Quasiment tous nos enquêtés arrivés dans le Bas Montreuil avant 2000 ont été orientés dans le quartier et y ont trouvé leur logement grâce à l’entremise de quelqu'un de leur entourage. Les relations interpersonnelles semblent ainsi avoir été fondamentales dans l’activation de ce marché immobilier local.
Dans un premier temps, les « pionniers » on été attirés dans le Bas Montreuil par un bouche à oreille qui empruntait principalement des circuits professionnels. Les décorateurs jouent un rôle important à l’origine de ce processus : intéressés par les grandes surfaces peu chères où ils peuvent fabriquer et entreposer de vastes décors, ils sont parmi les premiers à repérer les usines désaffectées ; certains s’y logent, malgré des conditions matérielles précaires. Travaillant pour le cinéma et la publicité, ils les font découvrir aux autres professionnels de l’audiovisuel, que la mairie cherche à la même époque à attirer. Les circulations entraînées par ces premières installations donnent l’idée à des ménages plus « installés » travaillant dans ce milieu qu’il est possible de s’y loger en couple ou en famille pour très peu cher. Dès la fin des années 1980, Irène, administratrice dans un théâtre, Martine, sculptrice et décoratrice ou encore Rémi, chef-opérateur, entendent ainsi parler du Bas Montreuil par leurs réseaux amicaux et professionnels. Des « pionniers » informent, par leurs expériences, des possibilités immobilières offertes par le quartier – surface, prix, esthétique ; ils démontrent qu’on peut acheter à un entrepreneur industriel un local d’activité, qu’on peut en faire une salle de répétition, un logement, un jardin (Edith) ; qu’on peut faire renoncer la mairie à ses velléités de préemptions (Marc) ; que la « banlieue » n’est pas si loin de Paris et offre des jardins à proximité du métro (Irène). En outre, ils forment une présence visible qui modifie déjà la teneur d’un tel choix résidentiel.
A la suite de ce premier mouvement, les « convertisseurs » sont tous aiguillés dans le quartier par des amis ou des collègues (cf. tableau 6-1, infra). L’importance de ces recommandations se lit d’autant mieux que beaucoup d’enquêtés ont d’abord eu une très mauvaise impression lorsqu’ils sont venus à Montreuil pour la première fois ; on l’a vu dans les cas de Julie, de Noémie (cf. 2.3 et 2.4) : c’est vraiment la présence de pairs qui leur ont conseillé le quartier ou leur y ont trouvé un logement qui les incite à passer outre leurs premières impressions. Hugo raconte aussi avoir eu l’impression d’aller au « bout du monde », mais il ne rebrousse pas chemin puisque le quartier lui a été recommandé par des amis ayant fait à Malakoff le type d’opération dont il rêve :
‘ Et Montreuil, tu connaissais déjà ?Hugo et sa compagne se fient aux goûts et aux informations de « convertisseurs » ayant réussi leur opération ailleurs. Lilas aussi indique bien qu’elle n’était pas attirée par Montreuil mais savait par des amis qui y habitaient qu’elle et son conjoint pourraient y trouver une maison dans leurs prix. De même, Jean suit un ami :
‘Donc on s’est décidés à acheter une maison proche de Paris. Une maison avec jardin. Après, il fallait trouver quand même le bon plan, parce que financièrement c’était pas… Et puis… bon ben voilà, on s’est dirigés vers Montreuil parce qu’on avait déjà un copain qui avait une maison dans le coin, et puis c’était une bonne distance, pas très loin, un jardin… donc la distance est vraiment idéale, quoi.Dans quelques cas, ces amis déjà sur place assurent une veille et signalent à nos enquêtés les biens avant qu’ils ne soient mis sur le marché. Tous s’en remettent au milieu d’interconnaissance et obtiennent des informations de façon informelle. Autrement dit, pour acheter un bien à rénover ou à transformer dans le Bas Montreuil, il est plus important d’être entouré de gens comme soi que d’agents immobiliers et de notaires. Martine a ainsi bénéficié d’un « dispositif de jugement invisible » (Karpik, 2007) particulièrement étoffé. Elle a d’abord connu le Bas Montreuil par son activité de décoratrice. Elle a ensuite suivi le déplacement de ses réseaux d’amis, surtout des architectes, vers Montreuil. A la fin des années 1990, elle est véritablement attirée dans le quartier par un couple d’amis qui lui indique une maison à vendre à côté de chez eux.
‘Nous on n’a pas cherché ; c’est qu’on avait des amis qui habitaient dans le quartier, qui avaient une petite maison qu’ils avaient acheté vraiment pas cher, avec un tout petit bout de jardin ; donc eux ils avaient déjà tissé un réseau de connaissances, de voisins, et tout ça. Donc on venait souvent chez eux. Et un jour, ils nous ont dit « il y a une maison à vendre, juste dans le prolongement de la nôtre mais qui donne sur une autre rue, c’est vraiment pas cher, venez voir ! ». A la fois, elle était super pourrie, et… mais il y avait un grand jardin et un atelier.En outre, la présence de ces amis leur permet de savoir tout de suite dans quelle mesure la maison sera transformable :
‘On a un peu hésité parce que c’était, il y avait quand même 36 m2 habitables !Martine s’installe donc en 1999 dans un environnement résidentiel où les incertitudes sont largement minimisées. Ses connaissances et relations lui ont permis de décider très rapidement d’acheter la maison, avant même qu’elle soit officiellement mise en vente, ce qui lui épargne en outre des frais d’agence (elle acquiert cette minuscule maison sans salle d’eau et sans chauffage mais avec un jardin et un atelier pour 85 000 euros).
Ces « convertisseurs » vont à leur tour faire venir leurs amis : « après, on préfère avoir des voisins qu’on connaît que des voisins qu’on connaît pas », indique Luc qui, s’étant installé avec un groupe de huit personnes dans une ancienne usine, « branche » des copains sur l’usine contiguë368. Julie fait aussi venir ses deux meilleurs amis, l’une en rupture conjugale, l’autre de retour de l’étranger ; non seulement elle leur donne une image avantageuse du quartier, mais elle leur trouve des logements disponibles. La gentrification du Bas Montreuil s’alimente donc pendant plusieurs années par le bouche à oreille au sein de ces réseaux de pairs, qui se savent partager les mêmes goûts, les mêmes contraintes et les mêmes ressources. Aller là où on a des amis n’est pas seulement rassurant quant à la pertinence du choix, mais aussi parce qu’on n’est pas le seul à faire ce choix. Cela offre en outre quelques garanties quant à la vie relationnelle que l’on pourra avoir sur place. On peut noter que les intermédiaires mentionnés ne sont jamais des membres des familles des enquêtés ; ce sont toujours des amis, rencontrés le plus souvent dans le milieu professionnel (audiovisuel, arts plastiques, architecture, graphisme, photographie). Il nous semble que le même effet de « bouche à oreille » s’était produit dans les Pentes de la Croix-Rousse dans les années 1970 (Bensoussan, 1982), de même que dans le quartier Saint-Georges (Authier, 1993), l’information ayant cette fois davantage circulé par les réseaux militants et étudiants.
A partir de 2002 seulement (dans notre échantillon du moins), arrivent des gentrifieurs qui n’ont pas de connaissances personnelles dans le quartier mais sont attirés par son image, sa réputation (Alice, Tiphaine et les locataires Samuel, Simon, Benjamin). Celle-ci est progressivement alimentée par les articles de presse. Les efforts de la mairie en termes d’image semblent également porter leurs fruits : Alice est ainsi déjà venue pour des festivals de théâtre pour enfants qu’elle avait appréciés ; Tiphaine a entendu parler de Montreuil à propos des murs à pêches. Mais le contexte a entre temps changé et certaines informations diffusées par les réseaux de convertisseurs sont désormais périmées ; ainsi Lilas, qui est photographe, se présente dès son arrivée à la mairie pour obtenir un atelier :
‘Ca, c’est le truc qui m’avait attirée, effectivement, parce qu’à cette époque-là, il y a encore cinq ans, Montreuil était devenu un endroit où tous les artistes allaient. […] On nous disait que le maire de Montreuil trouvait des ateliers et tout ça, et en fait, au bout d’une semaine quand on est arrivés ici, j’ai pris rendez-vous à la mairie qui m’a dit « mais attendez, tout ça c’est terminé, quoi ». Il n’y avait plus d’argent… (Lilas)’Ces « suiveurs » recherchent des biens plus standardisés et surtout ont des critères d’évaluation plus classiques : ils comparent les biens visités aux prix moyens au mètre carré, se réfèrent aux classements institutionnalisés, etc. Pour trouver leur logement, ils passent désormais par des intermédiaires plus classiques (petites annonces, agent immobilier, promoteur) qui commencent en effet à leur tour à entendre parler du quartier. La diffusion du paradigme de la gentrification joue ici un rôle également important. Ce phénomène, les « convertisseurs » le connaissent en général très bien ; par exemple, Martine analyse spontanément l’installation de ses amis architectes, plasticiens, décorateurs à Montreuil comme une extension du processus de gentrification venu de la Bastille :
‘Et puis aussi, tout ce qui s’est passé, tout le changement à Bastille, ça a fait, ça a aussi fait déplacer des populations vers Montreuil, vers cette banlieue-là. Dès que c’est devenu super bourge, Bastille, les gens ils ont bougé ! Plein de gens qui cherchaient des ateliers sont venus ici, parce qu’il y avait des lieux… bon, limite un peu… limite insalubres, mais bon : pour un atelier de sculpture, on n’est pas très exigeant ; et pas très cher… (Martine)’Les banquiers, moins insérés dans ces réseaux, sont plus tardivement informés de ces flux de population. Le cas de Julie illustre parfaitement les enjeux liés au passage d’une diffusion de l’information par les réseaux d’interconnaissance à une institutionnalisation et une professionnalisation de ces informations. La période où elle cherche et trouve un bien à rénover, obtient son crédit et signe sa promesse de vente (fin 1999-début 2000) est, on l’a vu, une période charnière en termes de prix et d’activité du marché immobilier. Julie arrive à un moment d’équilibre fragile : elle a besoin que la réputation du Bas Montreuil comme quartier en gentrification ne soit pas encore faite pour pouvoir trouver le bien immobilier qu’elle trouve au prix où elle le trouve ; en même temps, elle a besoin que cette réputation ait démarré pour obtenir un crédit. Avec un apport financier faible comparé à celui de ses acolytes et des revenus très incertains, l’obtention d’un prêt ne s’avère possible que parce que le schéma général de la valorisation des quartiers anciens populaires et la réputation du Bas Montreuil en particulier (comme nouveau quartier « à la mode », où l’on peut faire des affaires immobilières) commencent à se diffuser et parviennent jusqu’aux oreilles des banquiers. Seule une banquière plus jeune et manifestement un peu décalée socialement par rapport à ses collègues a d’ailleurs déjà ces informations.
Ce cas semble aussi révéler que la gentrification de conversion est difficile pour ceux qui, comme elle, sont en ascension sociale, n’ont donc pas d’apport important et ont des revenus faibles ou incertains : l’opération est alors estimée comme trop risquée par les institutions financières dont ils dépendent. Cela met en évidence l’importance des ressources financières familiales des « convertisseurs ».
Date arrivée | Montreuil recommandé par… | Intermédiaires pour trouver le bien | Vendeur | Conseils professionnels | |
Monique | 1985 | Agent immobilier | Entreprise industrielle | ||
Marc et Agnès | 1986 | Groupe MHGA | Entreprise industrielle | Architecte dans le groupe d’habitants. Agnès journaliste spécialisée immobilier » | |
Edith | 1990 | Amie | 1/ Amie 2/ Vigilance, observation |
1/ Vieilles dames 2/ Entreprise industrielle |
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Francine | 1991 | Ami | Ami | Propriétaire local industriel | |
Irène | 1992 | Milieu professionnel (musique, cinéma, théâtre) | 1/ Agent immobilier 2/ Vigilance, observation |
1/ Vieux 2/ Entreprise |
Père professionnel de l’immobilier |
Luc | Frère + réseau professionnel (théâtre) | Réseau amical / professionnel | Propriétaire local industriel | ||
Julien | 1995 | Venu pour son travail (ferronnerie) | Agent immobilier devenu « ami » + voisine | Propriétaires de locaux industriels | Père expérimenté |
Jean | 1996 | Ami | Vigilance + ami | ||
Hugo | 1997 | Amis gentrifieurs à Malakoff | Agent immobilier devenu « ami » | Entreprise industrielle | Père architecte et professionnel de l’immobilier |
Bérengère et Loïc | 1998 | Collègues (musée) et milieu professionnel (photo) | Agent immobilier + employé OPAH | Vieille dame folle via son tuteur légal (qui n’a pas d’intérêt financier) | ANAH |
Martine | 1999 | Amis | Amis | Habitants âgés | |
Julie | 1999 | Amis | Agent immobilier | Propriétaire local industriel | |
Lilas | 2000 | Amis | Voisinage | Vieille dame qui ne montre pas d’appétit financier | |
Rémi | 2002 | Milieu professionnel (cinéma, télé) | Ami | Marchand de bien | Père professionnel de l’immobilier |
Noémie | 2003 | Amis, réputation | Sœur | Irène (marchande de biens non déclarée) | Sœur architecte |
Alice (« suiveuse ») | 2004 | Réputation | Agent immobilier | Gentrifieur en séparation conjugale | |
Tiphaine (« suiveuse ») |
2007 | Ami promoteur immobilier | 1/ Ami 2/ Site Internet 3/ Agent immobilier |
1/ Transaction échouée 2/ Gentrifieurs 3/ Habitants âgés |
Tiphaine est urbaniste. Père d’une amie expert immobilier. Expériences du père de Benoît |
Exactement de la même façon qu’Yves en 1979, quand il cherche une maison dans les Pentes de la Croix-Rousse pour s’installer en habitat groupé autogéré : il en trouve deux d’un coup appartenant au même promoteur et négocie sur les deux pour en repasser une à d’autres membres du MHGA.