2.5 Tiphaine : l’abandon du projet de loft

Tiphaine, urbaniste, habite avec son mari et leur premier enfant dans un petit appartement du 16ème arrondissement, acheté en partie grâce à une donation familiale. Ils attendent un deuxième enfant et souhaitent avoir une famille nombreuse. A l’étroit dans leurs 40 mètres carrés, ils cherchent à s’agrandir. Après avoir visité des biens dans le 18ème arrondissement, ils acceptent l’idée de quitter Paris pour la banlieue afin d’avoir « de l’espace ». Un ami cadre chez un promoteur immobilier leur fait alors une proposition : son entreprise s’apprête à convertir un ancien bâtiment industriel à Montreuil en lofts ; il compte en acheter un et peut leur en avoir un à un prix avantageux s’ils font l’achat en commun. Le prix au mètre carré est intéressant et l’idée d’habiter un loft séduit Tiphaine et Benoît, mais ils sont « assez réticents à l’idée de venir à Montreuil » qu’ils trouvent « moche, loin, sans charme ». Nous sommes en 2007 et ils connaissent sa réputation de ville accueillant des « bobos », mais ils ont du mal à y croire lors leur première visite à la Croix de Chavaux.

‘Et puis finalement on s’était rangés à l’idée, en étant enthousiastes par rapport au projet de loft, mais pas tellement par rapport à Montreuil en lui-même.’

Finalement, c’est dans un appartement moderne, « standard », trouvé en trois jours sur Seloger.com qu’ils vont s’installer un an et demi plus tard. En effet, même si le loft qui leur est proposé par cet ami doit être réalisé par un professionnel, et même s’ils disposent d’un budget largement plus important que tous les autres enquêtés (ils sont prêts à dépenser 420 000 euros), Tiphaine et Benoît ne disposent pas des ressources nécessaires à cette acquisition : du temps, de la souplesse et une tolérance à l’incertitude. En effet si ce loft entre dans leur budget, c’est parce qu’il leur est proposé par leur ami qui est en situation de négocier avec son entreprise ; mais ces négociations prennent du temps et le bien est sans cesse redéfini par le promoteur :

‘Alors le budget augmentait et surtout la surface diminuait au fur et à mesure. Ca fait partie des choses qui faisaient qu’on n’en pouvait plus de cette relation avec ce promoteur, quoi. C’est que tu passes d’un truc qui fait 130 m2 à 116 m2 et tu t’es pris 60 000 euros dans la gueule entre-temps.’

Les négociations durent finalement un an et demi. Pendant ce temps, un deuxième enfant est arrivé, puis un troisième. Tiphaine et Benoît ne supportent plus la relation avec le promoteur :

‘Ben c'est-à-dire que c’était toujours formidable et ça allait toujours bien se passer, mais il y avait toujours les délais qui glissaient de trois mois, mais c’était pas grave, il n’y avait aucun problème, au mois de novembre ce serait fini… Ils te font patienter avec un grand sourire en te disant que « tout est formidable ma chérie » et que « ça va être fantastique » et en fait… Finalement, l’opération est sortie, nos amis y habitent depuis un an et demi, des nouvelles personnes ont acheté et il y a des co-propriétaires, le truc est magnifique, enfin c’était pas du pipeau ! C’est juste qu’être baladés sur les délais quand t’es cinq dans 40 mètres carrés, c’est pas possible. ’

Alors que la vente est une énième fois repoussée, Tiphaine et Benoît, « complètement désespérés », abandonnent le projet :

‘Donc voilà, on s’est dit que là, c’était fini les rêves de Belle au Bois dormant, qu’il nous fallait un truc pour pas que la famille éclate faute de mètres carrés. […] Oui, on a été à cinq pendant sept mois, dans 40 mètres carrés ! Donc c’est pour ça que c’était… tout ce qui comptait c’était de l’espace, quoi. Et donc du coup on a fait un petit tour sur Seloger.com ce dimanche soir, complètement désespérés, en disant ça fait chier ce projet de loft, on est baladés par des promoteurs plus ou moins honnêtes, c’est pénible, ça va jamais se décanter.’

Contrairement à Julien ou Rémi qui supportent des variations de délais et les interlocuteurs louches, Tiphaine et Benoît ne sont pas disposés à mener la transaction jusqu’au bout. En outre, contrairement aux autres enquêtés, leur budget, quoique important, n’est pas extensible et représente un taux d’effort très important. Dépités, ils achètent donc en trois jours un appartement moins cher et fonctionnel et, avec l’argent économisé, y font d’importants travaux pour le personnaliser :

‘Comme l’appart était assez banal – c’était un appart neuf, avec des standards de pièces modernes, enfin… tu vois, on allait emménager dans un loft, un truc un peu atypique avec du charme et tout, on s’est retrouvés dans un appart, genre appart-témoin chez Nexity, et du coup on s’est un peu lâchés sur la qualité des sols, des peintures, on avait réisolé en chanvre, on avait mis que de la peinture écologique, on avait acheté du grès cérame pour le rez-de-chaussée… c’était des travaux super coûteux. Donc là on a un peu cassé la tirelire.’

Finalement, après quelques mois dans l’appartement et après avoir découvert les ressources immobilières montreuilloises, Tiphaine et Benoît forment un nouveau projet : « un projet de maison un peu plus fou, où il y a beaucoup de travaux, où du coup on peut se laisser le temps de le construire et tout » ; ils achètent en 2008, via une agence et à prix fort, une vieille maison dont la conversion sera plus appropriée à leurs ressources. En effet, l’achat se déroule dans des conditions claires et avec des interlocuteurs classiques, dans les délais habituels ; de plus, la maison est certes très vieille mais elle est habitable presque immédiatement et la famille peut s’installer rapidement (il faut malgré tout consolider les fondations et créer des salles d’eau et la cuisine). Il n’y a donc ni interlocuteurs « à moitié honnêtes », ni incertitude sur les délais ou l’issue de la transaction. En revanche, Tiphaine et Benoît prévoient d’y faire d’importants travaux, mais en prenant leur temps.