2.4 Noémie : des ressources trop limitées pour pleinement réussir son loft

Noémie, professeure d’histoire-géographie, arrive dans le Bas Montreuil en 2003. Elle ne fait partie ni du milieu du cinéma ni de celui de l’architecture ; c’est sa sœur architecte qui l’informe d’un projet de conversion en lofts d’une usine du Bas Montreuil. Deux personnes qu’elle connaît ont acheté une ancienne fabrique bordée d’un jardin et l’ont divisée en cinq lots ; elles s’apprêtaient à vendre les trois lots restants mais l’un des acquéreurs fait défaut et il faut le remplacer à la dernière minute, alors que les travaux de gros œuvre ont déjà démarré. Noémie va visiter les lieux ; c’est la présence de sa sœur qui lui permet d’imaginer sans trop de crainte investir dans cette « fabrique où il n’y avait rien du tout, pas d’eau, pas d’électricité, pas de sol, que de la terre battue, où tout était pourri » :

‘Il fallait beaucoup d’imagination pour voir ce que ça pouvait donner, mais c’était assez tentant quand même.
Toi ça ne te faisait pas peur ? De te dire, pour l’instant il n’y a rien, mais juste imaginer…
Non non, parce qu’en fait, là, c’était vraiment mignon – enfin, surtout il y avait un grand saule, des framboisiers, euh… il y avait cette végétation-là, je suis venue par un jour de beau temps… Evidemment, j’ai – ma sœur est architecte, du coup on l’a vu ensemble.’

Alors qu’elle n’a initialement aucune envie de venir habiter en banlieue et que Montreuil « ne [la] fait vraiment pas rêver », elle décide de saisir cette opportunité qu’on lui présente ; elle a en effet besoin de déménager suite à une séparation et a peu de courage pour chercher autre chose. Le prix est assez élevé – au total, son logement fini lui revient à 215 000 euros pour 85 mètres carrés (soit 2535 €/ m2, le double du prix de revient du loft de Rémi, réalisé un an et demi plus tôt) – mais son père étant décédé quand elle était jeune, elle a hérité tôt d’une somme qu’elle a investie dans un appartement à Paris, qu’elle pourra revendre ou mettre en location. Il faut aussi payer une partie « au black », ce qu’elle accepte. Le fait de voir « l’immobilier qui commençait à grimper » la persuade qu’il s’agit d’une affaire à saisir, même si elle sait que les deux personnes qui lui vendent son lot – et qui sont ses futurs voisins – font au passage une plus-value conséquente.

Le gros œuvre est réalisé en commun (amener l’eau et l’électricité, consolider les fondations et les façades, refaire le toit, couler une dalle de béton, monter les cloisons) mais chacun doit penser l’aménagement de son lot. Noémie n’a pas le temps de réfléchir à ce qu’elle souhaite car le chantier a déjà commencé ; en outre la personne qui s’est désistée et qu’elle remplace a déjà orienté les travaux (emplacement des ouvertures, du balcon, etc.). Sa sœur lui fait des plans en quelques jours, gratuitement ; « vraiment, c’était trop vite ». Le chantier est globalement vécu comme « un cauchemar ». La principale personne qui a entrepris cette conversion n’est spécialiste ni du bâtiment, ni de la gestion ; la comptabilité est « bidouillée de façon très approximative », les entrepreneurs ne respectent pas les commandes, et personne ne s’y connaît suffisamment pour faire les bons choix.

Mais donc finalement, tu as pris plaisir quand même à –
Non
Aux travaux, tout ça, à dessiner la maison ?
Le dessin de la maison, j’ai pas eu le temps, donc non. Et non, je me suis vraiment dit « est-ce que t’as pas fait une connerie ».
Ah oui, c’est vrai, tu as regretté ?
Pendant les travaux, c’était super dur, hein… T’as les deux jours d’euphorie, et après t’as que des emmerdes avec des entreprises, c’est jamais comme tu penses que ça va être… T’as plein de déconvenues parce que t’y connais rien… Même l’archi, il s’est barré en plein milieu, donc on a eu plein de merdes après, plein de trucs qui n’étaient pas prévus qu’il fallait payer en plus. Jusqu’à la taxe d’urbanisme, tu vois ? Et puis tu vois, on n’y connaissait rien ! A la commande de la terre, on n’a pas demandé d’où elle venait… la terre, c’est de la terre, quand t’es citadin ! Mais en fait c’est de la terre super argileuse, donc dès qu’il pleut ça fait une piscine… Tu sais, t’as plein de trucs… Et il aurait vraiment fallu quelqu'un qui fasse la compta. En fait, pour faire des économies à l’extrême, on s’est privés des choses rigoureuses.’

Un mois après avoir emménagé avec sa fille, Noémie doit refaire tout le sol de la pièce principale, « du ciment teinté dans la masse qui s’était fissuré » : « il a fallu que je re-déménage tout et que je pète tout au marteau-piqueur ». Elle doit également enlever un parquet pour réparer des connexions électriques qui ne fonctionnent pas. Deux ans après s’être installée, une fenêtre ne s’ouvre déjà plus. Même le saule et le framboisier ont disparu, coupés pendant les travaux.

‘Et après, tu vois, il n’y avait pas le jardin, c’était que de la boue ! on avait juste des palettes et il pleuvait tout le temps, avec [ma fille] on était avec la poussette… on est tombées plein de fois dans la boue, c’était un cauchemar !
Parce que le mois où tu as emménagé, c’était novembre… tu as commencé par l’hiver.
Oui ! Et je te jure, chaque fois, j’étais dans mon lit, je me disais : « mais qu’est-ce que je fous là ?! » Montreuil c’est moche, quoi, tu vois, c’est pas joli. Je me disais vraiment « qu’est-ce que je fous là ? », et puis je regardais les trucs à Paris, je me disais « pfff, avec mes sous, j’aurais pu prendre un truc plus petit à Paris ».’

L’hiver, Noémie rêve encore quelquefois d’« être dans un appart cosy, un vieil appart haussmannien avec du parquet foncé, des moulures ». Elle se plaît néanmoins dans son loft, même si elle regrette certains aménagements faits trop vite. La comparaison avec le loft de Rémi (qu’elle connaît) suscite des réserves sur son propre espace : il n’est « pas assez original dans les volumes », il n’y a « pas de fantaisie », le plafond est trop bas… Le temps, l’argent et les idées lui ont manqué pour se faire un « vrai loft » de magazine.

Par ailleurs, les difficultés du chantier ont entraîné de mauvaises relations entre les nouveaux copropriétaires :

‘Tu vois, c’est des gens qui se prennent pour des architectes, des comptables, « on peut tout faire nous-mêmes »… Donc du coup c’est… c’est très très pénible sur le plan relationnel. […] On s’est engueulés deux-trois fois, mais j’ai pas totalement pété les plombs, parce qu’après, quand c’est tes voisins, tu vois, t’es un peu obligée de composer, quoi.’

Noémie a d’autant plus de mal à « composer » qu’elle ne fait pas partie du même milieu qu’eux : conduite là par sa sœur, elle est « la seule à ne pas être dans le milieu artistique » (architecture, cinéma, spectacle vivant, arts plastiques, musique). Cette différence recouvre selon elle des rapports différents à l’argent et surtout à la collectivité.

‘J’étais pas du tout à l’aise avec tous ces gens, en plus on n’a pas du tout les mêmes mentalités, tu vois ? Je ne sais pas, culturellement, voilà, on n’a pas la même façon de… puis je sais pas, voilà, quoi !
Oui… Mais sur quoi est-ce qu’il y a des différences ?
Je sais pas ! Tu vois comment c’est ! c’est une façon d’être, de parler des choses, même de concevoir… le collectif, tu vois. Je trouve qu’ils n’ont pas de respect du collectif ! Ils n’écoutent pas les gens, enfin, chacun défend son bout de gras comme si l’autre était une menace à ses intérêts. Tu vois, moi j’ai pas l’habitude – tu vois, quand t’es prof, t’as pas du tout à gérer ce truc-là dans tes relations avec tes collègues ; il y a d’autres embrouilles, en tous cas quand t’es dans les AG, que tu fais des mouvements, mais… dans le lycée où je suis, on prend en compte les desiderata de chacun ! Enfin je sais pas, même mes amis, parce que je les choisis probablement comme ça aussi ! Et là, Untel qui a toujours l’impression qu’on va lui chourer ses intérêts et qui t’envoie chier genre « oui, ça ne me regarde pas ! », tu vois, moi j’hallucine un peu.’

Si elle a mis beaucoup de temps à s’y sentir bien, Noémie est consciente d’avoir un logement plutôt exceptionnel si près de Paris. Elle souligne que cela n’a été possible que grâce à deux éléments : d’une part, le fait d’avoir hérité ; d’autre part, le fait d’être en lien, par sa sœur, avec ce milieu artistique de « convertisseurs ». Aucun de ses amis enseignants n’habite un loft ou un pavillon ; tous sont en appartement, le plus souvent en location privée ou en HLM. Noémie aimerait, pour être pleinement satisfaite, trouver au tour d’elle « des classes moyennes plus variées ».