j’ai fait quinze banques, il y en a une qui m’a prêté. […] Les banques, elles étaient super frileuses, hein ! Je sortais la photo – alors toutes les banques, hein : « vous avez une photo ? vous avez des plans ? ». Moi j’expliquais : « c’est une ancienne usine, c’est grand, ça fait 200 mètres carrés ». Alors t’es reçue par des mecs de ton âge, hein – oui, on va dire ça, entre 30 et 35 ans – en cravate [rire], moi j’arrivais avec mes salopettes et mes nattes, et on me disait : « vous avez des photos ? » alors je sortais la photo : « Ah c’est comme ça ! [ton très déçu, dubitatif]. Ben on va voir, alors. » ’

Toutes les banques refusent le prêt, sauf une :

‘Je me pointe là-bas, rendez-vous ; je suis reçue par une nana, dans le genre sapée comme nous, tu vois. Déjà, ça fait un drôle d’effet, tu te dis : « Oh là ! Alors celle-là, elle doit avoir un an ou deux de plus que moi, ou 5 ou 6 mois même ». Et la nana elle me dit : « vous avez des photos ? » ; je me dis « merde ». Je sors les photos, elle me dit : « oh ! c’est génial, c’est exactement ce que je cherche ! Je dis « ah bon ! » « ben oui, oui » donc voilà.
Donc elle a compris de quoi il s’agissait.
Oui. Et alors elle, elle s’est démenée pour que le truc passe. ’

La banquière, sensible à l’idée de l’usine reconvertie, parvient à convaincre ses supérieurs en étayant le dossier d’articles de presse – les tout premiers à présenter Montreuil comme une destination prisée des parisiens « branchés » :

‘Ils avaient fait un dossier, euh, il y avait un article dans Nova Magazine : « Où vont les bobos ? » tu sais, c’était le début ; et il y avait marqué « Montreuil ». Du coup ils avaient fait plein de trucs comme ça et c’était passé au siège de la banque. En fait je pense que si tu t’adresses à des banques qui ne sont pas de ton quartier, du coup c’est vachement dur – j’allais dans le 14ème, moi, en disant « j’ai un truc super à Montreuil ». Les gens, tu disais Montreuil, mais c’est la zone, quoi ! Alors que d’ici, en fait, quand tu montres ici, les banques elles savent qu’ici c’est le quartier où tu prêtes, quoi. ’

L’achat est conclu en janvier 2000 sur la base du prix négocié en septembre 1999 ; c’est le moment où les prix commencent leur ascension366. Quelques mois plus tôt, Julie n’aurait sans doute pas obtenu de prêt, la réputation de Montreuil comme lieu d’installation des bobos n’étant pas encore forgée ; quelques mois plus tard, elle n’aurait plus eu les moyens d’y acheter.

Son parcours d’obstacles n’est pas pour autant achevé, l’usine étant très loin d’être habitable. Il s’agit en effet d’une ancienne usine de métallurgie, avec encore du matériel et des produits (des huiles notamment). L’arrivée d’eau n’est pas aux normes, l’électricité est à refaire, il n’y a ni chauffage ni arrivée de gaz et aucune isolation. Le bâtiment s’avère de mauvaise qualité et les ouvriers qui interviennent n’arrangent rien.

‘La maison était construite en placoplâtre. Le placoplâtre c’est ça, tu vois, c’est ce que tu mets à l’intérieur, parce que ça prend la pluie et ça s’effondre. Donc le toit ici, il tombait par terre, donc on l’a tombé et on a reconstruit toute la maison, ici. Et quand on a passé l’IPN, les deux pignons sont tombés par terre. Donc il a fallu tout remonter ! Voilà !’

La première tranche de travaux visant à rendre habitable une partie du bâtiment se passe mal. Etant femme et mère de deux bébés, Julie refuse de prendre la tête du chantier et le confie à un ancien ami de son école d’architecture. Pour faire des économies, celui-ci fait travailler une « entreprise de yougos » qui se révèle en faillite et part avec l’argent sans finir le travail. Finalement la famille s’installe dans ces 75 mètres carrés rendus habitables à grand peine. Les plans sont déjà prêts pour transformer le reste du bâtiment en un bureau, des chambres d’enfants plus vastes, une salle de jeux et un studio indépendant. Mais en 2005, lorsque nous réalisons l’entretien, tout est encore à faire : Julie attend son permis de construire et des financements complémentaires (des subventions de l’ANAH et de son organisme professionnel). Finalement, fin 2006, les travaux ne sont toujours pas commencés : le permis de construire déposé en mairie a été refusé pour la quatrième fois consécutive et l’ami architecte qui le signait gratuitement ne veut plus le faire367. La famille (deux parents et désormais trois enfants) vit toujours dans les 75 mètres carrés initialement aménagés ; les trois enfants partagent pour l’instant une chambre minuscule (moins de 10 mètres carrés) et Julie a toujours son bureau dans un coin du salon (c’est son unique espace de travail) (cf. figure 6-5). Les deux hangars de part et d’autre de la partie aménagée sont encore quasiment dans leur état initial (on sent encore l’huile des machines et les taches de graisse sur le sol ne partent pas) ; ils servent de placards géants (cf. figure 6-6). Julie est malgré tout toujours optimiste, elle s’apprête à faire les modifications demandées sur sa demande de permis de construire, et surtout se sent « vraiment vraiment bien » dans son logement : « quand je rentre chez moi, c’est le bonheur ! ».

Figure 6-5 : Chez Julie, le « coin bureau »
Figure 6-5 : Chez Julie, le « coin bureau »
Figure 6-6 : Chez Julie, une partie non aménagée de l’usine
Figure 6-6 : Chez Julie, une partie non aménagée de l’usine
Notes
365.

Nous ne pouvons reproduire ici la photo de la façade pour des questions d’anonymat ; on doit s’imaginer la façade d’une ancienne fabrique composée de plusieurs bâtiments accolés ; un bout de la façade est en brique, l’autre en parpaing brut, un troisième en plâtre, le tout plutôt en mauvais état.

366.

La hausse du prix moyen des maisons est de + 72 % entre 1999 et 2005 alors qu’elle a été de + 15 % entre 1991 et 1999.

367.

Julie est diplômée d’architecture d’intérieur mais n’a pas le diplôme d’architecte « DPLG » qui permet de signer les documents officiels.