3. Les « convertisseurs » : des agents sur un marché de « biens singuliers »

Dans les cinq cas que nous venons d’exposer, le caractère « non aléatoire » des modes de constitution et de renouvellement d’une population locale apparaît clairement :

« Sans même parler des mutations successorales ni des occupations gratuites qui traduisent diverses formes de solidarité entre les générations, les transactions marchandes sont souvent canalisées par de multiples dispositifs de filtrage qui, au-delà des préférences et des contraintes des candidats, font intervenir les réseaux locaux et aussi les catégories adoptées par les acteurs en présence dans leur perception d’autrui. L’échelle micro-locale […] fournit les moyens d’approcher dans leur complexité ces phénomènes de circulation et d’immobilisation dans l’espace urbain, à la jonction des projets individuels, des contraintes matérielles et juridiques associées aux lieux ou aux types de parc immobilier, et éventuellement de l’intervention de divers acteurs institutionnels. » (Grafmeyer, 1991, p. 25)

Le Bas Montreuil de la fin des années 1990 et du tout début des années 2000 offre encore un certain nombre de locaux industriels désaffectés ; la demande de tels biens existe également. Mais, nous venons de le voir, la rencontre entre cette offre et cette demande n’a rien d’évident. L’espace social et économique de ces transactions apparaît comme une construction sociale complexe et éphémère reposant, comme dans les quartiers lyonnais étudiés par Y. Grafmeyer, sur un ensemble de médiations particulières. La sociologie économique peut nous aider à mettre en évidence ces médiations et à saisir les conditions de possibilité de ces transactions. Caractérisé par la forte incertitude qui pèse tant sur la qualité des biens que sur la faisabilité des transactions, le marché des locaux industriels désaffectés peut être analysé comme un « marché de singularités » (Karpik, 2007), qui plus est inséré dans un cadre institutionnel complexe laissant place aux jeux stratégiques.

Dans un premier temps, nous mettrons en évidence les « médiations concrètes » des transactions réalisées par l’ensemble des convertisseurs que nous avons interrogés, c'est-à-dire les ressources de tous ordres qu’ils ont mobilisées et les relations sociales dans lesquelles leurs acquisitions-transformations étaient enchâssées. Puis nous proposerons de considérer le processus de gentrification comme la mise en place d’un marché de singularité, dans laquelle les gentrifieurs « convertisseurs » jouent un rôle central.